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Si vous permettez, je vais vous parler d'amour...

Triomphe et Deuil

Le 15 août 1947, l'Inde est née. Trente années le peuple Indien a lutté pour qu'advienne ce jour tant désiré. Trente années à travers servitudes, prisons, grandes vagues de non-violence. Une longue passion. Trente ans de colère et de rêve. « Quand nous serons libres, de la vieille Inde renaîtra une jeune Inde qui... »
Vient enfin ce jour béni, vient la liberté, monte le drapeau safran blanc et vert. Mais le ciel est noir et voici que ce jour de joie est un jour de deuil. Voici que les sourires ont séché sur les lèvres et l'amertume enflamme les paupières. Car le destin a joué à l'Inde un de ses tours tragiques. Le jour de la naissance est aussi un jour d'adieu et de déchirement. Le 14 août 1947 est né le Pakistan. Découpé dans le grand corps indien, tiré de la poitrine du continent par une opération implacable, ce nouveau pays surgit de l'Inde dans un flot de sang. Tout est séparé, populations, villages, fleuves, communautés. Le Punjab à l'ouest et le Bengale à l'est sont tranchés vifs par le milieu.
Et l'âme indienne se tord de douleur et de rage. Longtemps les couteaux ont volé. L'Histoire n'a jamais vécu un si grand exode. En un jour dix millions d'êtres sont déracinés. La mort est innombrable.
Alors, c'était cela la fête que vous prépariez ? Cette Partition ?
Et cependant, parmi les larmes, quand même une triste joie, puisque nous sommes indépendants.
Pourquoi, comment, par quelle faute, folie, ou nécessité, cette division ?
Tout avait commencé par une seule espérance qui unissait et portait 400 millions d'Indiens de toutes les religions, de toutes les castes, vers le même but.
Puis peu à peu l'arche se fendille, la division travaille l'immense corps, fait craquer les jointures. Un rêve contraire se lève et s'oppose à l'union. Et le rêveur de ce rêve de division est un homme hanté, puissant, inflexible. Un homme taillé dans la volonté, Mohamed Ali Jinnah. Et voici qu'il rassemble autour de lui une partie de la communauté musulmane indienne, voici que Jinnah l'athée appelle l'Islam indien vers une Terre Promise, lui qui ne croit pas en Allah. Le destin jongle avec les cœurs sincères.
Une deuxième histoire vient maintenant traverser la lutte pour l'Indépendance. Les combattants avancent en trébuchant. Leurs propres frères les attaquent. Et c'est une mêlée qui se porte en haletant vers le but.
Si d'abord le rêve ne s'est pas tout à fait cru lui-même, il prend bientôt de l'assurance. En 1940 il entre dans l'Histoire et s'appelle : Pakistan. Il a maintenant un nom, il ne lui manque plus qu'une terre. Et malgré les efforts désespérés des grands leaders indiens (indous, musulmans, sikhs, chrétiens, athées...), tout l'aide à se réaliser : la deuxième guerre mondiale, les aléas politiques, les Anglais trop contents d'affaiblir les Freedom-fighters du Congrès Indien en s'appuyant sur la Ligue Musulmane de Jinnah. Dans la nuit de la guerre, Jinnah va à grandes enjambées. Alors, quand enfin s'achève le conflit mondial, approche l'heure du « Rendez-vous avec la Destinée » dont a parlé Nehru.
Oui, l'Inde vient enfin aux Indiens, mais dans quel état : divisée contre elle-même, blessée, gangrenée, affolée de haine. Et pour la sauver on ne croit plus qu'à l'amputation.
Un seul s'oppose à la vivisection : Gandhi.
Lui, la mère, crie au roi Salomon : ne tranchez pas l'enfant, donnez-le vivant à qui le réclame à tout prix. Mais il n'y a pas de Salomon. L'épée tombe.

 

Epoque de sang, mais époque de cœur

L'histoire qui porte le nom fatal de Partition est en vérité une immense histoire d'amour. L'amour, voilà ce dont il s'agissait au-delà de la politique et de la religion.
Peut-on parler d'amour aujourd'hui, publiquement, haut, dans les sphères publiques, politiques ? Peut-on parler d'amour avec amour et sans dérision à l'époque-télévision ?Non, aujourd'hui l'amour est relégué dans les étroites intimités, interdit en hauts lieux.
Aimons-nous les uns les autres, quel chef d'Etat peut-il se permettre de dire cela ?
Eh bien les Indiens n'ont pas cessé de parler d'amour pendant trente ans et jusqu'au sommet de l'Etat. L'entrée glorieuse de l'amour dans la chose publique en plein XXe siècle, tel est le cadeau qu'à travers Gandhi l'Inde fit à l'univers. Et puisque l'amour avait, grâce au Mahatma, droit de parole et de cité, il s'en donnait à cœur libre. Sur la scène même de l'amour se sont déroulées - bon gré mal gré pour certains - toutes les batailles politiques. On s'est aimé, désaimé, cherché, trouvé, séparé, perdu, agrippé d'amour. Les grands déchirements avaient les visages convulsés des amants haineux.

Les séparations, les régions rejetées de l'Inde, les alliances de partis, les tourmentes des populations, les promesses faites, tenues, rompues, les événements apparaissent avec les figures poignantes et familières de nos passions. Les tempêtes du cœœur, les reconnaissances, les déceptions, les rancœurs, les répudiations, les retrouvailles, tout est là, mais vécu à l'échelle magnifique de l'Inde.
Oui, en ce temps-là, hier à peine, quand l'Occident était tatoué par Hitler, on brûlait d'amour en Asie, et une partie de l'humanité vivait sur cette terre même une époque sublime.

 

Les Chevaliers de l'Absolu

Le trait inouï de cette histoire, c'est qu'en plein XXe siècle ont vécu près de nous des êtres qui appartenaient à des époques spirituelles révolues pour nous depuis siècles et millénaires.
Bibliques et comparables à Abraham sont des hommes comme Gandhi et Abdul Ghaffar Khan, qui ont pour interlocuteurs également les hommes et leurs Dieux. Et comme ils se conforment dans leur vie terrestre à la loi céleste, ils sont parfois aussi incompréhensibles que les étoiles. Et Jawaharlal Nehru, Abul Kalam Azad, Sarojini Naïdu, Vallabhbahaï Patel vivent dans une haute région d'honneur. Suivre leurs aventures, c'est se retrouver devant une Table Ronde indienne. Nul n'est plus petit ni plus grand que l'autre. O âge d'or de la loyauté et du respect !
Mais quand ces personnages, aux âmes taillées dans l'étoffe du mythe, rencontrent la réalité, qu'est-ce que cela donne ?
La sainteté de Gandhi croisant avec le calcul politique ? L'idéalisme de Nehru avec les contradictions historiques, qu'est-ce que cela donne ?
Cette pièce est née de l'Inde. Ce n'est pas l'Inde, elle est seulement une molécule indienne, une empreinte de pas.
C'est une pièce sur l'être humain, sur le héros et la poussière, sur le combat de l'ange et de la bête en chacun de nous.
Il y a là toutes sortes de créatures humaines, des anges, des saints, des femmes, des hommes, des petits, des grands. Et les âmes changent de taille selon l'épreuve.
Mais tout ce que cette pièce n'a pu porter sur son dos humain, je n'en finirai pas de le dire.

Il n'y a pas
Les chameaux qui passent comme des rêves
La vache endormie au milieu de la route
Les petits chevreaux de Durgapur qui cabriolent en plein cœur de l'enfer routier
Les vautours sur la coupole du tombeau de Lhodi Garden
Les dormeurs comme des morts innombrables sur le trottoir devant la gare de Calcutta et certains sont morts
Les trois cents affamés se bousculant comme des oiseaux autour de la marmite de soupe à Nizamuddin et qui nous montrent ce qu'est la faim humaine
Les rats qui passent à travers les cadences exultantes du Kawali
L'enfant sans jambes qui court comme le vent sur ses béquilles sur l'esplanade du Fort Rouge
Les misérables femmes royales qui portent sur leurs petites têtes des pyramides de briques là-haut à la pointe tremblante de l'échafaudage de bambous
Les enfants mystérieusement beaux qui sont comme des larmes tombées des yeux de dieux misérables là-haut
Les corbeaux aussi nombreux que les Indiens
Le passager dans le wagon du train de Bholpur qui demande : et vous, dites-moi, où croyez-vous que Dieu réside ?
Le guru des Bauls dans l'ashram planté parmi les rizières bengalies qui a vraiment compris la pensée de Gandhi
Le très vieil homme assis dans le coin d'une ruelle de Calcutta si petite qu'on ne la voit pas devant une unique boîte de cirage si petite qu'on ne la voit pas, et qui attend qu'un dieu lui envoie un soulier à cirer, cela se produira ou ne se produira pas, et le vieil homme ne mendie pas car il travaille, en attendant, il travaille en attendant personne ou quelqu'un.

Mais tout ce qui n'est pas dit ici, est cependant silencieusement ici, je l'espère. Rien n'est oublié. « Ce qui réellement existe ne peut cesser d'exister »
Tout ce qui ne figure pas ici est devenu la terre murmurante et multitudineuse dans laquelle cette pièce a pris racine et souffle pour s'élever ensuite, pouce par pouce, sur le plateau.

 

Hélène CIXOUS
Extrait du programme du spectacle
Texte intégral en introduction de L'Indiade ou l'Inde de leurs rêves, Théâtre du Soleil, 1987, pp. 11-17 et dans Acteurs, n°53, octobre 1987, pp. 8-9