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Le prix de l'expérience : Contraintes et dépassements dans le travail de groupe

Le Théâtre du Soleil et l'Odin Teatret s'interrogent sur leurs 104 ans de théâtre.

Rencontre publique animée par Georges Banu, avec Ariane Mnouchkine et Eugenio Barba,              au Théâtre du Soleil, le 08 mars 2016


 
 
Ariane Mnouchkine.– (Au public.)Vous êtes les bienvenus, évidemment, mais je suis toujours surprise, je suis toujours étonnée de vous voir, même quand il n’y a pas un spectacle, même s’il y avait quelque chose de magnifique, de délicieux tout à l’heure dans le hall. (Les acteurs de l’Odin avaient accueilli le public en jouant de la musique avec des comédiens du Soleil, tandis que deux acteurs de l’Odin, dressés sur de hautes échasses, vêtus de masques et de costumes, déambulaient dans la salle.) Je suis toujours reconnaissante et étonnée de voir que vous répondez à nos invitations, parfois à nos sommations. Cette initiative, c’est une idée d’Eugenio qui a dit « Puisque nous venons jouer chez toi, il faut que nous fassions une rencontre. » Et nous avons trouvé cela une bonne idée ; et c’est lui qui a tout décidé au fond, du thème, du titre… de tout. Je commence parce que nous sommes sous nos toits, mais d’une certaine façon, le maître de cérémonie de la pensée, le maître de la maison de la pensée ce soir, c’est toi.
 
 
Eugenio Barba. –Je suis toujours très content, parce que je reçois le mérite des différentes initiatives, mais en réalité, c’est Julia Varley[1]et Charles-Henri Bradier[2]qui sont les « anges gardiens » pratiques de nos groupes, et ils ont pensé fêter les cent ans de nos deux troupes. En 1964, Ariane, ici à Paris et moi en Norvège, nous avons fondé ces deux groupes qui ont eu la chance et aussi la persévérance de rester en vie depuis 52 ans maintenant. Nous devions faire une grande fête en 2014, et nous avions dû l’ajourner. Alors, à l’occasion de notre venue ici, Julia et Charles-Henri ont dit « Nous allons réunir Ariane et Eugenio avec tous les acteurs », et on m’a demandé un titre. J’ai réfléchi, j’étais très fatigué ce jour-là, et j’ai dit : « Ah oui, la fatigue de travailler dans un groupe de théâtre »… Mais on ne pouvait pas présenter les choses ainsi ; il faut toujours utiliser la dialectique, alors j’ai pensé : le prix. Oui, le prix, dans un double sens, c’est-à-dire : avoir tellement de personnes qui nous offrent, nous donnent de leur temps et viennent ici pour écouter les acteurs et les metteurs en scène ce soir ; mais aussi le prix, vraiment, la fatigue, l’acharnement, le désir parfois de s’entredéchirer, de foutre à la porte les meilleurs collaborateurs et inversement, parce que travailler en groupe est l’une des plus belles choses que je connaisse, mais aussi des plus “tarissantes”, des plus fatigantes… Mais pour éviter l’anarchie, et donner une espèce d’ordre à cette force qui est, au fond, la plus puissante dans la dynamique de groupe, j’ai demandé à Georges Banu, un vieil ami du Soleil et de l’Odin, de guider cette rencontre.
Donc Georges, maintenant, je mets dans tes mains la responsabilité de la bonne conduite et de la réussite de cette rencontre, et si vous êtes déçus, c’est lui !
 
 
Georges Banu. –C’est une véritable mise en abyme : Ariane dit qu’elle nous accueille, mais que le responsable c’est Eugenio qui renvoie à Julia et Charles-Henri pour finir par dire que c’est Georges qui sera le meneur du débat. Il s'agit plutôt d'une chaîne de confiance.
Pour débuter, je pense partir d’une expérience très récente, l’expérience du voyage. Ariane est allée travailler en Inde, Eugenio a répété à Bali. Ces deux groupes “centenaires” qui se sont constitués et qui dans le temps se sont modifiés, davantage le Soleil que l’Odin, ont beaucoup voyagé. Le voyage fait partie de leur identité. En pratiquant le voyage, on le sait, s'engage la quête de l'ailleurs. Mais on peut s'interroger « Est-ce qu’à force de voyager, on n'affaiblit pas d'une certaine manière les relations avec la terre nourricière, avec le foyer de sa culture ? » Le voyage est évidemment un geste polémique, polémique par rapport à une culture théâtrale, par rapport à une société, mais le voyage est aussi une manière de s'éloigner de ce qui est proche au profit de la perspective d'un point de vue lointain. Comme les maîtres hassidiques,je pose la question : avec les voyages, qu’est-ce qu’on gagne et qu’est-ce qu’on perd ?
 
 
Ariane Mnouchkine. –Tout d’abord, il y a des voyages. Je vais évidemment parler du dernier, non pas seulement mon voyage, mais celui qui a été notre voyage en Inde. Tout le Théâtre du Soleil, je dis bien tout le Théâtre du Soleil : techniciens, bureau, tout le monde, à ma demande, et parfois avec un peu d’étonnement de certains d’ailleurs, mais à ma demande, à mon insistance je dirais, tout le monde est allé en Inde. J’avais plusieurs raisons à cela. Pour les comédiens et les musiciens c’était évident, c’est-à-dire que je voulais qu’ils aient l’occasion de se plonger ou de se replonger dans un certain bain dont nous parlerons peut-être ou pas, mais j’avais envie que pour une fois, ceux qui ne brillent pas sur le plateau mais sont responsables de beaucoup d’éclat à côté du plateau, soient avec nous. J’avais envie de les retrouver, et donc ça a été fait. On l’a fait grâce à beaucoup de gentillesse, de travail, de solidarité des gens à Pondichéry qui nous ont accueillis, ont logé beaucoup d’entre nous, de l’Alliance française, de l’Institut français… Cela a été bricolé, mais bien bricolé, c’est-à-dire qu’on a trouvé un petit peu d’argent ici ou là, etc. Il y a eu beaucoup de travail pour l’obtenir, mais beaucoup de bienveillance, d’initiatives en France et à Pondichéry. Au fond, c’est vrai que j’avais envie de ça et c’était un bonheur, et nous attendions ça, et on allait faire notre École nomade[3], donc on allait partir à douze et les autres nous rejoindraient quinze jours plus tard, et on commencerait à répéter le spectacle.
Et puis, le vendredi 13 novembre est arrivé. Et je me suis demandé si je n’étais pas, je dois dire, complètement folle… Qu’est-ce que cela voulait dire : emmener le Théâtre du Soleil en Inde, après ce qu’il venait de se passer, après l’impensable qui venait de se passer – impensable mais curieusement pas imprévisible. Et donc j’ai oscillé, je dois dire. Je n’osais même pas leur en parler – je me disais « Mais non, on n’a plus le droit, voilà, on n’a plus le droit. On doit rester collés ici à penser à ça, à travailler là-dessus, il n’y a plus d’autres horizons ». Enfin, j’étais paralysée, tétanisée, comme nous tous. Je ne décrirai probablement rien là que la plupart d’entre vous n’aient ressenti. Puis finalement, je me suis entêtée, et sans parler même de mes hésitations aux autres, parce que je ne voulais pas révéler des hésitations chez eux, parce que si nos hésitations s’étaient ajoutées les unes aux autres, peut-être qu’on ne serait pas partis. Donc je n’ai pas demandé, je n’ai pas dit « Est-ce que tu hésites ? » Je n’ai pas parlé, je n’ai rien dit, et je me suis obstinée. Et pourquoi je me suis obstinée, exactement parce que (S’adressant à Georges Banu.), et tu l’as ébauché, je me suis dit : « Il faut aller un peu loin pour voir, pour comprendre, il faut prendre un peu de distance », et c’était la distance du voyage. Quant aux mères nourricières, aux terres nourricières, il faut bien dire qu’en allant en Inde, je savais que nous allions dans une terre qui parfois nous est incompréhensible, même cruelle ; le chaos indien est terrible, mais je savais que nous allions dans un pays qui est pour nous, gens de théâtre, artistes en général mais gens de théâtre en particulier, qui est justement une terre, une mère d’abondance absolue. Donc voilà, alors qu’est-ce qu’on gagne ? Qu’est-ce qu’on perd ? Je ne sais pas ce qu’on a perdu, je ne crois pas. Je t’avouerais que d’abord, je ne me suis pas posé la question comme ça. Je ne sais même pas d’ailleurs ce qu’on a gagné. Je sais qu’on a été très proches les uns des autres, qu’on s’est beaucoup, beaucoup retrouvés, qu’on s’est beaucoup, beaucoup regardés, qu’on a énormément travaillé. Il y avait quelque chose de régénérateur, quelque chose qui affirmait la vie et la vie du théâtre, alors que les événements, comme je l’ai dit, m’avaient fait vaciller. On finit par se demander à quoi on sert, enfin.
 
 
Eugenio Barba. –L’Odin vit dans une petite ville de 25 000 habitants au Danemark, qui s’appelle Holstebro. Donc, nous sommes obligés de voyager afin de pouvoir rencontrer notre public, nos spectateurs. Le voyage est la condition même de l’existence de notre groupe. Le groupe est plus ou moins permanent. Les artistes sont si souvent en voyage, que pour eux, le fait d’aller dans un pays nouveau n’est pas une grande surprise. La vie de tournée, c’est : on arrive dans un hôtel, en espérant que ce soit au moins un trois étoiles, ensuite on va tout de suite dans la salle de répétition pour voir si ça fonctionne, si le plancher est lavé ou si nous devons nous-mêmes le laver. Et ensuite on cherche un restaurant qui va être un peu comme notre maison. C’est ça la vie de tournée. Et ensuite c’est le travail. Il y a eu dans notre jeunesse, dans les années 70 par exemple, des voyages du type qu’Ariane évoquait tout à l’heure : régénérateurs. Lorsque nous sommes allés, par exemple en 1974, dans un petit village de l’Italie du Sud, c’était parce que nous voulions préparer un nouveau spectacle, et on imaginait, moi j’imaginais que le climat, le goût, les saveurs, et aussi les conditions matérielles mêmes – le fait de quitter la sécurité de notre salle, de notre petite salle noire dans laquelle nous pouvons nous enfermer et travailler en toute tranquillité – et au contraire se retrouver presque à l’air libre, entourés de personnes qui ne savent pas pourquoi nous sommes là, se demandant qu’est-ce que le théâtre, comme dans ce village de l’Italie du Sud. Les gens nous regardaient tout à fait étonnés. Donc, c’était un défi et cela a sans aucun doute été très régénérateur, et ça a fait bouger énormément de possibilités qu’en tant que gens de théâtre, nous pouvions réaliser à travers notre profession. Mais maintenant, ce n’est plus cela. Je crois que je peux parler au nom de mes acteurs les plus anciens ; le fait d’aller à Bali – nous avons été tellement de fois à Bali, nous avons fait tant de séjours là-bas – quand je dis : bon, nous allons passer une période de trois semaines à Bali pour travailler, tout le monde me regarde et accepte ce que le metteur en scène dit, naturellement, mais personne ne m’a dit - Pourquoi Bali et pas la Thaïlande ou la Mésopotamie, par exemple ? Simplement pour nous échapper de l’Odin, parce qu’à l’Odin, il est impossible de travailler de la même manière que lorsqu’on s’isole du monde. L’Odin est un lieu où des gens ne cessent d’arriver. Alors, la règle des Bédouins veut que lorsque quelqu’un vient jusqu’à Holstebro, tu dois l’accueillir, tu dois lui parler... Ensuite, il y a énormément d’activités que nous recevons dans la communauté. Il y a tout un essaim de jeunes, de troupes, d’artistes qui travaillent, qui partagent les salles avec nous, de jour comme de nuit. C’est une espèce de ruche d’abeilles et de guêpes en même temps, parce que ça crée pas mal de tensions.
 
Lorsque j’étais jeune, je m’enfermais dans la salle de travail, et je pouvais rester quatorze heures sans être dérangé. C’était possible à Holstebro pour moi. Alors le voyage, ce n’est pas un voyage, c’est une espèce de fuite dans un lieu tranquille. Et pourquoi Bali ? Parce que j’aime Bali, parce que c’est une île, esthétiquement, c’est peut-être le lieu le plus beau que je connaisse. La manière dont les gens, même maintenant en pleine modernité, ont gardé un sens de la beauté me touche, et surtout parce qu’il y a du soleil, et moi je fonctionne au soleil ! (À Ariane Mnouchkine.) C’est pour cela que je suis chez toi !
 
Qu’est-ce qu’a été notre séjour à Bali pendant presque trois semaines ? On se levait à cinq heures et demie du matin et on allait travailler jusqu’à huit heures du soir. Et chaque soir nous allions dormir. Le dernier jour, on s’est dit « Demain on part, allons en ville boire une bière ! » Et c’est ce que nous avons fait, mais une demi-heure plus tard, la plupart d’entre nous sommes allés dormir car nous étions crevés. Je vous souhaite d’aller à Bali travailler comme ça, parce que pendant ces trois semaines, on a vraiment bâti le squelette du spectacle, et on a commencé à voir que quelque chose poussait là, une espèce de battement. Et cela aurait été impossible en restant dans la routine très active de Holstebro.
 
 
Ariane Mnouchkine. –Oui, mais ce n’est pas tout à fait nous ça, tu vois. D’abord, il est vrai qu’il y a une petite fuite. Je sais que quand ils sont à Pondichéry, ils n’ont pas le métro. Ils n’ont pas une heure un quart de transport aller, et une heure un quart de transport retour. Ils n’ont pas – sauf ceux qui les ont emmenés avec eux, mais c’est très différent – ils n’ont pas leurs enfants. Donc, c’est vrai qu’ils étaient beaucoup plus libres, et qu’ils profitaient. Je pense que les comédiens profitaient de cette liberté, de ce temps, ces deux heures gagnées par jour, deux heures, deux heures et demie de gagnées, le soleil aussi en plein hiver, tout cela faisait qu’il y avait une célébration de notre chance.
 
Combien de fois nous sommes-nous regardés en nous disant : « On a de la chance de faire ce que l’on est en train de faire, avec les gens avec qui on est en train de le faire », c’est-à-dire avec de jeunes apprentis comédiens Tamouls qui étaient là, qui étaient tellement – je vais utiliser un mot qui est un peu désuet – qui étaient tellement dévoués, oui, qui se donnaient, qui nous donnaient tout ce qu’ils pouvaient d’attention, d’aide, etc. Je parle de la partie répétition. Avant, il y avait la partie « École nomade » où il y avait cent jeunes Indiens et indiennes venus pour beaucoup du Tamil Nadu, mais aussi des États voisins, quelques uns du Nord mais peu, plutôt Bombay, Bangalore, le Tamil Nadu, le Kerala, Calcutta, voilà. Et là, c’était autre chose, parce que curieusement nous étions là, et peu à peu on se rendait compte qu’ils avaient complètement oublié leur trésor. On était là pour leur rappeler que les sources des théâtres indiens, c’était nos sources. C’était ça que nous avions bu, mangé et désiré, et que eux en particulier – pas tous, parce qu’il y avait quelques personnes un peu plus âgées qui étaient justement très contentes de nous entendre parler de la sorte – mais les jeunes étaient écrasés par la télévision, écrasés à tel point que nous, notre télévision, c’est "génial" à côté. Le travail destructeur de la télévision de certains pays est incommensurable. Donc, il y a eu tout ça, pour nous de découvrir que de jeunes Indiens n’avaient pas de regard particulier pour leur propre culture, leurs propres origines théâtrales, pour leur source, mais que quand il se passait quelque chose sur le plateau… – les comédiens, vous m’aidez là-dessus, les exemples qui vous viennent, il faut parler – quand il se passait quelque chose sur le plateau qui tout d’un coup était du théâtre, mais du théâtre brûlant, du masque, quelques secondes parfois, quelques minutes, mais tout d’un coup : le théâtre était entré ! Le théâtre indien, français, peu importe mais le théâtre était entré. Et alors après, venu du plus loin de leur inconscient, je sentais qu’ils se disaient « Mais oui alors, oui ça ressemble un peu à tel théâtre… » Les Kéralais se disaient « Ah, quand même, le kathakali ! » Et resurgissait comme une fierté et une mémoire des choses qu’ils avaient vues peut-être lorsqu’ils avaient quatre ans, cinq ans, six ans. Ne serait-ce que pour cela, on avait l’impression de leur rendre leurs outils, de leur rappeler que nous étions venus auparavant prendre des outils chez eux, non pas les voler mais les emprunter. Et on croyait qu’on allait continuer, nous, à les prendre, et on a d’ailleurs continué à prendre puisqu’on apprend toujours, mais on s’est rendu compte qu’on ramenait, d’une certaine façon, une petite caisse à outils dont ils n’avaient plus, non seulement conscience mais désir… Au début, nous avons senti un petit moment d’incompréhension, quand on leur racontait que le théâtre traditionnel indien était important dans la formation d’un acteur. Et donc, (Ariane à Eugenio.) pourquoije disais que ce n’était pas tout à fait pareil, c’est parce que toi, tu vis effectivement dans un ermitage qui n’est visiblement pas assez ermitage pour toi-même, mais ici, c’est un peu différent, c’est-à-dire qu’on est à la fois dans une grande ville, et en même temps, je trouve qu’on est privilégié parce que quand on veut fermer le portail et travailler, on le fait, on peut, tout en restant je crois, assez ouverts aux voyageurs qui passent. Je comprends tout à fait ce que tu veux dire, mais au fond, l’outil qu’est la Cartoucherie, l’outil qu’est notre salle de répétition nous permet ces moments de recueillement auxquels toi tu aspires et que tu n’as, tu le dis, pas tout à fait chez toi.
 
Moi je sais que je peux les avoir, grâce au travail de ceux qui ne sont pas dans la salle de répétition d’ailleurs. C’est-à-dire que quand on va dans la salle de répétition, les comédiens et moi, je sais qu’il y a d’autres personnes qui ne viennent pas dans la salle de répétition, et qui nous protègent. Parce qu’ils accomplissent un certain travail, à la fois de protection, ce qui ne veut pas dire d’exclusion, mais tout ce qu’ils font, eh bien nous, nous ne le faisons pas, et on est là et on travaille comme tu dis.
 
 
Georges Banu. –Comme il y a beaucoup de comédiens qui ont suivi Eugenio dès l’origine, ou d’autres qui ont suivi Ariane sur un long parcours, je pense qu’il serait intéressant de leur demander comment ils ont suivi l'itinéraire de chacun des groupes, comment ils se sont définis par rapport à ce qui dure et ce qui change au sein de l'équipe à laquelle ils appartiennent. Maurice Durozier[4] fait partie des piliers du Soleil.
 
Je voulais poser d'abord la question à Iben Nagel Rasmussen[5] présente ici. J’étais très ému lorsqu'Iben, tout à l'heure, s’est approchée de moi et m’a dit ironiquement « Je m’appelle Iben » ; Iben, que je connais et admire depuis quarante ans. C’était comme une scène de vie imaginaire ! Elle est en quelque sorte la figure emblématique, originaire, de l’Odin, et Maurice Durozier, le membre du Soleil présent dans le groupe d'Ariane depuis bien longtemps. La question que je vous pose à chacun est commune : comment avez-vous travaillé si longtemps dans une équipe, comment avez-vous fait front à l'usure et à la fatigue que la durée engendre et comment avez-vous trouvé les énergies pour vous régénérer?
 
(Iben s’excuse de ne pas parler français et demande si tout le monde comprend l’anglais. Eugenio répond « Non. » Ses propos seront traduits par Astrid Grant[6].)
 
Iben Nagel Rasmussen. –Dans les premières années où nous avons commencé à voyager et à être connus, tout était si excitant et nouveau, et nous mangions, nous absorbions les inspirations que toutes les nouvelles cultures pouvaient nous donner ; l’inspiration des différentes personnes, le choc d’aller dans le Sud de l’Italie et de se retrouver dans un contexte social et culturel totalement différent. On a tellement reçu en retour, et cela nous a fait grandir d’une façon différente de celle qui aurait été la nôtre si nous n’avions pas voyagé.
Je crois que la fatigue dont vous parliez s’est, bien sûr, accrue ; elle est sans doute plus grande, plus forte aujourd’hui. Et peut-être pour la première fois, dans le nouveau spectacle sur lequel nous travaillons actuellement, je n’éprouve pas le besoin irrépressible de jouer. Jusqu’à aujourd’hui, j’ai toujours éprouvé l’urgence de faire, d’exprimer ce que je sens aujourd’hui. Et peut-être que je n’éprouve plus autant le besoin pressent de dire des choses en tant que comédienne. Certaines parties du spectacle, c’est comme si je les voyais avec les yeux d’un oiseau, et c’est très drôle bien sûr, parce que le spectacle parle des oiseaux. Il s’intitule Flying.
 
Oui, c’est une fatigue, un épuisement, mais c’est aussi un sentiment de satiété. J’ai un grand groupe d’élèves, vingt-cinq élèves qui me suivent depuis vingt-cinq ans. Et je sens que mon travail avec eux a été, est très important, parce qu’ils vont aller et faire ce que moi-même je ne suis plus capable de faire aujourd’hui. Ils ont l’énergie et la force. Et je crois que je me réjouis encore plus de ce que mes élèves, et aussi mes collègues font aujourd’hui. Et cela a certainement quelque chose à voir avec la vision qu’a l’oiseau dans le ciel.


 
 
Maurice Durozier. –J’aimerais juste ajouter une petite chose sur le voyage. En fait pour voyager, on n’a pas forcément besoin de partir. Lorsqu’on faisait Les Shakespeare, dans les années 80, Ariane nous a fait à la fois plonger dans ce monde de Shakespeare et à la fois dans le théâtre japonais. Et je me souviens qu’elle disait à peu près ça : C’est souvent lorsqu’on place son imagination le plus loin, que l’on arrive à mieux parler de soi-même.C’est une phrase qui m’a toujours accompagné comme un mantra, et au fond, que l’on voyage physiquement ou que l’on s’inspire de sources essentielles du théâtre, pour l’acteur la démarche est la même. Maintenant, la question de savoir comment j’ai vécu l’évolution… Moi je suis heureux au Théâtre du Soleil. C’est souvent difficile je pense pour un acteur, un artiste, de formuler ces choses-là, mais le fait de partager au quotidien, de traverser tout ce que l’on traverse, de travailler, de vivre le théâtre de la façon dont on le vit, c’est-à-dire, on est peut-être quarante maintenant dans la création, et chaque jour au fond, on se pose la question de ce qu’est le théâtre et de ce qu’on va faire, et on est dans une situation où finalement on mêle nos imaginaires, et parfois peut-être, nos inconscients. C’est une chose qui donne énormément de force et d’énergie. Bien sûr, on ne peut pas nier que parfois on travaille tellement que l’on peut dépasser la mesure et éprouver de la fatigue. Mais c’est vrai qu’au Théâtre du Soleil, on a la chance de beaucoup travailler, je pense que c’est le rêve de tous les acteurs de travailler, d’être réellement en scène, et puis après, de beaucoup jouer.
 
Et en fait, on sait que ce rendez-vous avec vous le public va être un moment important, un moment essentiel qui est aussi chaque soir différent puisque chaque soir vous êtes différents, et c’est ça qui nous redonne l’énergie, qui nous nourrit.  C’est l’expérience qu’on vit entre nous et qu’on vous restitue, et ensuite, ce qu’on reçoit de vous qui, au fond, nous comble et nous recharge, nous régénère. Donc, toutes ces années, j’ai vécu des expériences très riches et je dois dire à chaque fois différentes par la différence des aventures, des thèmes qui étaient proposés, et aussi par les changements, l’évolution du groupe même. Parce que même si nous sommes un noyau, que j’ai d’ailleurs quitté un moment, puis je suis revenu, et ce n’est pas pour rien, parce que j’ai dû sentir que là était ma place. Donc, on redécouvre ensemble chaque fois ; chaque jour on cherche à nouveau ce que c’est, pourquoi on est là, pourquoi on fait du théâtre et pourquoi on ne peut pas s’en passer.
 
 
Ariane Mnouchkine. –D’abord, je voudrais dire que ce qu’a dit Iben est extraordinairement honnête, je trouve. C’est très difficile quand même de dire « Au fond, j’ai dit assez, je ne sais plus trop ce que je dois dire ». Je trouve cela extrêmement honnête, même si ce n’est pas encore mon cas, mais je peux tout à fait comprendre ce qu’elle ressent. Je crois que dans la question de Georges, quand il a demandé à Maurice et Iben : « Comment vous avez résisté et comment vous vous êtes régénérés », je pense que c’est une question importante, parce que c’est ce qui est toujours demandé quand quelqu’un s’est dédié à une troupe pendant plein d’années, et c’est ce qui peut courir aussi dans la profession « Oui, mais bon, toujours jouer avec les mêmes »… C’est comme si en amour on se disait, « Oui mais quand même, vivre avec le même homme, ou la même femme pendant quarante ans »… Ca pose des problèmes !
 
Georges Banu. –Ça produit parfois des phénomènes d’usure.
 
Ariane Mnouchkine. –Oui, mais alors justement. Peut-être que le rôle des artistes c’est de savoir lutter contre le phénomène d’usure. Puisqu’on emploie ce mot incroyablement prétentieux de création, ça veut dire que l’on pourrait s’user à faire de la création ; mais la création, elle n’est pas simplement la création d’un metteur en scène qui donne quelques idées à ses acteurs ou les acteurs qui proposent… La création, elle est depuis le matin dans la cuisine, dans la première réunion[7]. Si à ce moment-là, pour les uns et les autres – d’ailleurs cela arrive, des jours où nous ne sommes pas nouveaux les uns aux autres, où nous ne sommes pas frais, où nous ne sommes pas acceptant, où nous ne sommes pas désirant de la journée, ça arrive, – mais le boulot d’un groupe, le boulot d’un chef de troupe, le boulot de ses compagnons, c’est de faire que le matin on soit nouveaux les uns aux autres, et qu’on soit dans une sorte de célébration de la journée qui va arriver. Ce n’est pas facile, je ne dis pas que ce soit facile, mais n’empêche que c’est quand même ce qu’Eugenio a fait, ce que j’ai fait, ce que lui fait (Montrant Jean-Jacques Lemêtre.), ce que Charles-Henri fait… Le matin, il faut travailler, c’est-à-dire il faut être digne de l’idée qu’on avait le premier jour de la création de la troupe, qu’on avait de notre vie. Il faut être digne de ça. Et c’est pour cela que je trouve qu’Iben est profondément honnête ; et savoir s’arrêter effectivement au moment où, non pas où on doute parce qu’on doute toute la vie, mais au moment où on sent que, eh bien voilà, on est au soir… alors en soirée il reste encore de belles fêtes à faire mais bon, il ne faut pas aller trop loin. Donc, je pense qu’à nos âges, aux âges de certains d’entre nous, ceux qui sont comme lui (Ariane touche les cheveux blancs d’Eugenio.), comme moi…
 
Georges Banu.– Comme moi également, nous partageons les cheveux blancs !
 
Ariane Mnouchkine. –Comme toi, mais pas comme eux, (Montrant les jeunes acteurs du Soleil). Il y a des questions à se poser tout le temps, mais je pense quand même que la question que tu as posée qui est une question, je dirais, récurrente posée aux troupes : « Oui mais quand même, vous n’en n’avez pas marre ? » Eh bien oui, il y en a qui en ont marre et ils s’en vont, voilà.
 
(S’adressant à Maurice Durozier.)D’ailleurs, quand tu es parti, tu n’en n’avais pas marre, tu étais fâché. C’est autre chose. (Rires.) Tu étais fâché. Nous étions en crise. Il a eu une crise, et il est revenu. Ça n’était pas qu’on en avait marre. Mais il y en a qui peuvent en avoir marre, et parfois on se dit « Ah lui, il m’enquiquine ! »
 
Comme tu le disais, Eugenio, il y a des tempêtes, mais c’est cela le travail de troupe, voilà, parce qu’après tout, le sujet que Charles-Henri et Julia ont choisi c’est la troupe, c’est comment espérer en l’autre tout le temps, c’est-à-dire attendre des merveilles tout le temps, et je dois avouer que probablement je suis fatigante à cause de ça, mais moi c’est ça que j’attends, au fond, j’attends des merveilles de chacun d’entre eux, tout le temps. Et quand je n’attends plus de merveilles, arrive le cruel moment où je sais que je ne peux plus travailler avec eux. C’est rare quand même, c’est rare et ça doit être dit. C’est cela un groupe, même si on s’engueule, même s’il y a des affinités plus fortes que d’autres… non seulement j’attends des merveilles mais quand elles se confirment, on se dit « Eh bien j’avais raison ! »
 
C’est ça le travail collectif, tous ces mots un peu sévères, un peu politico quelque chose… En fait c’est ça, c’est attendre des merveilles de ceux avec qui ont est, et pourquoi pas aussi de temps en temps attendre des merveilles de ceux avec qui ont n’est pas. C’est ça qui régénère. Alors probablement qu’à un moment, les forces, Comme Iben le disait, les forces physiques, les forces mentales font que, on trouve les merveilles aussi ailleurs, dans des livres, dans des paysages ou sur un bateau… Ça, moi je peux tout à fait le comprendre, mais je pense que la définition même du travail collectif, c’est l’espoir collectif. C’est l’espoir de chaque individu pour les autres individus et l’émerveillement, et qu’en fait, on est toujours surprenant, peut-être surprenant parfois dans sa constance, d’ailleurs. La surprise est aussi dans la constance, dans l’exigence constante, dans le non abandon de ses rêves, de ses promesses. Ça aussi, ce sont des choses que les hommes et les femmes politiques devraient comprendre. Voilà, moi je n’admets pas qu’on dise qu’on ne se régénère pas dans une troupe, parce que ce n’est pas vrai, parce qu’on se régénère, parce qu’on grandit dans une troupe.


 


Georges Banu. –On peut parler avec Eugenio et toi, de cette régénération qui reste liée au fait que le leader lui-même la cherche et l'incarne. (Ariane Mnouchkine fait une moue dubitative.)  Je pense que sans toi, l’équipe ne serait pas la même et ne s'afficherait pas aussi motivée qu’elle l'est aujourd'hui. L'animateur reste essentiel pour les comédiens et cela se confirme par le fait que le plus souvent, les acteurs qui quittent les grandes équipes se perdent, disparaissent. Dans tout collectif s'instaure une relation de réciprocité entre ce que le leader demande et ce que l'acteur donne. Une relation se noue sur la base de la question, et ce par quoi on te répond. J’ai lu une phrase d'Oscar Wilde qui m'a troublé longtemps : Rien de ce qui est essentiel ne peut être enseigné. Elle est vraie surtout en Occident, et moins en Orient où l’on transmet un savoir, un savoir légué et fondateur. Avec le temps, j'ai trouvé une contre réponse qui m'a réconcilié avec l'enseignement – et d’ailleurs, ton intervention la confirme – Rien de ce qui est essentiel ne peut être enseigné, certes, mais ce qui est essentiel c'est la conduite à l'égard d'un art, d'une pratique, d'un travail et, elle, peut être enseignée. C'est ce que toi et Eugenio avez enseigné. Et cette "conduite essentielle" dispensée par le leader guide, anime, nourrit les acteurs ou les épuise. Quand celui qui est censé être un leader apporte cette énergie, cette dévotion, forcément, soit on capitule et on s’en va, soit on reste et l'on respecte cette exigence. Elle est essentielle et elle peut se communiquer, s'enseigner...
 
Julia Varley. –Est-ce que je peux répondre ? Je pensais justement à la fatigue. Lorsque je suis arrivée à l’Odin, le groupe avait déjà douze ans de travail, et je regardais les acteurs, Iben, Roberta, Tage, Torgeir, et pour moi, ils étaient comme des géants. C’était incroyable ! Maintenant, pour des gens qui arrivent et voient l’Odin après cinquante-deux années de travail, s’ils ne sont pas des géants, que sont-ils ? Et je crois que la fatigue vient aussi de la charge de l’histoire. Parce qu’on a cette histoire sur le dos et on doit l’amener avec nous. Et j’avais envie de raconter à Charles-Henri qui devait venir à notre fête et qui finalement n’a pu venir, ce qu’il s’est passé pendant la fête des cinquante ans de l’Odin. Eugenio nous a demandé, avec un esprit provocateur, ce qui fait partie de son rôle, d’enterrer tous les costumes des anciens spectacles. Et vous savez que pour un acteur, détruire son costume n’est pas une chose facile. Ce n’est pas une chose que l’on fait sans y penser, sans ressentir une douleur. Mais Eugenio avait organisé les choses de telle sorte que c’étaient des enfants qui prenaient les costumes, puis les mettaient dans un trou creusé dans la terre.
Nous avons présenté les scènes de tous nos anciens spectacles, et ensuite, tous ces enfants qui étaient des enfants du Kenya, de Bali, du Brésil, d’Italie, sont venus et ils avaient un sourire tellement grand sur leur visage, parce qu’ils n’avaient pas la charge de l’histoire. Pour eux il y avait seulement l’amusement de prendre les costumes, les chaussures, les drapeaux et tout le reste, et pouf,les jeter dans la terre. Et qu’est-ce qu’on a fait après ? On a rempli les trous de terre, puis on a construit une balançoire, et on s’est dit « Ça c’est pour le futur, c’est pour les enfants qui viendront après nous ». Mais moi à présent, j’ai l’impression que c’est nous, l’Odin, qui jouons sur cette balançoire. C’est comme si nous étions arrivés à un moment de notre histoire où nous ne sommes plus aussi responsables que nous l’étions lorsque nous avions trente ou quarante ans. Nous sommes sortis à l’extérieur et on commence vraiment à jouer comme des enfants. Et je crois que c’est là que nous trouvons la force de continuer, malgré la fatigue de l’histoire, parce qu’on s’amuse aussi.
 
 
Georges Banu. –Alors, aussi bien l’Odin Teatret que le Théâtre du Soleil continuent à travailler, à créer des œuvres théâtrales. Ce qui relie ces deux grandes équipes, bien que différentes, c’est qu’elles proposent des spectacles, et non pas des mises en scène qui sont parfois, comme le dit Ariane, mais pas toujours, des "lectures debout en costumes". Donc, ce sont des spectacles qui affirment une signature. La signature est collective en général, mais au début, qui prend la décision ? Est-ce que c’est une décision commune, est-ce que c’est une décision personnelle du leader ? Au fond, ce qui est frappant, c’est que vos spectacles sont des spectacles qui interrogent le monde, des paraboles qui explorent la condition de l’être, ils ont une dimension de groupe tandis que les textes que vous publiez et les interventions que vous faites sont fortement formulés à la première personne. Donc quand Ariane parle, elle parle à la première personne de son rapport au théâtre ; on reconnaît cette affirmation sur le plateau, mais le sujet, le champ du spectacle à venir est-il choisi ensemble, à quel moment, au nom de vœux individuels ou collectifs ? Quand Eugenio écrit, c'est lui qui parle mais quand s'engage le projet d'un spectacle, est-ce lui seul qui décide ? En accord avec l'Odin ?
 
Eugenio Barba. –C’est toujours moi qui prends la décision de faire un spectacle, jamais mes acteurs. Je les réunis et je leur dis que j’ai pensé à faire tel spectacle, le commencer à telle période, et probablement le terminer à telle autre. Je leur explique certaines choses, et tout le monde se met à travailler. Cela dit, il est très important dans un groupe, de créer une réalité parallèle que le metteur en scène ne peut pas gérer. C’est l’un des facteurs fondamentaux à la survie de l’Odin. J’ai toujours pensé à préparer un acteur non comme acteur mais comme chef de bande. Tout mon projet a été non pas un projet artistique mais un projet politique. Alors j’ai préparé un acteur de manière à ce qu’il puisse devenir un leader. C’était ça ma vision. Quand tu quittes l’Odin, tu dois être un leader, quelqu’un qui sait conduire des hommes, qui sait motiver des personnes ; aller au-delà de ses possibilités, de ce qu’ils croient pouvoir faire. Alors quand ils restent à l’Odin, il est très important après les trois, quatre premières années où ils doivent apprendre à donner le maximum, de découvrir que la fatigue est là, mais que l’on peut travailler avec la fatigue, et que non seulement on peut travailler avec la fatigue, mais ils découvrent que la fatigue devient une sorte de camarade au quotidien qui n’empêche aucunement d’atteindre des résultats. Ça, je le sais parce que j’ai travaillé à l’usine et comme marin. On était très fatigués, mais on travaillait, et on obtenait des résultats. Et c’est cela que nous avons appris : travailler avec la fatigue d’un côté, mais en même temps à un moment donné, décider de ce qu’on appelle l’entrainement, c’est-à-dire l’apprentissage ; un apprentissage qui ne se termine pas et que l’on veut continuer. Alors il faut commencer à l’appliquer de manière individuelle et s’éloigner de ce que l’on a appris. Et il est fondamental de pouvoir dévier et aller dans une tout autre direction. C’est ce qui s’est passé à l’Odin. Chaque acteur, après trois, quatre ans, a commencé à préparer ses propres spectacles, ses propres démonstrations de travail où je n’interfère pas. Ou alors parfois, ils viennent me dire : « Veux-tu voir ce que je suis en train de faire et me donner quelques conseils? » Ainsi, chacun d’eux a tout un royaume à lui où il peut utiliser le prestige de l’Odin, et la force que seuls ils n’auront pas pour, comme Iben, avoir un groupe de vingt-cinq élèves pendant vingt-cinq ans, ou faire un festival de femmes comme Julia, ou comme Kai, prendre le petit village où il habite et le transformer en un village laboratoire. Chacun de mes acteurs est metteur en scène et pédagogue, et a des projets tout à fait farfelus dans lesquels je ne suis pas impliqué, et qui leur prennent beaucoup d’énergie. C’est cela, dirais-je, ma fierté, mais aussi ma disgrâce, parce que quand je les réunis dans la salle de travail, ils pensent « Dans deux mois j’ai un festival où vont venir quarante groupes de femmes et je dois résoudre ça, ça et ça… » Et donc moi, je dois les prendre et les emmener à Bali, où l’internet ne fonctionne pas… C’est ça aussi l’un des aspects de ce voyage à Bali. Roberta devait chercher des personnes pour faire un projet spécial, et Kai est en train maintenant d’organiser toute une biennale dans son village. Mais c’est aussi cela, cette sorte de dialectique où il y a une force centripète, c’est-à-dire le metteur en scène qui décide : « On va faire ça », et il essaye de motiver tout le monde pour aller au bout de ce projet ; et en même temps, une force centrifuge qui permet à chacun de déchainer sa propre individualité, souvent en dépit et contre les valeurs ou les normes de la force centripète.
 
Ariane Mnouchkine. –Nous, ce n’est pas tout à fait comme ça. (Rires.)D’abord, je trouve cette idée d’enterrer les costumes… je la trouve détestable, première chose. Je la trouve sadique. Je ne t’aime pas d’avoir fait cela. L’autre chose, en revanche, c’est que la plupart du temps, et pour ainsi dire toujours, c’est moi qui propose la vision d’un prochain spectacle, mais contrairement à toi, j’ai extrêmement besoin de sentir que ça les enthousiasme. Il est arrivé une fois ou deux où ça les a intéressés, mais pas plus, et j’ai remballé ma proposition. J’ai besoin de sentir que, au moment où je leur parle d’une idée, il y a comme ça – tu parlais d’enfants, Julia – mais tout d’un coup effectivement, dans notre foyer, on dirait, au bout d’un quart d’heure ou vingt minutes que je parle, quand la proposition est vraiment reçue, tout d’un coup ça devient comme une cour de récréation, c’est-à-dire tout le monde parle en même temps, tout le monde rie, tout le monde crie, tout le monde imagine déjà des choses, tout le monde se moque, voilà. C’est une proposition. Alors c’est vrai qu’elle est venue de moi, toujours, mais pas parce qu’il y a une interdiction, parce que c’est ainsi. C’est venu comme ça. Maintenant c’est vrai qu’ils ont, je sais ce n’est pas secret, ou parfois ça l’est d’ailleurs, ils ont d’autres choses, surtout quand on ne travaille pas, mais c’est quand on ne travaille pas. Quand on ne travaille pas, ils font des choses ailleurs et pour eux, etc. Ils ont des projets. Mais c’est vrai que quand on commence à travailler, quand commencent les répétitions du prochain spectacle, ils n’ont plus, je ne l’aurais pas non plus, ils n’ont plus la place pour faire autre chose que préparer le spectacle qui va être présenté. Cela, je n’arriverais pas. Savoir que Duccio[8]pendant qu’on répète – alors qu’il a fait plein de choses pendant qu’on ne répétait pas – mais pendant qu’on répète, ça me serait très pénible de savoir qu’il a une partie de son cœur et de sa conscience ailleurs. Là, oui je sentirais je crois, une infidélité. Alors que je suis au contraire, comme toi, très fière et très contente de voir que quand le Soleil n’est pas en pleine activité, il y a plein de choses qui se font.
Mais est-ce que l’on peut parler de cette fatigue. Parce que nous aussi nous sommes fatigués parfois, comme tous les gens qui travaillent, on est fatigué, voilà. Et puis quand on devient vieux, on est plus vite fatigué. Mais moi, parfois, j’aimerais bien qu’on analyse cette fatigue. Est-ce que c’est notre troupe qui nous fatigue, ou est-ce que c’est cette impression que nous vivons en ce moment, et qui est, je l’espère momentanée, cette impression d’impuissance ? Moi, en ce moment, plus que fatiguée – alors que bon, voilà, je viens d’avoir 77 ans donc je suis âgée, et j’éprouve la fatigue que les gens âgés éprouvent – mais je me dis, je ne vais pas mettre ça sur le dos du travail avec mes amis, parce qu’au contraire, je pense que c’est le travail avec mes amis, et quand je ne travaille pas avec eux, ce sont les conversations avec eux, ce sont les indignations, les colères que nous partageons qui me régénèrent. Moi, je pense que c’est le monde qui nous fatigue. Je pense que nous vivons une période, et beaucoup de gens partagent ce sentiment ici, où on est tellement tétanisés, inhibés, asphyxiés par une question qui est : Quoi faire ? Que devons-nous faire ? Comment faire ? Comment empêcher ? Comment au contraire, faire advenir ? Je pense que c’est cette question qui nous met, je suis sûre beaucoup d’entre nous dans cette salle, souvent au bord des larmes… On sent qu’on a la poitrine oppressée, la gorge serrée parce que nous ne comprenons pas… Je parle de moi là, je parle de certains d’entre nous parce que nous partageons. Pour l’instant, le monde nous devient incompréhensible, il nous devient inatteignable, et nous sommes à une période très sombre et qui se finira, parce que des plus jeunes que nous vont trouver la faille et vont agir. Mais c’est ça qui me fatigue moi, je t’assure (S’adressant à Eugenio.)Ça devient une conversation assez intime, c’est pas mal d’ailleurs, c’est bien… Donc moi, ce n’est pas le Théâtre du Soleil qui me fatigue, même si c’est très fatiguant. Ce qui me fatigue, c’est d’avoir cette impression très culpabilisante de ne pas comprendre les événements, de ne pas comprendre certaines actions, certaines déclarations, de ne pas comprendre que ce que je crois voir n’est pas vu, que les dangers que moi je vois, d’autres les nient, ou les manipulent… et de voir un monde qui ne nous plait pas du tout ! Une amie Israélienne me disait tout à l’heure : « Ce n’est pas le pays que je voulais », mais moi, c’est le monde entier qui n’est pas celui que je voulais. Donc nous, gens de théâtre qui pensons que l’on est utile à ce que le monde se transforme, et qui n’y arrivons pas, il faut bien le dire, pour l’instant, on ne peut pas dire qu’on a fait un monde meilleur… Il aurait peut-être été pire sans doute, mais c’est difficile à mesurer ça… Donc, je pense que cette fatigue – Iben a utilisé le mot de satiété – ça peut aussi être le mot de nausée parfois. Personnellement, c’est ça qui me fatigue. Ce n’est pas travailler avec lui ou avec elle, ou avec lui, ou avec lui (Touchant l’épaule de Jean-Jacques Lemêtre, assis juste devant elle.) Si, d’ailleurs, tu me fatigues de temps en temps (Jean-Jacques opine du chef ; rires d’Ariane et de l’assemblée.)mais c’est le contraire, tu comprends, ce n’est pas de te rencontrer et de parler avec toi (À Eugenio.) ou avec Robert Lepage qui est dans la salle, ou de regarder Robert travailler avec les acteurs. Ça, au contraire, ça me redonne des forces, mais c’est ce monde qui s’avance vers nous et qui est de plus en plus opaque et inadmissible, c’est ça. Et après tout, je continue à penser qu’une troupe de théâtre reste l’équipage, l’outil humain le meilleur pour supporter et résister à ça. Mais ce n’est pas de travailler qui fatigue. Ce sont les murs qui nous fatiguent, c’est la méchanceté qui nous fatigue, la méchanceté… c’est la méchanceté du monde.
 


 
Georges Banu. –Il y a un très beau poème de Brecht qui dit : "Au mur de mon bureau, un masque japonais sculpté sur bois et laqué d’or : effigie d’un méchant démon. Je regarde plein de pitié les veines gonflées de son front : elles révèlent combien c’est dur d’être méchant". En lisant les textes d’Eugenio, en écoutant souvent Ariane parler, je me suis dit qu’au fond, il y a deux aspects : l’aspect qui est unanimement connu, le fait que vous travaillez énormément sur les formes, sur l’Orient, sur le jeu, mais que de l’autre côté – ce qui vous rassemble peut-être – vous cultivez un certain type de langage sur le théâtre. On découvre l’utilisation de nombreuses métaphores qui nous font réfléchir et en même temps prendre la mesure humaine de l’expérience théâtrale à laquelle vous conviez les acteurs. (S’adressant à Ariane.) Pour exemple, ceque tu disais tout à l’heure en empruntant la métaphore du théâtre comme île. Eugenio a utilisé la métaphore du canoë de papier. Les métaphores aquatiques sont fréquentes, et l’autre, d’ailleurs vous l’utilisez tous les deux, la métaphore de l’Himalaya et des efforts de l'ascension. Ce type de discours poétique me semble extrêmement fécond pour les acteurs. Il ouvre l’imaginaire, dégage un horizon, sans bloquer l’acteur par des références soit trop culturelles soit trop quotidiennes. La métaphore témoigne de ce dont le metteur en scène est habité, le rêve de l’Himalaya ou la magie de l’île de Prospero : l'effort de l'escalade ou la résistance de l'île. La métaphore est une invitation au dépassement de soi, à l'engagement vers un au-delà, non pas mystique, mais concret, pratique du théâtre. Peut-être les acteurs peuvent-ils répondre. Est-ce que ce type de discours métaphorique vous aide, vous inspire ?
 
Eugenio Barba. –Mais je n’utilise jamais ce que tu lis dans mes livres, avec mes acteurs. Et s’ils n’ont pas lu – et je sais que certains de mes acteurs n’ont pas lu tous mes livres – ils vont entendre parler de l’Himalaya et se dire : « Mais Eugenio ne parle jamais d’Himalaya avec nous » !
 
 
Georges Banu. –Moi j’ai posé la question parce qu’ils sont là.
 
Iben Nagel Rasmussen. –Oh, oh ! Avec Eugenio, il s’agit toujours escalader les hauteurs !
 
Eugenio Barba. –Escalader, oui, mais pas l’Himalaya. (Rires.)C’est très différent !
Il y a deux images qui résument pour moi le travail de groupe. L’une est celle du chirurgien. Le chirurgien travaille en groupe.
 
Georges Banu. –L’anatomie, une autre métaphore.
 
 
Eugenio Barba. –L’anatomie. Il y a de la rigueur dans ce que l’on fait, et en même temps, si vous avez assisté à une opération, il y a parfois des moments grotesques, ridicules et même obscènes au sein de l’équipe qui travaille. Il y a cette espèce de concentration absolue d’un côté, tous ensemble. L’autre image c’est l’alpinisme. Parce que tu es relié à l’autre par une corde. Si tu ne veux pas travailler, tu as le droit de ne pas travailler ce jour là, mais tu empêches les autres de progresser dans leur effort quotidien, d’aller au-delà de la paresse qui est notre nature même, et trouver le lieu situé cinq centimètres plus haut, qui pourra, peut-être, te permettre de te déplacer. Si tu ne travailles pas au maximum de tes capacités, tu empêches les autres, et c’est ça qui n’est pas moral pour notre groupe. Tu as tous les droits de ne pas le faire, mais alors, tu peux aller ailleurs. Donc, je parle d’alpinisme, je ne parle pas d’Himalaya. N’est-ce pas ? (Aux acteurs de l’Odin.)Vous êtes d’accord ou non ? (Tage Larsen[9]opine du chef en souriant.)
 
 
Ariane Mnouchkine. –Eh bien moi je parle d’Himalaya !
 
Eugenio Barba.– C’est très bien !
 
Ariane Mnouchkine. –On a le droit de parler d’Himalaya.
 
Eugenio Barba. –Bien sûr, comme d’alpinisme.
 
 
Ariane Mnouchkine. –Mais, tu sais, je pense que les images que me donnent les acteurs et que je m’efforce de leur donner – parce que tu parles du travail, et tu as tout à fait raison – des acteurs qui, tout d’un coup, par souci personnel sont lourds ou paresseux ce jour-là, et c’est impardonnable et ce n’est pas moral, tu as raison – et parfois il nous arrive quelque chose qui est encore pire, c’est que l’on travaille tous, on travaille, on travaille, on travaille et on n’avance pas. (Rires.)Tu connais ça quand même. Ne me dis pas que tu ne connais pas ces moments terribles où tout le monde travaille, je les vois qui suent sang et eau, et moi je suis là et je les fais suer sang et eau, et rien ne vient, et donc c’est ma faute. Voilà. Donc si tu veux, c’est à ce moment-là que vient heureusement souvent l’image bienfaitrice, c’est-à-dire ce qui dénoue. Tout d’un coup quelqu’un, parfois moi quand même mais pas toujours, quelqu’un dit ou fait – et là c’est eux – l’action qui nous sort du cauchemar, c’est-à-dire de l’inhibition, de la tétanie, du non talent, voilà, tout d’un coup personne n’a aucun talent, ni sur le plateau ni sur ma chaise, il n’y a rien. Ça, ça fait partie du travail et c’est à ce moment là d’ailleurs… (Se tournant vers Eugenio.) Ça c’est fatiguant, n’est-ce pas ? C’est ça les moments fatigants. C’est vrai qu’à ce moment-là, quand on parle de l’Himalaya ou d’un cheval étincelant, ou du cliquettement des étoiles, ou du sable mauve au bord d’un océan mystérieux, c’est naïf tu vois, c’est, comment te dire… c’est enfantin, c’est curieux, mais parfois ça ouvre, ça respire… ou bien tu dis à quelqu’un : « C’est un loup ». Je vois Serge[10], je me souviens de ce qu’on cherchait pour Macbeth, les animaux par lesquels il passait, l’animalité, la bestialité… La façon dont son corps, même dans les moments difficiles où au fond, je l’aidais ; je l’aidais parce que je lançais des animaux sur lui, et lui me renvoyait soudainement l’image d’une hyène ou d’un tigre. C’est cela, je pense, dont parle Georges, c’est nous amuser, c’est la balançoire aussi. C’est ça la balançoire dont parlait Julia, ce sont les images, les mots, la musique évidemment, mais la musique pour nous, c’est un pilier, et elle métaphorise aussi. Ce cliquetis des étoiles, c’est Jean-Jacques qui nous le donne. Je n’ai pas toujours besoin – personne n’a toujours besoin de le dire. La chirurgie, c’est drôle parce que moi, c’est le comédien lui-même ou la comédienne elle-même que je compare au chirurgien. Je pense qu’ils doivent inciser tellement profondément quelque part en eux pour aller chercher quelque chose de pas très beau, une passion terrible… Moi par exemple, je ne me sens pas du tout comme une chirurgienne. À un moment donné, on se vantait, on se disait : « En fait, les metteurs en scène sont des sages-femmes », c’est vrai un peu, on accouche, on aide les acteurs à accoucher d’eux-mêmes, on les aide, on ne les fabrique pas. (S’adressant à Eugenio Barba.) Donc, je suis sûre que tu dis Himalaya, en fait. (Rires.)Bon, tu ne dis peut-être pas Himalaya mais je suis sûre que tu dis le mot que tu as dit à Robert à midi, ce petit bout de village…
 
Eugenio Barba. –Chibougamau.
 
Ariane Mnouchkine. –Voilà. Tu dis Chibougamau ! Tu dis aux comédiens : « Mais il va jusqu’à Chibougamau ! » et tu donnes une image !
 
 
Georges Banu. –Il est très émouvant de vous voir tous les deux en train de travailler. Il y a des photos exemplaires, par exemple celle où toi, Ariane, lors de la préparation des Atridestu te trouves à côté des acteurs et, sans entendre tes paroles, on suit ton regard qui leur indique le cheminement à faire vers le haut, vers un sommet, vers un ailleurs. Un metteur en scène qui ne montre pas ce qu'il faut faire, mais désigne la direction à emprunter, comme lors de l'usage de la métaphore, une manière poétique de diriger les acteurs, acteurs-créateurs. Et il y a une très belle photo d’Eugenio qui, au contraire, se tient très près des acteurs, tel un maître de danse proche de ses élèves. Il nous apparaît moins comme un chirurgien, et plutôt comme un chorégraphe, comme quelqu’un qui veut leur dire ce qui lui semble s’écarter du dessin envisagé. Mais on ne peut travailler ainsi que sur fond de confiance, d'entente acquise dans le temps, grâce à la coexistence dans le groupe.
Eugenio, un homme de théâtre comme toi fait des spectacles et écrit. Nous avons une perception double. Je vois tes spectacles, mais je lis aussi tes textes, et pour moi ça se complète. Concernant Ariane, je suis un inconditionnel de ses entretiens qui me permettent, au-delà des spectacles, d'entendre sa voix, de m'imaginer sa gestuelle.
Au fond, cette relation que vous cultivez entre les propos formulés et les visées métaphoriques vous rapproche : vous conduisez les répétitions au nom d'un souci technique, grâce à des indications poétiques et des ouvertures vers l'imaginaire.


 


Eugenio Barba. –Ne nous bagarrons pas sur des mots qui ne sont pas essentiels. Il est vrai que ce qui fait sûrement qu’il y a une grande affinité entre Ariane et moi, c’est qu’on a envie de prendre l’acteur et de l’élever afin qu’il aille au plus haut de ses possibilités. Voilà, c’est ça. Et qu’on l’appelle Himalaya ou autrement n’importe pas.
 
Julia Varley. –Je voulais dire que souvent, les gens viennent nous parler après avoir lu les livres d’Eugenio. Et ce que l’on ne sait pas, c’est que les livres paraissent après au moins dix ans de travail. Quand Eugenio dit « Je n’utilise pas les mots que j’écris », il y a une vérité, il utilise d’autres mots, mais il passe longtemps à travailler, à découvrir, à comprendre, à observer et voir encore et encore, et ensuite il essaie de communiquer à travers ses livres, ce qu’est l’expérience. Mais il est impossible de communiquer cette expérience, alors il invente des métaphores. Les métaphores, c’est la nécessité d’expliquer dans les livres, quelque chose qui prend sa source dans l’expérience que nous vivons dans les répétitions lorsque nous créons un spectacle. Et ça, c’est impossible de le dire si on n’est pas dans la salle. L’autre chose, c’est que la communication d’Eugenio passe beaucoup par le corps. On dit toujours que ce sont les acteurs qui agissent avec leur corps, et que le metteur en scène observe. Mais la communication d’Eugenio avec nous dans la salle de répétition, c’est beaucoup avec son corps, ses tensions, les bonds qu’il fait, sa voix qui explose ou est en retenue… Et c’est par là que l’on ressent la nécessité qui vient du travail, et qui n’est pas une description car on ne peut décrire ce que nous sommes en train de faire. Il y a quelque chose qui va au-delà des mots. Ainsi, les mots viennent lorsqu’il n’y a pas d’autres moyens d’exprimer ce qui passe à travers le travail. Je voulais dire à Ariane, au sujet de la fatigue, qu’aujourd’hui c’est le 8 mars, et je voudrais embrasser toutes les femmes qui sont ici. Très souvent, lorsque j’entends les histoires qui arrivent aux femmes de part le monde, je me sens totalement impuissante, et je pleure, je pleure… Mais après, je sais que je dois répondre à ceux qui me regardent et cherchent un guide, et la seule chose que l’on peut dire, la seule chose que l’on peut faire, c’est de bien faire notre travail. Et je pense que c’est ce que nous continuons à faire et c’est ce qui donne la motivation, non seulement pour nous-mêmes, mais pour ceux qui nous regardent et voient, à travers ce que nous faisons, un espoir. Et de là vient aussi la possibilité de dépasser notre fatigue, aussi face au sentiment d’impuissance.
 
 
Georges Banu. –Il y a une question qu’on peut poser aux comédiens. Vous êtes allés souvent en Orient. Vous avez été en contact avec des maîtres orientaux, mais dans les spectacles, on ne retrouve jamais la reprise telle quelle des formes orientales. En revanche, dans les spectacles il y a des masques sculptés par Erhart Stiefel, qui renvoient à l’Orient, il y la musique de Jean-Jacques Lemêtre, qui mobilise les ressources sonores de l'Extrême-Orient… Comment vous accommodez-vous de  cette mixité ? Est-ce que les acteurs interviennent dans les choix et les références aux théâtres asiatiques ? Est-ce vous veillez à ce que le spectacle n'échoue pas en simple copie des formes orientales ? Je me souviens, quand j’étais au Japon, le grand anthropologue Yamaguchi Masao m’a dit : « Toi tu es comme Eugenio, et non comme les Américains qui veulent devenir Japonais. » Il faisait référence à certains professeurs américains qui non seulement étudient le théâtre japonais mais souvent le singent même scéniquement. Ma question est : y a-t-il des principes, des précautions que vous prenez pour utiliser l’Orient sans qu’il intervienne simplement comme une forme importée ?
 
 
Eugenio Barba. –Tu permets que je te réponde à travers Roberta[11], qui a fait un long séjour au Japon ? Elle a appris le butô, et aussi Iben, qui a fait un séjour à Bali et y a appris des techniques de danse balinaise, puis elles sont revenues à l’Odin. Je ne suis pas porté à utiliser le bûto ou la danse balinaise, surtout s’ils sont le résultat d’un ou deux mois de travail. Si les acteurs ont travaillé quatre ou cinq ans, là je commence à le prendre en considération, mais seulement quelques mois, ce n’est rien. Je me rends compte que pour les acteurs c’est extrêmement inspirant, s’ils sont capables de le transformer. Alors si tu le souhaites, elles peuvent te raconter cela.
 


 
Roberta Carreri. –C’est important de comprendre que j’ai découvert le Japon en 1980, six ans après être entrée à l’Odin Teatret. Ce qui fait que pendant ces six premières années, j’avais travaillé sur l’entraînement de l’acteur avec les copains de l’Odin Teatret, les acteurs plus anciens. De cette façon, j’avais appris à apprendre, comme le dit Eugenio dans ses livres. C’est sur cette base que j’ai rencontré Katsuko Azuma, qui m’a appris quelque chose d’incroyablement important pour moi, c’est d’avoir la conscience de son corps de l’intérieur et non de l’extérieur, non pas ce que font les bras, les jambes ou la tête, mais cette tension qu’il y a dans l’épine dorsale, qui part du haut de la tête jusqu’au coccyx. Cette façon de sentir son centre, son axe, c’était incroyablement important pour moi. Et puis trois ans après, j’ai rencontré le butô qui m’a totalement fascinée, mais de tout ce que j’ai appris de ces maîtres avec le butô, ce qui a été très important pour moi a été d’apprendre le travail avec les yeux, le regard qui va non pas vers l’extérieur, mais vers l’intérieur. Et tout cela est devenu partie intégrante de mon entrainement et présent dans tout ce que je faisais à l’Odin. J’ai appris le nihon buyô, le butô, et c’était une façon pour moi de me renouveler.
 
Eugenio est un maître dans l’art de créer des tremblements de terre, et il a réussi chaque fois à nous mettre dans des situations difficiles qui nous ont permis d’engager toute notre énergie pour "survivre". Et je sens encore maintenant qu’être à l’Odin c’est être dans la mer. Si on arrête de bouger, on coule. Alors, même si on est fatigués, on continue à nager, parce que si on s’arrête, on n’existe plus ! Et cela, après maintenant quarante-deux ans, presque quarante-trois ans à l’Odin, chaque fois que nous commençons un travail sur un nouveau spectacle, je me sens toujours une principiante, une novice. Je ne me sens pas comme ça moi-même, c’est Eugenio qui me fait me sentir ainsi. Il me donne toujours des tâches qui me font penser que j’en suis incapable, un fort sentiment d’impuissance qui fait que parfois on en a marre, mais on continue à nager, parce que c’est la seule façon de survivre. C’était pour souligner l’importance de se renouveler. Alors merci aux tremblements de terre qu’Eugenio provoque et aussi, nous nous renouvelons nous-mêmes en allant au Japon ou en Espagne pour apprendre le flamenco, ou en Afrique pour apprendre les danses africaines, non pas parce que je veux devenir une danseuse de flamenco ou de danse africaine, mais parce que c’est un défi qui me fait découvrir de nouvelles possibilités en moi.
 
 
Georges Banu. –Un discours intelligent comme celui de Roberta nous permet de repenser des situations complexes concernant le dialogue culturel. En écoutant cette intervention je me suis souvenu d'une blague célèbre que j’aime beaucoup et que tout à coup, j’analyse dans une autre perspective : « Papa, c’est loin l’Amérique ? » demande le fils, et le père répond : « Tais-toi et nage. » Elle renvoie à cette idée de l’effort continu malgré la distance qui nous sépare du but. Le but est inaccessible, utopique, mais ce qui compte c’est de continuer l’effort.
 
 
Duccio Bellugi Vannuccini. –Je voulais dire que ce que Roberta a dit, je le ressens aussi très fort. Cette remise en question qui vient d’abord quand même, il faut le dire, de la part d’Ariane qui se remet elle-même en question face à sa capacité, à sa vision du théâtre, à chaque fois. Là, en ce moment, nous sommes dans cette phase créative qui nous oblige nous-mêmes à nous remettre en question. Donc cette sensation, de se dire : voilà, je suis un principiante, comme dit Roberta, nous oblige à faire que finalement on enterre nos costumes, symboliquement. C’est-à-dire, on ne s’agrippe pas à ce qu’on connaît, parce que finalement, on voit bien qu’on ne connaît pas, mais nous avons acquis assez d’expérience pour savoir que voilà, ce sont des étapes à travers lesquelles il faut passer. Et je voulais dire, par rapport aux arts que nous apprenons, les danses, le kathakali, le topeng, la capoeira, ce sont des moyens pour nous, à part quand il y a des choses qui restent effectivement dans le spectacle, car c’est l’histoire du spectacle qui nous amène à ça. Dans Et soudain des nuits d’éveil, nous avions appris des danses tibétaines qui sont restées telles que nous les avions apprises, mais c’est une façon pour nous de travailler ce muscle de l’imagination, ainsi que le muscle de l’imagination physique. Et c’est pour cela qu’on fait ça, c’est pour cela qu’on voyage et qu’on va apprendre ces formes d’art.
 
 
Ariane Mnouchkine. –Je pense que plus les acteurs apprennent des choses, plus ils découvrent, plus ils vont dans la musique, dans la danse, dans le chant, mieux c’est. C’est exactement ce que vient de dire Duccio, c’est-à-dire quand Roberta parlait du butô, qui est formidable, moi ça m’intéresse beaucoup de le voir, mais c’est là où sont nos différences, ce n’est pas un mode d’expression que je demanderais aux acteurs d’aller apprendre, voilà, tout simplement. Pourquoi ? Parce que quand je leur demande « Tu ne veux pas essayer de t’intéresser à ça ? Essaye de voir, voyons ça, allez, partons, apprenons ça. », au fond, je crois que probablement ce sont toujours des outils épiques que je leur demande, c’est-à-dire quand on fait du kathakali, ou quand on fait ce que nous sommes en train de faire et qu’on ne vous dira pas, (Rires.) ou quand on fait ce que moi j’appelais le kabuki imaginaire, c’est-à-dire s’inspirer du kabuki mais c’est complètement imaginaire car, comme le dit Eugenio, nous ne sommes pas des enfants de famille de kabuki, donc il nous faudrait dix ans pour… mais c’est imaginaire, c’est-à-dire que comme des enfants on se dit : « Et si on jouait au kabuki ? » Voilà. Et quand même effectivement, se renseigner, comprendre, savoir, même des choses que l’on n’est pas capables de faire et qu’on ne sera jamais capables de faire, mais au fond, c’est toujours tourné vers le récit, qu’est-ce qu’on va raconter, qu’est-ce que savoir faire celava me permettre de raconter ? Duccio a tout à fait raison de dire que ce sont des stimulations, ces enseignements, ces leçons que nous prenons, ces maîtres qu’ils vont voir pendant qu’ils ne travaillent pas, et que je suis ravie qu’ils aillent voir soit à Bali, soit au Japon, soit ailleurs. Ils y vont, bien sûr pour cultiver leur corps, mais ils y vont pour cultiver dans leur corps probablement le muscle le plus important, et je dis c’est le plus important parce que c’est aussi celui de la compassion. Et c’est l’imagination. Et quand je dis que c’est le muscle de la compassion, je le dis dans le sens noble du terme compassion, c’est-à-dire comprendre l’autre, être l’autre, être capable de savoir, d’imaginer ce que ressent l’autre, ce que ressentent les femmes, Julia en parlait, ce que ressent l’autre. C’est ça aussi ces leçons dont Eugenio dit « Elles ne m’intéressent pas pour le spectacle. » mais comme il le dit, elles sont essentielles pour les acteurs parce que ça les bouge, ça les fait changer d’univers, de musique, de rythme, de gamme, de raga… Parce que quand ils chantent, comme en ce moment, ils ne deviendront jamais des chanteurs indiens ou de chants carnatiques, mais il n’empêche que les efforts d’Emmanuelle[12] font que tout d’un coup, ils comprennent, ils reçoivent d’autres gammes, c’est-à-dire d’autres bases, et ça change. C’est ça après tout, l’éducation dont nous parlons tant. On s’éduque dans nos métiers, Dieu merci, jusqu’au dernier jour, jusqu’à notre dernier soupir. Bon alors après, le butô, eh bien Roberta choisit le butô, nous on choisit autre chose, à notre avis de plus épique, mais on peut se tromper.
 
Jean-Jacques Lemêtre. –Je pense qu’on cherche aussi l’essence, l’origine, parce que en nous, on a tous un petit bout de butô, un petit bout de topeng, un petit bout de ça qu’il faut essayer de trouver au fond de nous, et en plus en rapport avec l’autre. C’est-à-dire, ce sont des clés pour découvrir l’autre, pour connaître l’autre, pour s’émerveiller devant l’autre et recevoir. C’est-à-dire tout d’un coup être comme une éponge, avec cette naïveté de l’enfance. Il y a quelque chose dans la réception de tous ces arts, dans leur acceptation qui pourrait peut-être nous donner une toute petite réponse à qu’est-ce que c’est que la paix aujourd’hui, entre nous, entre les gens du monde, pour les connaître, pour les sentir, pour savoir qui ils sont, parce que, on leur a prêté des choses, ils nous ont prêté des choses, on a perdu les choses qu’ils ont encore, et l’inverse, donc c’est beau de voyager parce que ça aide à retrouver toutes ces essences et ces origines. En plus, il y toutes ces nourritures dont on a entendu les mots spirituel, sacré, religieux, etc. Et il y a aussi la nourriture terrestre. C’est-à-dire que les voyages, ça développe quand même le goût, ça développe la connaissance du vin, la connaissance des bonnes bouffes, etc., et c’est aussi une chose qui fait partie de la vie. Parce que je suis désolé, mais manger, c’est quand même un art que l’on pratique tous les jours de notre vie. C’est aussi par ce petit moyen que la communication peut arriver. On communique parce qu’on goûte, on déguste, on reçoit l’autre.
 
 
Eugenio Barba. –Nous sommes en train de tourner autour d’un problème fondamental qui est celui de l’apprentissage. Non seulement de l’apprentissage mécanique mais de l’apprentissage qui est capable d’éveiller tout un éventail de possibilités qui nous sont données. Le fait d’aller dans une autre culture du corps ; ne pensons même pas à l’Orient, car il suffirait d’aller apprendre le ballet classique ou la pantomime. Là, n’importe quel acteur ou celui qui veut commencer à être acteur se trouve face à une expérience unique qu’aucune personne dans la société ne va faire, c’est-à-dire apprendre par le corps – un apprentissage qui ne passe pas par le concept ou la rationalité mais par l’imitation. L’imitation est fondamentale dans l’apprentissage de n’importe quelle personne, et l’acteur le vit à travers le corps, dans un mutisme, un silence extrêmement riche des possibilités qu’il va développer.
Quand on parle d’inspiration pour l’acteur, c’est important. Ce n’est pas le fait d’apprendre des formes, mais comment se mettre de nouveau dans la situation d’un nouveau né qui essaie de s’élever, de se dresser sur ses pieds. Parce que c’est la première chose qu’on apprend : être debout d’une manière différente, dans n’importe quelle tradition théâtrale. L’acteur apprend une chose, la posture, une posture. Mais qu’il ait une expérience de six ou vingt ans, dès lors qu’un acteur commence à apprendre une autre posture, c’est comme si c’était un tremblement de terre, ou une expérience unique qui est fondamentale, et qui le met face à une question : « Est-ce que ton apprentissage, ton training en tant qu’acteur continue toute ta vie, ou bien le termines-tu après quatre ans d’école théâtrale ? »
 
 
Georges Banu. –Il y a un autre aspect qui est important, surtout pour le théâtre occidental : c’est le rapport au texte, le rapport aux mots. Chez toi, Eugenio, les mots viennent en principe d’ailleurs, des œuvres littéraires, de traités spirituels… Il n’y a pas un écrivain qui t’accompagne, il y a des universitaires avec lesquels tu collabores.  Ariane a pratiqué d'abord la création collective, l’écriture collective, et ensuite elle a adopté comme une sorte d’alternance entre le cheval blanc et le cheval noir, entre le texte grec ou Shakespeare d'un côté, et de l'autre la collaboration fidèle avec Hélène Cixous. Vous adoptez des postures différentes. Comment vous affrontez-vous à cette question quand même essentielle pour le théâtre occidental de la langue, du texte et du mot ?
 
Eugenio Barba. –Pour l’Odin, c’est très simple. À nos débuts, nous étions un groupe norvégien, et un écrivain norvégien écrivait pour nous, et on jouait pour des Norvégiens qui comprenaient tout. Donc, si un de mes acteurs parlait dans un dialecte du quartier haut, dit noble, tout le monde comprenait de quel type de caractère il s’agissait. On pouvait ainsi pleinement exploiter la richesse des nuances de la langue. Mais dès que nous avons quitté la Norvège et nous sommes transférés au Danemark, le groupe est devenu une espèce de Légion étrangère, où nous parlions tous une sorte de langue scandinave que nos spectateurs comprenaient, et en même temps, la première information qu’ils recevaient en écoutant un des acteurs non Danois, au Danemark, était « Ah oui, mais c’est un étranger qui parle ». Ils peuvent présenter Shakespeare ou Tchekhov, mais la première information qu’ils vont recevoir c’est « Oh, qu’il est lourd l’accent de cet Italien ou de cette Chilienne ». Nous avons donc été obligés de chercher une solution. Comment raconter une histoire – parce que le théâtre raconte des histoires – comment raconter une histoire sans passer automatiquement par un texte qui te fait comprendre. Alors, à l’image de quelqu’un qui écrirait une histoire comme Balzac, ou comme Dostoïevski ou James Joyce – nous aussi essayons de composer un spectacle en transformant nos limites en un style qui puisse dire quelque chose aux spectateurs. Encore une fois, ce n’est pas par vocation d’originalité ou par nécessité d’exprimer quelque chose d’important en nous, mais parce que nous sommes des invalides, nous sommes des handicapés qui, en réalité, ne devraient pas faire du théâtre, parce qu’ils ne peuvent pas parler, communiquer avec les spectateurs. (Rires.)
 
 
Georges Banu. –Il y a peut-être une petite parenthèse, c’est une stratégie extrêmement subtile que l’Odin a pratiquée à un moment donné, celle de jouer dans chaque pays un second texte traduit, parfois mal dit, mais chaque spectateur l'assimilait à une forme de courtoisie, à un dialogue souhaité...
 
 
Eugenio Barba. –Je proteste ! Pas "mal dit" ! On a sué, transpiré, blasphémé, juré énormément pendant un mois pour apprendre le français que vous allez écouter demain. (Rires.) Deux mois ! (Dit Iben.)
 
 
Ariane Mnouchkine. –Le problème est légèrement différent pour nous, parce qu’on a commencé en France et continué en France. En même temps, il y a quand même au sein du Théâtre du Soleil, vingt-quatre, vingt-cinq nationalités, je ne sais pas combien nous sommes en ce moment de nationalités, donc il y a forcément des accents, et moi j’adore ça. Il y a des accents qui tendent à être le plus léger possible, le plus mélodieux possible, à interférer le moins possible et dans la compréhension et dans le rythme de la langue, dans son articulation, dans sa prononciation, mais il y a des accents. Bon, et moi j’ai appris à m’en ficher. Voilà, c’est comme ça, et je pense que le public qui vient nous voir, fait comme tu le dis, il tique dans les premières phrases, et après, il se dit comme moi, « Eh bien c’est comme ça. ». Et je pense que ça n’handicape pas. Maintenant, il y a ce rapport avec Hélène[13] évidemment. Ce rapport où soit elle écrit la pièce entièrement, soit plus fréquemment désormais, c’est "en harmonie avec Hélène Cixous" ou "mi-écrite par Hélène Cixous". Elle est là, et va me corriger si elle pense que je dis des bêtises, mais ça se décide maintenant, je dirais, pendant la création. En fait on ne sait pas, ni l’une ni l’autre, ce que ça va être ; est-ce qu’elle va tout écrire ou bien seulement la moitié ? Va-t-elle écrire avant, ou après, ou pendant ? (ce qui est le cas en ce moment). Et comment cela va-t-il se faire ? Ça aussi c’est nouveau, chaque matin. Donc je ne peux pas vraiment te répondre plus précisément là-dessus. Hélène, veux-tu ajouter quelques mots ?
 
 
Hélène Cixous. –La seule chose qui me traversait tout à l’heure c’est que, on ne se rend pas compte à quel point écrire pour, avec, dans le Théâtre du Soleil, qui est une expérience tout à fait particulière et unique, sans exemple ; c’est pour la personne qui utilise comme corps la langue, le texte, parce que c’est un corps, il s’agit justement, je reprends ce que disait Eugenio, il s’agit d’imitation, il s’agit de se glisser dans un personnage et de le copier, de le copier avec des mots, de copier du corps avec des corps de mots. Et c’est une expérience qui est une expérience physique, contrairement à ce qu’on pourrait penser, mais ensuite le dessin dans l’espace, il est verbal. Mais c’est très proche de la recherche du comédien. Ce n’est pas du tout une sorte de méditation philosophique, etc. C’est de l’exploration, de la recherche de la singularité d’un personnage. Et donc, c’est très humble, et c’est toujours de l’apprentissage. On ne domine jamais, on suit.
 
 
Georges Banu. –Est-ce que vous avez des questions ? Ce n’est pas une obligation, mais si vous en avez vous pouvez en profiter !
 
Question. –Bonsoir, vous avez énormément parlé de l’apprentissage et du voyage, et de toutes ces choses qui sont viscérales dans vos deux compagnies, et je me suis toujours demandé, parce que je suis costumier et que je travaille aussi un peu de cette façon à mon petit niveau, à quel point vous preniez en compte l’impact énorme que vous avez sur le public. Parce que bien sûr, tout le monde peut voyager et apprendre des danses, mais c’est une volonté personnelle. Ce que j’adore en voyant des spectacles quels qu’ils soient, c’est qu’on me propose quelque chose auquel je ne m’attends pas, que je n’ai pas forcément choisi, et en fait je vais découvrir non seulement le spectacle mais toute la culture et les cultures que vous amenez sur scène et je trouve que c’est un merveilleux moyen de découvrir l’autre et de mieux le comprendre, parce que c’est une expérience de l’autre qu’on n’a pas choisie, et en même temps on a choisi d’aller au spectacle, et on va pouvoir être confronté à une proposition qui vient de quelqu’un d’autre et on s’y ouvre, et ça apporte, je trouve, énormément. Je me demandais si c’était quelque chose de conscient pour vous, ce que le public va recevoir. Merci.
 
 
Eugenio Barba. –En fin de compte, le théâtre c’est le spectateur. On dit « Ah, le théâtre, c’est l’acteur » mais l’acteur peut travailler énormément sur le processus de création, mais s’il n’y a pas le spectateur, le théâtre n’existe pas. Alors cela devient un processus particulier, une espèce de yoga peut-être ou de hobby, je ne sais pas comment l’appeler. Comme metteur en scène, la moitié de mes obligations au début du travail, c’est de stimuler mes acteurs de façon à ce qu’ils ne se répètent pas. Surtout dans un groupe de théâtre, la menace est la répétition, parce que l’apprentissage amène aussi à trouver une espèce d’identité artistique ou expressive, mais cette identité est constituée par des manières de s’exprimer qui deviennent du maniérisme. Donc, en tant que metteur en scène, ma première obligation est de créer des situations qui ne permettent pas à l’acteur d’utiliser le maniérisme ou les manières, et cela dure quelques mois. Ensuite, je change complètement d’attitude, parce que je deviens le ombudsman[14] le protecteur du spectateur. Je me mets à la place du spectateur et je me dis « Qu’est-ce qu’il est en train de faire cet acteur-là ? » Il est en train de bouger, mais ça ne me dit rien. Alors j’interviens de manière très rigoureuse envers l’acteur. À la fin, je peux dire que si je fais un spectacle, je le fais pour les spectateurs. Je le fais en partie pour moi, pour mon propre plaisir, en partie parce que je sens une obligation stimulante en travaillant avec mes acteurs, mais à la fin, c’est pour que des spectateurs puissent en recevoir une certaine énergie ; je l’appelle énergie, qui mette en branle une sorte de dialogue avec eux-mêmes.
 
 
Ariane Mnouchkine. –Je comprends ce que Eugenio veut dire. Pour moi, ce n’est pas tout à fait pareil. Au fond, je pense que nous, nous faisons le spectacle que nous avons envie de voir. Et donc, je ne pourrais pas dire, comme Eugenio, que je pense au spectateur. Je n’ai comme témoin que mes propres émotions, voilà. Je ne peux faire confiance, quand je vois un acteur proposer quelque chose, quand je lui dis « Oui, vas-y ! » ou « non, là tu t’égares », je fais confiance au fait que j’ai la chair de poule, ou que j’ai envie de pleurer ou qu’il me fait rire à hurler, enfin, voilà. Et au fond, je crois que je fais le pari de me dire : « Eh bien ils seront comme moi. »
Moi, je commence à penser aux spectateurs à un moment qui est quand même un petit peu comme Eugenio, « Attention, là je n’ai pas entendu », « Attention, là s’il te plaît, je ne vois pas ses yeux », « Monte un petit peu la lumière », « Attention, ça ce n’est pas clair, ça ne sera pas clair » mais c’est très tard le moment où je commence à penser à vous, à me dire « Oui mais attends, la date est précise là. On l’a entendue ? Quand est-ce qu’il a dit comment tu t’appelais, parce que nous on sait, on a le nom du personnage », mais au fond, même dans Macbeth, il y a des personnages dont le nom n’est jamais dit. Les dix derniers jours, je commence à me dire, il y a ça, ça, ça… et cela devient presque un peu froid, mais avant, je me dis qu’au fond, je suis assise au dixième rang ou bien je me balade, et j’ai les émotions dont je parie que vous les aurez aussi. Mais je ne pense pas à vous pendant ce temps-là.
Alors en ce moment on pense à vous, on pense à vous d’une autre façon parce qu’il y a toutes les questions liées à la sécurité que nous devons mettre au point. Alors on pense à vous, on peut se le dire, on pense à comment on vous ferait échapper, où est-ce qu’on vous cacherait… On regarde ce qu’il s’est passé et on se dit en fait, ça n’arrivera pas ! Mais si ça arrive, qu’est-ce qu’on doit faire ? Et donc là, je me rends compte que je pense aux spectateurs comme je n’y ai jamais pensé. Parce que tout d’un coup, vous êtes des gens qui devrez peut-être courir vous cacher là, éteindre votre téléphone, vous coucher, vous taire, ou au contraire filer par le bois de Vincennes, là-bas. Donc, on est tout le temps en train de penser en ces termes. Mais c’est technique, ça n’est pas artistique. Et en ce qui concerne le spectacle, nous commençons à penser vraiment à vous quand je demande à Virginie[15]« Tu entends bien là ? » et elle me dit « C’est un peu juste. » Voilà, je pense à vous là. Ou bien je vois quelque chose, ou bien je dis à un acteur « Tu sais, cette phrase, au fond, je me rends compte que je la comprends parce que je la connais, mais je crois que je ne la comprendrais pas si je ne la connaissais pas. » Mais c’est très tardif. Sinon, je vous fais confiance, voilà, je fais confiance à mes émotions parce que je n’ai rien d’autre à quoi faire confiance, et je me dis que vous me ressemblez.
 
 


Georges Banu. –Par rapport à cela, une question me vient à l'esprit : vous faites tous deux partie de la catégorie des metteurs en scène qui suivent toutes les représentations. Il y a, à l’inverse, des metteurs en scène comme Giorgio Strehler, qui quittent la représentation une fois le spectacle fini. Patrice Chéreau, qui se dissociait de cette relation avec le spectacle, m’a dit « Je ne pourrais pas avoir ce scepticisme : partir une fois le spectacle fini. J'ai besoin de rester près de lui. »Nous étions à Strasbourg, et Peter Brook dit à Maurice Benichou : « Maurice, tu sais, je suis un peu fatigué, je ne pourrai pas venir ce soir. » Et Maurice Bénichou lui répond : « Ne t’inquiète pas, Peter, on est meilleurs quand tu n’es pas là. » Donc, je vous pose cette question qui vous concerne également : pourquoi êtes-vous présents tous les soirs, pour les acteurs, pour les spectateurs, pour les deux ensemble ? J’ai assisté au Soleil à un moment inoubliable où tu accompagnais à la hâte les deux derniers spectateurs âgés auxquels tu as trouvé, par miracle, deux places. Tu les tenais par la main et  tu les as fait entrer. Je me disais « Ils vont se souvenir de ce moment toute leur vie ». Si tu n’avais pas été là, peut-être qu’ils n'auraient pu obtenir ces deux places, ou ils seraient entrés sans ton accompagnement chaleureux. C'est la motivation concernant le rapport avec les spectateurs, outre celle constante, décisive, avec les acteurs avant et après le spectacle. Eugenio s’est récemment excusé de n’avoir pu être là pour un spectacle, car pour une fois il avait pris des vacances, et il a manqué deux ou trois représentations. En Roumanie, pour honorer une invitation, il a voyagé de nuit afin de rejoindre l'Odin pour la représentation du lendemain. Être là, dans l'intimité de la salle et du plateau est impératif pour vous deux. À quoi correspond cette règle assumée de la présence ?
 
 
Ariane Mnouchkine. –Tout d’abord, il y a deux choses. Il y a eu une évolution chez moi. Je suis là effectivement tous les soirs sauf quand, par hasard, j’ai une obligation absolue. Je regarde le spectacle pendant très longtemps au début. Je crois que Macbeth, j’ai dû regarder les trente-cinq premières représentations. Pendant un mois et demi, j’étais dans la salle. Mais ensuite, je le regarde beaucoup moins que je ne le regardais avant. D’abord probablement parce qu’une confiance est venue, et peut-être aussi une angoisse qui est encore plus grande, c’est-à-dire que je pense qu’au fond, j’ai peur, voilà, j’ai peur. Il arrive un moment, et cela arrive exactement lorsque je quitte la salle – au moment où l’on m’enlève ma petite table qui est tout le temps là pendant les premières représentations – et j’éprouve beaucoup de difficultés à revenir parce que la moindre chose, la moindre rayure, la moindre fêlure me déstabilise curieusement beaucoup plus qu’avant. Donc, il y a ça, mais c’est vrai que comme tu dis, je suis du côté des spectateurs à ce moment-là, aussi par une espèce de vigilance – je suis du côté des spectateurs, mais tout de même aussi du côté des comédiens pour voir si tout va bien – mais plus avec autant de surveillance comme je le faisais. Mais le public, oui, c’est vrai que j’espère bien que j’aurai les forces de l’accueillir le plus longtemps possible, c’est-à-dire tant que je serai ici. Je trouve ça tellement extraordinaire que les gens viennent dans notre maison voir nos pièces, ça je ne m’en lasse pas, cela ne s’use pas, c’est nouveau tous les jours. Quand je vais frapper[16], que je vous ouvre la porte et que vous êtes là, j’éprouve quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent – ou alors il faut vraiment que je sois malade – j’éprouve une émotion devant ce que ça représente comme démarche humaine, que de quitter son travail, prendre le métro, l’autobus, et venir écouter des histoires jouées par eux (Ariane montre les comédiens dont elle est entourée.) qui vont le faire dans leur joie et dans leur effort et dans leur émotion, et savoir que vous allez être assis, que vous allez écouter et regarder, et que quelque chose de tout à fait mystérieux que personne ne définit vraiment, cette espèce de lien amoureux qu’il y a entre un public et des acteurs, cet érotisme, cette sensualité, ce halètement… Donc oui, j’essaie de veiller à ce qu’il y ait le moins de choses possible pour troubler cela, le moins de choses possible.
 
 
Eugenio Barba. –Odin actors, awake ! (Acteurs de l’Odin, réveillez-vous !) (Rires.)Vous-mêmes, personnellement, préférez-vous quand je suis là ou quand je ne suis pas là ?
 
Iben Nagel Rasmussen. –Nous n’avons encore jamais fait l’expérience que tu ne sois pas là.
 
Roberta Carreri. –J’aime quand tu es là, parce que tu fais partie du spectacle.
 
 
Julia Varley. –Eugenio n’est pas toujours là. Il souhaite être là pour tous les spectacles de groupe, mais par exemple pour les spectacles en solo, il est rarement là, et pour moi c’est une chose difficile, parce que quand il n’est pas là, je suis en même temps actrice et la personne qui regarde. C’est-à-dire que j’ai une conscience qui sort de moi et regarde ce que je fais, et cela m’enlève une liberté énorme. Alors quand il est là, pour moi c’est beaucoup mieux. Mais encore une chose, vous avez parlé d’accueillir le public, les spectateurs qui viennent. Pour nous, je crois que la présence d’Eugenio, c’est beaucoup plus lorsque les gens sortent. Parce que après nos spectacles, il y a des gens qui ont besoin d’embrasser Eugenio, par exemple. Et nous, nous ne sommes pas là, car nous sommes en train de nous changer. Et je crois que la présence d’Eugenio à ce moment-là est très importante, pour ce moment d’humanité, car quand quelqu’un est bouleversé, que quelque chose s’est passé pendant le spectacle, on a besoin d’un contact physique aussi, de se regarder dans les yeux, de se voir et là, Eugenio est vraiment fondamental, et j’aimerais aussi qu’il soit beaucoup plus présent pour les spectacles en solo.
 
 
Tage Larsen. –Eugenio, nous sommes toujours fidèles. Tu peux prendre quelques soirées pour faire autre chose. (Rires.) Nous faisons toujours le spectacle de la même façon. Et je crois que comme nous ne sommes pas là lorsque le public applaudit, c’est bien que tu sois là pour recueillir tous les honneurs et les applaudissements. (Rires.)
 
 
Maurice Durozier. –Pour nous, je pense qu’il est extrêmement important qu’Ariane soit là pendant les spectacles, parce que nous avons beau être des acteurs du Théâtre du Soleil, avec tout notre amour du public, notre dévotion, notre sens du sacré au théâtre, nous sommes quand même des acteurs. Et Ariane parle de cette relation érotique que nous avons au public, et parfois, c’est vrai qu’on se laisse dépasser par cette relation. Et particulièrement durant les comédies, un soir de grâce, on peut trouver quelque chose de nouveau qui est valable ce jour-là, qui nous échappe, et comme on est immédiatement récompensés par vos rires, ça nous comble, et c’est quelque chose que l’acteur essaie de recaser le lendemain. Mais Ariane qui traine dans le hall, même si elle n’est pas là, entend ça, et au fond, c’est elle le garant, elle est notre garde-fou, et régulièrement, quand le spectacle se décale – c’est-à-dire que si quelqu’un ajoute quelque chose, puis quelqu’un d’autre encore autre chose – si le spectacle prend dix minutes, évidemment elle le sait. Donc, on revient le lendemain pour faire ce que l’on appelle des raccords, et pour refaire passer la représentation à l’épreuve du spectacle originel.
 
Ariane Mnouchkine. – C’est très concret.
 
Georges Banu. –J’ai rencontré une fois Matthias Langhoff à côté de la Comédie- Française, et je lui dis : « Mais qu’est-ce que tu fais là, Matthias ? » Et il me répond « Eh bien je vais voir le spectacle. » - « Pourquoi vas-tu voir le spectacle ? » - « Parce que, tu sais, au Français, si tu fais un drame, deux mois plus tard ça devient une comédie. »
 
Je peux évoquer un autre exemple assez amusant, celui d'un metteur en scène qui prenait place parmi les spectateurs, et qui était tout le temps très agité pendant le spectacle. À un moment donné, sa voisine lui dit « Monsieur, si vous n’aimez pas, sortez. » (Rires.) Suivre son propre spectacle reste une expérience très particulière. Mais il y a des auteurs qui se relisent avec plaisir. Pour les metteurs en scène les motivations sont différentes.
Vous avez peut-être une dernière question à poser, parce que l’heure tourne… De toute manière, ce qui nous a été révélé ce soir, c’est une partie minimale de l’iceberg. Il y a d'autres questions mais, comme disait Grotowski, « Nous pourrons les poser entre deux portes, entre le privé et le public. »  Donc si vous voulez poser une question…
 
 
Question. –Dans Brûler sa maison[17] j’avais découvert vos nombreuses notions sur la dramaturgie, l’espace sonore, l’espace-temps ; il y avait aussi la dramaturgie de l’acteur, et finalement après avoir aussi entendu Ariane Mnouchkine, je me dis, aujourd’hui, dans le monde tel qu’il est, avec les événements que nous connaissons, comment répondre à la question « Aujourd’hui, en tant qu’actrice, à quoi je sers ? » Et finalement, avec votre vision de la dramaturgie de l’acteur, avec les murs et le monde devant nous qui presque nous menace, quelle dramaturgie de l’acteur devant cette question « À quoi je sers aujourd’hui en tant qu’acteur dans ce monde ? »
 
 
Eugenio Barba. –Je sais à quoi je sers quand je fais mon travail. Je sais à quoi servent mes acteurs. Mais cette motivation n’est ni la tienne, ni la motivation des autres. Chacun doit avoir sa propre motivation. Et je pense que c’est une espècedemensonge vital, comme disait Ibsen, le fait de trop s’occuper de la destinée du monde. Parce que ce n’est pas toi qui va en décider, ni ton spectacle. Ce n’est pas ton spectacle qui va arrêter l’injustice et les horreurs, mais ce que tu dois faire, c’est de présenter aux spectateurs quelque chose qui ne représente pas l’indifférence. Parce qu’il y a, à la limite, deux seuls ennemis que la dramaturgie de l’acteur devrait combattre, l’un c’est la frivolité et l’autre l’indifférence. Alors comme actrice, tu devrais vraiment rejoindre ton Himalaya en travaillant, en travaillant et en travaillant. Et moi, je cite Ariane « Himalaya ! » (Rires.)
 
 
Ariane Mnouchkine. –De toute façon, je pense que tout le monde se demande à quoi on sert. Il n’y a pas qu’une actrice ou qu’un acteur. Je pense que même si Eugenio répond très sainement « Je sais à quoi je sers », cela veut dire qu’il s’est posé la question. Donc, je pense qu’il faut se poser cette question, et qu’il faut que chacun  réponde comme le fait Eugenio : « Je sers à ça ». Je suis un micron, mais je sers à ça. Je sers à la beauté du monde, voilà. Et comme c’est la beauté qui sauvera le monde, comme dit Dostoïevski, je sers à ça. Mon travail, c’est de chercher la beauté, la beauté de la tragédie, la beauté de l’horreur, mais c’est de chercher la beauté. Donc, effectivement, il y a du sens dans tout ça. Et c’est là où l’indifférence où le cynisme enfin, en tout cas l’indifférence est un péché capital. Alors là je suis tout à fait d’accord. La frivolité, disons que je ne sais pas quand est-ce qu’on est frivole et quand est-ce quand on ne l’est pas, mais elle me menace moins. L’indifférence menace beaucoup plus notre société, mais la frivolité aussi, tu as raison. Il y a un moment donné, il faut répondre à cela. Je sers à bien faire le théâtre. Je sers à bien garder les braises du théâtre rougeoyantes, je sers à ce que ne soit pas perdue une musique, un chant, une pièce, un poème, voilà, je sers à ça. Peut-être d’ailleurs de temps en temps, je sers à conserver, je sers à garder, à empêcher une destruction. C’est vrai qu’en ce moment, parfois cette réponse ne me suffit pas, parfois ; et il faut que nous soyons un ensemble pour que dans les yeux tout nouveaux de ce matin, leurs questions, leur attente… voilà, je sers à ça, je sers à eux, et eux servent à moi. On se sert aussi à se redonner des forces, du sens, suivre sa pente en montant et non en descendant, ça sert à ça, voilà, à s’aimer au fond. Ça sert à ça, à tenir le théâtre, la tendresse, les sentiments humains, vivants, contre une machine infernale.
 
(Eugenio Barba tend le micro à l’un des acteurs de l’Odin Teatret, Kai Bredholt[18], qui s’adresse au public en anglais, d’une voix grave et apparemment épuisé, ce qui provoque l’hilarité générale – propos traduits par Astrid Grant.)
 
Kai Bredholt. –Nous aimons le partage, nous aimons les échanges culturels. Alors maintenant que nous avons répondu à vos questions, et sommes restés assis, immobiles pendant des heures, vous devez à votre tour, faire quelque chose pour nous. Pourriez-vous s’il vous plaît vous lever (Le public se lève). C’est une très vieille danse traditionnelle de l’Himalaya (Rires) qui a parcouru tout ce chemin en passant par Paris, depuis Holstebro. Regardez attentivement. Vous êtes prêts ?
 
(Kai monte sur la scène avec son accordéon, et montre à plusieurs reprises un pas de danse au public. Plusieurs acteurs de l’Odin et du Soleil le rejoignent avec un instrument de musique, et commencent à l’accompagner, à chanter et danser avec lui. Il s’agit d’une chanson traditionnelle cubaine Rico Vacilón. Sur la dernière note de musique, au signal de Kai, tous les acteurs présents sur scène s’écroulent au sol.)
 
Eugenio Barba surgit alors sur scène, un micro à la main et crie :« Vive la fatigue ! Vive la fatigue ! »
 


[1]Julia Varley a rejoint l’Odin Teatret en 1976. Depuis 1990, elle a pris part à la conception et l’organisation de l’ISTA (International School of Theatre Anthropology).
[2]Charles-Henri Bradierrencontre Ariane Mnouchkine en 1995, à l’occasion de la déclaration d’Avignon et devient son assistant en 1997. Il est aujourd’hui co-directeur du Théâtre du Soleil.
[3]Créée sous l’impulsion d’Ariane Mnouchkine en 2015, l’École nomade du Théâtre du Soleil s’appuie sur les principes de la création collective afin de transmettre comment, par le jeu théâtral, on construit un collectif de travail et de vie. Ces stages sont gratuits et s’adressent à toute personne, professionnelle ou non, désireuse de découvrir les pratiques du Théâtre du Soleil.Les premières escales de l’École nomade ont eu lieu au Chili, en Suède, au Royaume-Uni, et en Inde.
[4]Maurice Durozier, comédien et metteur en scène, est membre de la troupe du Théâtre du Soleil depuis 1980.
[5]Iben Nagel Rasmussen, actrice, metteur en scène, professeur et auteure. Elle a rejoint l’Odin Teatret en 1966.
[6]Astrid Grant, comédienne, a rejoint la troupe du Théâtre du Soleil en 2005.
[7]La cuisine est, au Théâtre du Soleil, le lieu privilégié pour les réunions de compagnie, notamment pendant les périodes de répétition.
[8]Duccio Bellugi-Vannuccini, comédien et réalisateur, a rejoint la troupe du Théâtre du Soleil en 1987.
[9]Tage Larsen, acteur et metteur en scène a rejoint l’Odin Teatret en 1971.
[10]Serge Nicolaï, acteur, scénographe, metteur en scène, a fait partie de la troupe du Théâtre du Soleil de 1997 à 2015.
[11]Roberta Carreri,actrice, professeur et auteure, a rejoint l’Odin Teatret en 1974.
[12]Emmanuelle Martin donne des récitals de chant carnatique en Inde et dans le monde entier. Elle enseigne actuellement le chant à la troupe du Théâtre du Soleil en création de son prochain spectacle, Une chambre en Inde.
[13]Hélène Cixous et Ariane Mnouchkine collaborent ensemble depuis 1985.
[14]Le mot ombudsmanest d'origine suédoise et signifie porte-parole des griefsou homme des doléances.
[15]Virginie le Coënt, régisseuse lumière, a rejoint la troupe du Théâtre du Soleil en 2003.
[16]Avant chaque représentation, Ariane Mnouchkine frappe les trois coups sur la grande porte du Théâtre du Soleil, puis l’ouvre pour accueillir les spectateurs.
[17]Brûler sa maison(Origines d’un metteur en scène), coll. "Les voies de l’acteur", L’Entretemps, 2011.
[18]Kai Bredholt, musicien-compositeur et acteur,a rejoint l’Odin Teatret en 1990.

 

Photos : Michèle Laurent

Retranscription de la rencontre : Eugénie Agoudgian et Franck Pendino