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Le Coup

Un jour. Un certain jour, précis, circonstancié, orageux, le cours de l'Ame humaine a entièrement changé. Il y a eu le jour où, le matin, certaines vieilles divinités couraient encore sur la terre, comme elles le faisaient depuis trente-cinq mille générations, et le soir, elles sont descendues sous les replis les plus secrets de la terre et elles n'ont plus jamais mis leur étrange pied dehors, à l'extérieur.
Notre propre monde, y compris ses religions, ses prophètes, ses régimes, ses sciences et ses ignorances, a commencé le lendemain matin.
En un seul jour - et pas en sept -, ce qui était dessus est descendu au plus enfoui du dessous, ce qui était dit juste a été dit non-juste, ce qui était clair a été déclaré trouble, la vérité a eu des paupières de chauve-souris - ce jour-là il y a eu un tremblement de pensée. Ceux qui croyaient avoir raison ont eu tort, ceux qui craignaient d'avoir tort ont été justifiés.
A la fin de ce jour les jeunes divinités montantes adressaient aux vieilles divinités descendantes leurs sincères félicitations à l'occasion de leur triomphe subit.
Le vieux jour est tombé.
En descendant, les vieilles divinités se demandaient, à l'angle du murmure et du silence, si le mot "triomphe" avait toujours le même sens en haut et en bas, mais elles parlaient déjà d'une voix si ténue que personne ne les a entendues, ce jour-là.
Ce fut un jour passe-passe, tout a été si vite, le plus grand procès de l'Histoire des procès, le plus décisif, la plus renversante des révolutions spirituelles, si vite que l'on n'a même pas eu le temps de se dire aurevoir, il n'y aurait jamais de Revoir, seulement adieu, adieu, précipitamment. Là-dessus les divinités d'avant et les divinités d'après se sont croisées en toute hâte sur la planète et notre époque s'est levée, pleine d'assurance, dressée sur ses virils jarrets.
Ce jour-là il n'y avait presque personne de "chez nous" sur la terre, seulement un personnage, un homme équivoque, acharné à sauver sa peau et ses propriétés, un homme s'appelant fils - fils d'Agamemnon ; tous les autres étaient de la race des immortels, tous de cette immortalité grecque qui n'empêche pas de désirer ni de souffrir.
Non, ce jour-là, il n'y avait personne d'autre que cet Oreste, comme humain - incertainement, pas assez, trop, humain.
Et s'il n'y avait pas eu Eschyle, longtemps après, si Eschyle le poète n'était pas né pour déterrer les vieilles paroles enfouies, et pour reconstituer "ce jour inouï", l'Oubli absolu aurait gagné.
Ce qu'Eschyle a fait là, avec cette pièce intitulée "Euménides", nous avons peine à y croire, nous avons peine mais émerveillement en même temps. Voilà un homme qui a lancé par-dessus l'abîme qui sépare deux univers la minime et transparente passerelle poétique.
Il écrit le passage. Entre deux lois, entre deux loyautés. Loi contre loi, loyauté contre loyauté. Entre deux règnes, deux sensibilités. On dirait les premiers combats, la rivalité originaire homme contre femme, jeunes contre vieux, dieux contre dieux, père contre mère. Il écrit au crépuscule. Va-t-on vers le jour, vers la nuit ? Il fait sombre. On ne voit pas très bien, pas très clair, ni en soi, ni devant soi. Ce monde ne sait pas qu'il va finir.
Pourtant, c'est le moment où l'époque-à-Erynies s'achève, qui l'aurait cru ? Jusqu'à ce jour "elles" étaient incontestées. Jusqu'à ce matin, tout assassin savait qu'elles étaient là pour devenir ses inlassables et terribles compagnes. Elles faisaient partie du paysage intérieur du Crime.
Les vieilles, très vieilles, Erynies ne savent pas qu'à la fin de cette journée de travail, elles ne seront plus appelées Erynies. Pas un instant elles n'imaginent, pendant leur chasse loyale, qu'elles sont en train de devenir "Euménides" ("Bienveillantes"), leur propre contraire.
Le destin, qui a ce jour-là, d'une part le jeune profil arrogant et le baryton d'Apollon et, d'autre part, sur les lèvres, le double sourire d'Athéna, l'indéchiffrable, est déjà en train de leur rogner les langues, les seins, les souffles, mais les simples vieilles ne peuvent pas le savoir : comment l'éternité pourrait-elle jamais penser son propre terme ?
Soudain tout s'arrête. C'est l'heure. La dernière. Imaginez, la nuit prochaine, tout d'un coup, plus de lune, plus jamais. Et plus d'étoiles. Une nuit étrangère s'engouffre sous le ciel. Les "Euménides", le récit d'Eschyle, c'est cela. La fin brutale d'une ère d'insondable antiquité. Il se produit un accident exceptionnel. Non, ce n'est pas la chute d'un météore. La cassure irréparable se fait dans l'âme, sans hache, sans épée, avec une violence inexprimablement feutrée. Soudain, à notre émoi, les plus vieilles femmes divines du monde cèdent.
Comme si depuis un million d'années la catastrophe se préparait invisiblement.
Cela se passe devant nous, pendant une querelle grave. On débat âprement de crime et de châtiment. Naturellement, nous, comme devant tout procès, nous nous mêlons de l'affaire. Nous voilà juges, nous voilà accusés, défenseurs, plaignants. Nous tous nous sommes nés pour nous défendre, pour être accusés et pour accuser. La vocation d'avocat est inscrite dans la voix des mortels.
La scène est familière, grave et quotidienne. Tous les jours, tout est occasion de plainte et de poursuite pour nous tous, notre vie est faite de colères, d'apostrophes, d'attentats. Il s'agit ici, dans le théâtre, d'une affaire de droit, croyons-nous. Droit, justice, rectitude, tort, compte, punition, crime, purification, on n'entend que ces mots. Oreste a tué sa mère Clytemnestra, il faut qu'il paie. C'est simple. Un orage d'arguments se déchaîne sur nous. La vue se trouble. Quand l'orage se dissipe, Oreste, dans l'heure qui suit, retourne régner sur son trône retrouvé, Clytemnestra s'est évaporée, personne ne hurle, un consentement épais s'étend dans la salle. La "justice" l'a emporté grâce à la "Persuasion".
La justice ?
- Qu'y a-t-il de juste dans tout ça ?, demandent les vieilles femmes, que l'enfance avec ses indignations et ses confiances n'a jamais quittées.
- Qu'y a-t-il de juste ? On va acquitter un meurtrier ? Il va y avoir non-lieu ?, s'inquiètent les spectateurs encore pourvus d'enfance, et parcourus d'irritations actuelles.
- Est-ce que c'est juste cela ? Selon Apollon, c'est juste. Selon moi, ce n'est pas juste. Selon Athéna, là n'est plus la question. Il ne s'agit pas d'être juste.
- Comment cela ? Expliquez-moi. Ne parle-t-on pas de rendre justice ?
Peu à peu, de manière oblique, nous sommes poussés à de pénibles (amères) découvertes. La Justice n'est pas une fin. La Justice n'est pas droite. La Justice c'est le mot qui se tient debout les jambes fléchies, les pieds écartés, c'est l'équilibriste. La Justice c'est ce qui rend l'injustice convenable. Sur quels tas d'injustice s'élève la Justice ! La Justice n'est pas faite pour être juste. Elle est faite pour arrêter. La Justice, entre hommes, il la faut. Pour couper court aux douleurs, qui sont interminables. Trancher tout ce qui dépasse, refouler les sanglots. Les victimes sont scandaleuses, elles ne cessent de se plaindre. La Justice est là pour régler les cris et couper le cours des plaintes.
La Justice est la bonne gestion de l'Injustice.
La Justice est notre tragédie nécessaire. Elle nous inflige sa version de nos peines. Elle parle et nous nous taisons. La Justice se donne le droit secret à l'impureté. Sans la Justice nous passerions nos vies à crier. La Justice ne nous satisfait pas. Elle nous oblige à convertir notre douleur. Son ambition secrète, celle d'Athéna, est de nous faire ravaler nos fureurs, pour que la paix règne.
En grand apparat elle nous appâte, nous leurre, capte nos passions. Elle est une infamie légale au service d'une cause supérieure, la paix. La paix justifie la Justice. Jamais aucune victime ne cessera de souffrir et de verser des larmes, mais du moins sa douleur aura été déclarée, déposée et remisée dans un dossier. La Justice enterre les vivants dans un souci d'égalisation.
Est-ce donc cette révélation affreuse et ineffaçable qu'Eschyle comptait nous faire ? S'agit-il dans ce récit d'une tragédie de la justice, cette perverse subreptice ?
Non. Ceci est la tragédie des "Euménides", ces vieilles femmes enfantines, qui font, à leur dépens, l'expérience éternelle et dernière des fatalités humaines : il n'y a rien à faire pour les mortels, rien, sinon d'inventer cette digue intérieure que nous appelons le refoulement.
C'est que nous, mortels, avons affaire avec le Sang. Il s'agit du Sens du Sang, le sang qui, une fois versé, ne remonte pas dans les veines. Rien ne le fera remonter. Alors, sang appelant sang, jusqu'à la fin du monde, l'Histoire entière n'est plus qu'une hémorragie.
On ne satisfera pas notre besoin de vengeance. Est-ce vivable ? Courir, pourchasser, souffrir et re-souffrir, ce n'est pas une vie non plus.
Que faire ? Le coup de génie - le coup du refoulement - c'est Athéna qui le porte. L'enjeu est immense.
- Et si je changeais le monde ? Si je changeais la tradition immémoriale de la passion ?, se dit la fameuse déesse, produit d'adroites manipulations génétiques. Qui d'autre qu'Athéna - ce dieu qui n'a que faire de son corps de femme - pourrait faire régner la confusion propice aux illégalités qui veulent acquérir les pleins pouvoirs de la légalité ? Athéna, il fallait l'inventer. Plus proche du père qu'aucun fils, et cependant femme pour son apparence, elle est la passeuse par excellence. La changeuse aux yeux changeants. Elle sait les difficiles, les tortueux chemins qui font avancer, et qu'il faut bien souvent passer par le contraire de ce que l'on désire pour avancer.
Avec Athéna, l'humanité gagne, mais à quel prix ? Tant pis, il faut que quelqu'un paie.
La paix, c'est par la guerre qu'on l'obtient. Telle est la science sans pitié de celle qui porte à la fois la lance et le rameau d'olivier.
Difficile à comprendre, difficile à aimer, mais indispensable Athéna. Déesse la plus moderne toujours.
Qu'invente la divinité psychique ? Le calcul, l'évaluation, la négociation avec soi-même : on a intérêt à renoncer à une satisfaction pour obtenir une satisfaction plus tranquille et plus assurée en échange, nous suggère-t-elle.
Est-ce vrai ? Si ce n'est pas vrai, nous ne le saurons jamais, car Athéna nous conduit de main de maître, sans haine et avec amour, sans charité, vers la région des soumissions au principe de réalité. Non pas démissions, mais soumissions.
C'est à notre propre dressage que nous assistons, nous qui étions hier encore des bêtes sauvages.
Quoi d'exaltant dans tout ça ? Rien, selon moi. Mais à suivre Athéna, il arrive que l'on éprouve les joies sévères et sans lustres que l'on gagne à se vaincre soi-même.
Cette histoire s'est passée avant l'invention d'une tout autre réponse à nos fatalités, celle du pardon.

 

Le jour où nous avons renoncé à l'enfance, à la grande vieillesse, à la rancune, à l'ivresse, aux tristes joies de ne pas oublier, le voilà, Eschyle l'a exhumé avec un courage cruel de sous les siècles de silence.
Et pour une brève apocalypse, il nous rend la vision des Erynies-Euménides. Qui ?
Voilà l'énigme. On ne les a jamais vues. Pas de créatures plus étranges.
Tout, s'agissant d'elles, est étrange, étrange à penser, étranger à notre pensée, à notre expérience, à notre perception. Mais non pas à notre inconscient. Les Puissances, les Terreurs, les contrées infernales que nous n'avons jamais vues mais dont la présence rôde et nous fait tressaillir, nos Rêves les voient. Mais elles échappent à la description.
La Pythie, prophétesse d'Apollon, n'en revient pas. Ces créatures, qui la renversent, ne ressemblent même pas au pire connu, elles sont encore plus, encore plus indescriptibles, elles dépassent les mots, les sens. Elles sont indéniables et innommables comme les grandes douleurs.
Même les Divinités n'ont rien à en dire, et n'ont aucun rapport avec elles.
Les Dieux, qui parlent si bien notre langue, n'ont pas assez de mots pour les vomir, les stigmatiser, les haïr.
Mais voici l'énigme : nous, irrésistiblement, nous les comprenons, oui, inexplicablement nous ne les vomissons pas, et même en secret, en secret à nous-même, sans doute, nous les aimons. Pourtant elles sont capables de nous faire peur. Mais la Peur (les Peurs), nous ne pourrons jamais nier que, si étrangère à nous qu'elle paraisse, elle est en nous, elle est le masque aux yeux flamboyants qui nous regarde depuis le coin le plus éloigné, le plus noir de notre nuit intérieure. Je dis "le masque", parce que c'est ainsi que je les ai vues en rêve me regarder, depuis le Nord-Ouest de ma nuit, moi gisant pétrifiée au coin du monde sans pouvoir les fuir, alors même que j'entendais, au loin du lointain, l'avertissement hululé.
Les Erynies, oui, nous les voyons (seulement) en rêve.
Elles sont les aspects, les figures de nous-mêmes que nous ne pouvons pas reconnaître. Nous les tenons à distance. Nos inadmissibles, nos inséparables. Il paraît donc qu'autrefois, elles venaient à nous du dehors, de l'horizon, et elles ne nous quittaient plus, ces Puissances vouées à nous faire des reproches, et à nous faire sentir l'horreur sans fin.
Leur terrible puissance vient de ce qu'elles sont nous-mêmes, elles sont l'engeance de nos actes, elles sont nos mères et nos enfants.
Pourquoi surgissent-elles donc en tant que vieilles femmes, ces créatures conséquentes à nos crimes ? Je tue, je mets à feu, à sang, et aussitôt la meute de vieilles est là. Pourquoi pas un dragon, ou une chouette à quatre têtes ?
Ce sont ces vieilles gémissantes, tenaces, qui me martyrisent. Comme si dans chaque crime c'était la vieille femme que je tuais. Le crime c'est ça : c'est ma mère que je tue - la vie, ma mère. L'assassin tue toujours sa mère. (Qu'il l'appelle "mauvaise" ensuite, c'est fait de guerre. Tout personne tuée est accusée de grande méchanceté. Dès que Clytemnestra est assassinée, on n'en finit plus de l'accuser.) C'est cela que nous ne pouvons pas voir en face : nul ne peut supporter de voir la mère assassinée, ni de se voir soi-même en train de tuer sa propre mère. Nous voulons fuir, nous voulons nous fuir et nous ne pouvons pas nous fuir nous-mêmes. L'effort pour nous haïr nous-mêmes est vain, nul ne se hait soi-même, plus nous essayons de nous haïr nous-mêmes, moins nous nous haïssons, plus nous distillons le haineux ressentiment à l'égard de "la mère assassinée", cause de tous nos tourments.
"Il faudrait un oubli qui te sépare de toi-même" - voilà l'idée géniale d'Athéna.
Et aussitôt de l'exécuter : la mère ensanglantée on la persuade d'aller s'enterrer elle-même. Désormais nous ne la verrons plus venir vers nous ouvertement.
Appellerons-nous "triomphe", "happy-end", la descente des Euménides sous la terre ? Les suivrons-nous ? Nous ne pouvons nous y résoudre. La façon dont les augustes vieilles se sont rendues, en une volte-face foudroyante, nous laisse en souffrance. Certes, en ce cas elles n'ont pas eu le choix. Mais quand même. Que vont-elles devenir ?
Et nous ?
Eschyle vient de ramener les souterraines vieilles au jour de la scène. Pendant un instant, tremblants, troublés, tous nous nous souvenons, tous les spectateurs, parmi lesquels certains sont des descendants d'Oreste, d'autres les enfants de Clytemnestra. Il y a un silence. Pendant ce silence, les fils et les mères se regardent, peut-être, un peu, se voient. Se reconnaissent ?
Que pense le descendant d'Oreste ? (Ou bien la descendante.) Que va-t-il dire ?
En tant que descendante de Clytemnestra, en silence, j'écoute et je ne sais pas.
Nous tous, qui ne sommes pas divins, nous ne renonçons pas à la vengeance - notre inconscient ne renonce à rien. Ce que nous nous imposons le jour, la nuit le libère.
En sortant du Théâtre, la nuit, nous pensons à elles, nous tendons l'oreille. Parfois nous désespérons, et nous aussi nous nous rendons "à l'évidence" : jamais de juste justice sur cette terre, le matricide jouira d'un trône et des richesses paternelles, et le temps fait son œuvre fossoyeuse : il suffit d'attendre pour que le Crime trouve sa légitimité. Dans une génération on aura oublié qu'il y a eu meurtre. C'est toujours ainsi, pense notre désespoir.
Mais parfois nous espérons. Nous ne pouvons encore pas croire que ceux qui tuent leur mère jouiront d'une vie prospère et d'une mort paisible. Sûrement, espérons-nous, les vieilles justicières vont revenir, sûrement pas plus tard que le dernier jour.
Nous ne demandons ni sang ni châtiment, seulement ceci : que le criminel soit appelé criminel, et que la victime soit appelée victime.
Quoi ? C'est encore trop ?

Hélène CIXOUS
"Le Coup", in Les Euménides d'Eschyle, traduction d'Hélène Cixous, Théâtre du Soleil, 1992, pp.5-13