fr | en | sp | de

Chère Ariane

lettre du 2 mai 2016

Chère Ariane,

 

            Je profite d'abord de cette lettre pour vous remercier de nous permettre de vivre cette expérience unique. Votre légendaire accueil bienveillant et chaleureux ne s'est pas démenti au cours de nos visites et nos élèves sont très sensibles à cela et reconnaissants. Et puis, ils se sont métamorphosés grâce à ce projet ; de nombreux professeurs ont pu l'observer en classe. Ils les ont trouvés plus attentifs, plus sérieux, plus ouverts sur les autres, et c'est aussi cela, je crois, le pouvoir du théâtre, celui de changer les êtres, de les rendre meilleurs, comme sait si bien le faire votre troupe depuis plus de cinquante ans. Et c'est face à l'enthousiasme des élèves, suite à notre dernière visite, pendant laquelle nous avons eu la chance de suivre les répétitions de la première scène du spectacle, et aussi face à leurs nombreuses interrogations et remarques, auxquelles je n'ai pas toujours réponse, je dois bien l'avouer, que j'ai décidé de vous écrire cette lettre, dans laquelle j'essaierai de vous faire part des remarques des élèves sur ce qu'ils ont ressenti et compris du spectacle. Ce regard de jeunes spectateurs vous aidera peut-être dans votre travail ou du moins il m'a paru suffisamment pertinent pour me donner envie de vous le transmettre. J'ai écrit cette lettre suite à mes discussions avec les élèves, ce ne sont pas leurs mots et j'ai souvent reformulé leur propos, mais en tentant de rester fidèle à leurs idées.

            Tout d'abord, les élèves ont été très impressionnés par l'exigence de votre travail et la grande réactivité de vos comédiens, capables de changer d'état rapidement, de modifier leur jeu en fonction de vos remarques et du jeu des autres. Ce travail collectif, où l’écoute et le respect ont une place déterminante,  a été, je pense, très formateur pour nos jeunes adolescents.

            Ensuite, dans la mesure où ils ont pu assister à la scène d'exposition du spectacle, les élèves ont davantage saisi les différents « concoctages » qu'ils avaient pu observer en amont, et ainsi imaginer toute une dramaturgie du spectacle, en faisant des hypothèses, parfois farfelues, sur la suite du spectacle. Ils ont également été très sensibles aux différents changements effectués sur cette première scène en faisant souvent des remarques d'un public « de connaisseurs ». Ainsi, certains ont trouvé la lecture de la lettre de "Lyre" en voix off très émouvante, particulièrement lorsque Cornelia restait figée devant son ordinateur, presque ébahie, interloquée. En revanche, ces élèves ont trouvé que cette émotion perdait d'intensité lorsque Cornelia était prise de coliques dans la mesure où ils estiment qu’on ne sait plus alors si son émotion est causée par le départ de son directeur de troupe ou par ses problèmes gastriques. En revanche, le trouble de Cornélia est d’autant plus frappant par le contraste de la scène suivante, plutôt "chaplinesque" avec les entrées successives des différents comédiens de la troupe et leurs réactions souvent "drôlesques". Un élève a d'ailleurs envisagé que le départ de Lyre pourrait susciter des sentiments humains plus sombres que le désespoir, l’optimisme ou la stupéfaction, comme l'opportunisme, la jalousie (envers Cornélia), la joie peut-être de le voir partir... Un autre élève ne comprenait pas pourquoi la lettre était reçue par tous alors que son destinataire est clairement identifié et que l'intimité avec laquelle Lyre s'adresse à Cornelia, en l'appelant "ma fille" et en lui faisant des confidences personnelles, supposait que la lettre soit privée et donc uniquement adressée à elle. Je n'ai pas su lui répondre. Enfin, les élèves ont posé la question de la mise en abime (d’où peut-être la forte émotion ressentie lors de votre lecture de la lettre) : l'histoire de cette troupe, partie préparer un spectacle en Inde (un élève se posait d'ailleurs la question du choix de l'Inde comme lieu d'action de la pièce) ressemble-t-elle un peu à la troupe du théâtre du Soleil? Envisagez-vous, à travers le personnage de Lyre, votre départ de la troupe ? Les attentats à Paris ont-ils remis en cause votre travail artistique ? Leur barbarie a-t-elle détruit votre foi dans le théâtre comme une possibilité de dire le monde et changer notre regard sur lui, puisque votre personnage, anéanti, préfère s’en aller et ne se sent plus la force de diriger son théâtre ?

            Selon moi, il n'en est rien et ce spectacle n'est que pure fiction, même s'il est en prise avec une réalité atroce et traumatisante. Cette expérience théâtrale que vous nous avez permis de vivre le prouve. Toutes ces remarques, observations, ressentis montrent à quel point les élèves se sentent pris et intégrés dans votre processus de création et pour cela je vous remercie. Rien de plus réjouissant en effet pour un professeur que de voir ses élèves investis dans un travail artistique exigeant et merveilleux. C'est une expérience qu'ils garderont pour toujours en mémoire et qui leur permettra de regarder le monde différemment, j'en suis convaincu. Et c'est en cela une victoire sur les horreurs de ce monde qui nous entoure.

            Nous sommes donc tous très impatients de poursuivre l'aventure et de vous retrouver le 17 mai.

"A très bientôt, à tout de suite"

Jérôme,
d'après les remarques de Tom, Enzo, Maxime, Tobias, Angel, Guélan, Océane, Agathe, Mayliss, Sofiane, Mathilde, Amaryllis, Simon, Lucas, Elodie, Morgane, Aurelia, Lisa, Émilien, Damien, Iris, Bastien, Romain, Émilie, Cassy, Yanis, Adrien et Cyliann.