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Ariane Mnouchkine "Les cultures ne sont les propriétés de personne"

En juillet, alors que le metteur en scène canadien Robert Lepage prépare son spectacle Kanata, une lettre, signée par 18 artistes et intellectuels autochtones et 12 de leurs alliés, non-autochtones, déclenche une vive polémique. Le spectacle, joué par les acteurs du Théâtre du Soleil que dirige Ariane Mnouchkine, doit traverser l’histoire du Canada en abordant les oppressions subies par les autochtones. Face à l’absence sur scène d’acteurs issus de leurs communautés, certains représentants de ces derniers dénoncent une appropriation culturelle. Dans la foulée, un coproducteur financier se retire du projet, poussant le metteur en scène à annuler la création de Kanata au Théâtre du Soleil à Paris. Mais c’était sans compter sur la détermination d’Ariane Mnouchkine, de sa troupe et la ténacité de Robert Lepage.

 

 

Qu'évoquent pour vous les termes "appropriation culturelle"?

Ariane Mnouchkine - Ces termes n'évoquent rien pour moi car il ne peut y avoir appropriation de ce qui n'est pas et n'a jamais été une propriété physique ou intellectuelle. Or les cultures ne sont les propriétés de personne. Aucune borne ne les limite, car, justement, elles n'ont pas de limites connues dans l'espace géographique, ni, surtout, dans le temps. Elles ne sont pas isolées, elles s’ensemencent depuis l'aube des civilisations. Pas plus qu'un paysan ne peut empêcher le vent de souffler sur son champ les embruns des semailles saines ou nocives que pratique son voisin, aucun peuple, même le plus insulaire, ne peut prétendre à la pureté définitive de sa culture. Les histoires des groupes, des hordes, des clans, des tribus, des ethnies, des peuples, des nations enfin, ne peuvent être brevetées, comme le prétendent certains, car elles appartiennent toutes à la grande histoire de l'humanité. C'est cette grande histoire qui est le territoire des artistes. Les cultures, toutes les cultures, sont nos sources et, d'une certaine manière, elles sont toutes sacrées. Nous devons y boire studieusement, avec respect et reconnaissance, mais nous ne pouvons accepter que l'on nous en interdise l'approche car nous serions alors repoussés dans le désert. Ce serait une régression intellectuelle, artistique, politique, effrayante. Le théâtre a des portes et des fenêtres. Il dit le monde tout entier.
 

Que s'est-il passé dans l'histoire des autochtones qui puisse expliquer cette polémique ?

Je ne suis pas historienne de la colonisation du Canada, mais relisons l'histoire. Une spoliation insidieuse, puis violente. Des trahisons sans fin. Des promesses jamais tenues. Des traités jamais respectés. Et, en 1867, au moment de l'indépendance, un traitement génocidaire des Premières Nations. Une exclusion, puis une marginalisation systématique. Et - ce qui a laissé, peut-être, les traces les plus profondes - un véritable assaut de l'Église catholique et de l'État canadien contre la culture autochtone en éliminant la participation des parents et de la collectivité au développement intellectuel, culturel et spirituel de leurs enfants au moyen du système de ces tristement célèbres pensionnats ou l'on pratiquait, sur les enfants enfermés, une assimilation forcée, imbécile, sadique, abusive, violeuse, inimaginable. Comparable à ce qui s'est passé en Australie avec les enfants aborigènes. Système qui, au Canada, a duré jusqu'en 1996. C'est à dire, hier. Donc beaucoup de choses effroyables qui, malgré des efforts indéniables ces dernières années, ne se réparent pas d'un claquement de doigts. Les revendications légitimes des autochtones sont légion et dépassent largement cette polémique, qui n'ait pas due seulement à un groupe de leurs artistes - qui, d'ailleurs et je tiens à le redire, ne visait pas l’annulation de Kanata, mais aussi, et sinon plus, à un mouvement de pensée vindicatif, prônant le ''retour du bâton'' plutôt que, après celui de la réparation, le long et difficile chemin de la réconciliation que la majorité des autochtones parcourent avec détermination et exigence.
 

Êtes-vous inquiète de la tournure prise par les évènements ?

Un peu, je l'avoue. On est en train d'ériger des enclos, à l'intérieur desquels on voudrait séparer les identités réduites à elles seules. Pour mieux les classer ? À l'infini ? Le 22 septembre 1933, à l'initiative de Joseph Goebbels et via la création de la Chambre de la culture du Reich, les artistes juifs sont exclus du monde culturel et ne peuvent plus se produire que dans des manifestations destinées à des publics juifs. Pas de panique, je ne traite personne de nazi, en l'occurrence, mais lorsqu'on examine ma troupe selon des critères ethniques, je rappelle ce qu'ont fait les nazis. Je sonne un petit tocsin. Attention à certains voisinages de pensée ou de méthode. Même involontaires.

 

Comment les artistes peuvent-ils réagir ? Appelez-vous à une mobilisation ?

La première des censures est notre peur. Être accusé de racisme fait très peur, nos accusateurs le savent. Ils en jouent. Mais une fois que nous savons, en conscience, que nous ne le sommes pas et que notre travail, la composition du groupe au sein duquel nous créons des œuvres depuis tant d'années, bref, que toute notre vie le prouve, nous devons refuser qu'à la seule lumière de la composition ethnique de la distribution, avant même d'avoir vu nos spectacles, on nous dise qu'ils sont spoliateurs et racistes, donc, criminels. Nous avons tous des yeux, des oreilles, des mémoires, des légendes, donc tous des parentés multiples. Nous ne sommes pas ''que'' français ou ''que'' blancs. Ou ''que'' autochtones. Devons-nous nous résigner à une malédiction atavique, de dimension biblique, qui courrait de génération en génération ? Sommes-nous, pour toujours, dans les siècles des siècles, des racistes et des colonialistes ou sommes-nous des êtres humains, porteurs d'universalité, tout comme les Noirs, les Juifs, les Arabes, les Khmers, les Indiens, les Afghans, les autochtones, dont nous voulons parfois raconter les épopées et qui, comme nous, bien avant leurs particularités culturelles, portent en eux cet universel humain ? Et puis, qui a intérêt à déchirer la société, justement de cette façon-là ? En quoi cette tribalisation générale va-t-elle affaiblir le capitalisme sauvage qui ruine notre planète ? En quoi va-t-elle freiner la gloutonnerie des multinationales ? À quoi sert-elle ? En quoi va-t-elle nous redonner le sens et l'amour du bien commun ? Pourquoi certains idéologues tentent-ils de duper notre jeunesse en profitant négativement de son idéalisme, de sa générosité et de sa soif de solidarité et d'humanité ?

 

Qui sont ces idéologues ?

Je n'ai pas à les nommer. Par leurs réponses et leurs attaques, je le crains, ils montreront qu'ils se sont reconnus.

 

Ne s'agit-il pas d'un dialogue de sourds ?

C'est pis qu'un dialogue de sourds. C'est un procès, où chaque mot de la défense est retourné et ajouté au réquisitoire de procureurs auto-désignés. Il faudrait slalomer en permanence entre des mots interdits, de plus en plus nombreux. Comment parler sincèrement, avec confiance, si chaque mot peut devenir, au grès de l'interlocuteur, un indice incriminant, révélateur de notre ignominie ? Sous la surveillance de tels commissaires, comment échapper à la langue de bois, aux clichés, puis à l’hypocrisie et finalement au mensonge obligatoire ?

 

Est-il possible de se soustraire à la culpabilisation ?

Une fois que tous les chemins de réparations matérielles, législatives, symboliques auront été parcourus et que ces réparations, toujours imparfaites et insuffisantes, auront été définitivement obtenues, il nous faudra bien encore reconnaître que nous sommes coupables de beaucoup de choses, mais pas de tout, pas tout le temps et pas pour toujours. Le chemin est identique pour ceux qui sont, ou se pensent, victimes, car il peut y avoir de l’indécence à faire sienne, à trop s'approprier, la souffrance d'un aïeul. Les petits-enfants de déportés, dont je suis, n'ont pas souffert ce qu'ont souffert leurs grand-parents ou arrière-arrière-grand-parents. Je ne peux pas bâtir sur le destin de mes aïeux une amertume et une haine éternelles, haine et amertume que mes grands-parents morts à Auschwitz n'auraient pas voulu me léguer - Ils m'aimaient trop, j'en suis sûre, pour vouloir m'infliger la douleur de haïr. Je ne peux pas me targuer de leur héritage pour rendre coupable la terre entière et interdire à une jeune actrice, allemande, innocente de ce qu'a pu commettre son arrière-grand-père à l'égard du mien, de jouer Anne Frank, du moment qu'elle a le talent et la force morale de le faire.

 

Quel est votre état d'esprit, aujourd'hui ?

Lors d'une réunion, à Montréal, en juillet, nous avons cherché, Robert et moi, à nous faire entendre des artistes autochtones qui avaient fait part de leur incompréhension, pour ne pas dire de leur désapprobation, devant l'absence d'acteurs et d'actrices autochtones dans la distribution de Kanata. Il nous a fallu rappeler encore et encore que ce spectacle était répété et produit en France, avec des acteurs d'origines très diverses, réfugiés d'abord, puis résidents en France, puis devenus français pour la plupart, ces dernières années. Bon nombre d'artistes qui nous recevaient ce soir-là avaient entendu vaguement parler du Soleil mais ignoraient tout de son fonctionnement et de ses principes. La réunion s'est déroulée dans une atmosphère respectueuse, de part et d'autre, et je pense que nous avancions sur le chemin difficile de la compréhension et de la réconciliation. Cette rencontre, dont je me souviendrai toute ma vie avec une émotion très spéciale, dura plus de cinq heures et demie, mais il nous aurait fallu, il nous faudra, plus de temps encore. Nous le prendrons ce temps. Nous l'avons promis. Mais, le lendemain matin, attaquèrent et frappèrent tous ceux qui ne voulaient surtout pas que cette réunion, à laquelle ils n'avaient pas assisté, aboutisse à une entente. Et, je l'admets aujourd’hui, Robert et moi avons été en proie à la sidération face à la puissance d’intimidation et de désinformation de certaines tribunes ou blogs et aussi des accusations de toutes sortes qui jaillissaient sur les réseaux sociaux où sévit une multitude d’anonymes. Après l'annonce de l'annulation, beaucoup des artistes autochtones, rencontrés ce soir-là, ne cachèrent pas leur désappointement et même leur désapprobation devant une issue qu'ils n'avaient jamais demandée. Nous nous sommes donc ressaisis et avons décidé que la meilleure réponse serait le premier épisode du spectacle lui-même.

 

Cosignerez-vous avec Robert Lepage cet épisode du spectacle ?

Non. Mais je cosigne le manifeste que représente le fait de jouer ce spectacle.
 

Propos recueillis par Joëlle Gayot, pour Telerama

Paris, Cartoucherie, septembre 2018