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Ariane Mnouchkine et la lueur obstinée du Soleil

Au Théâtre du Soleil, c’est jour de représentation. Depuis un mois, on joue Les Naufragés du fol espoir. À l’inquiétude des premiers jours a succédé la divine surprise, face à la vague de spectateurs qui emporte les Naufragés.

L’après-midi s’écoule et la mécanique se met en route, de l’odeur qui monte des cuisines, à la mise en place des comédiens, et aux quelques modifications à faire, ajustements, détails de mise en scène ou de musique. Dans les coulisses encore désertes trônent les costumes mais aussi mille signes de l'implication de chacun, des objets, des livres sur le cinéma muet, des discussions sur Jaurès ou sur la Guerre 14, centraux dans la pièce. On sent chez les comédiens du Soleil la force du collectif, l’adhésion à cette pièce montée ensemble, au fil d’un long travail dont la création n’est qu’une étape, une tendance qui s’est accentuée depuis les années 1990, mais renoue aussi avec les racines de la troupe comme peuvent le rappellent les plus fidèles, Serge Nicolaï ou Maurice Durozier : la création collective est la marque de fabrique du Théâtre du Soleil depuis les grandes créations des années 1970 : 1789, 1793, L’Âge d’or et le film Molière. Mais derrière les aventures collectives du Théâtre du Soleil, à chaque instant, une figure est constamment présente, et surgit au détour des discussions nouées avec chacun.

Ariane Mnouchkine nous a reçus dans son bureau dissimulé sous les toits de la Cartoucherie, et nous a accordé ce long entretien. L’occasion de parler de la nouvelle pièce et d’aborder des sujets qui, de longue date, ont nourri les créations du Soleil : la mise en scène, la politique, la relation au public, le théâtre populaire, et la vie de la troupe à travers ses créations collectives.

Avec Les Naufragés du fol espoir, vous surprenez en vous inspirant de Jules Verne, et en construisant à partir de cela une fable politique.

C’est effectivement très directement inspiré de cette belle histoire, mais beaucoup plus inspiré qu’adapté : on a gardé la fable, ou une partie de la fable, mais presque aucun des personnages, ni la fin. En fait, il y a une partie de la problématique de Jules Verne qui moi ne m’intéressait pas beaucoup. Lui est très intéressé par l’idée du chef malgré lui, du héros qui ne veut en fait surtout pas diriger cette « colonie », cette utopie. Il y est forcé parce que l’or déclenche une telle catastrophe, c’est une sorte de mission de maintien de l’ordre, et il se retrouve tyran. Moi, ce qui m’intéressait c’était l’utopie, cette proposition saugrenue et maligne qui est dans le livre, intelligente au fond, je trouvais ça tout à fait passionnant.

Après les deux pièces précédentes et l’idée de ce que vous appelez les « scènes-bulles », vous revenez à l’espace physique de toute la scène, et vous offrez une intrigue prenante, et d’ailleurs deux intrigues, celle de l'équipe qui réalise le film, et celle du film lui-même, le naufrage. Comme par volonté de rendre la pièce plus divertissante.

Ça commence par une femme qui dit : « Qu’est-ce que vous cherchez exactement ? », et l’autre répond, « C’est pour ma thèse. Je fais une recherche sur ce qu’on a appelé le cinéma d’éducation et de récréation populaire ». Cette phrase, elle reprend le nom de la collection des éditions Hetzel : « Bibliothèque d’éducation et de récréation », ce que je trouve une appellation d’une noblesse extraordinaire. Et donc on a gardé ça en référence, nous nous sommes dit au début du spectacle que nous faisions aussi un spectacle pour l’éducation et la récréation populaire. Et moi, je n’ai pas eu à me forcer, c’est ça que j’aime. Pour moi, c’est ça le théâtre populaire. Je pense que le théâtre est éducatif, je pense qu’il est récréatif. Je ne veux pas paraître prétentieuse mais c’est mon but et je pense qu’on fait du théâtre populaire.

« Le théâtre est éducatif et récréatif. »


Et cette fable éducative, elle est aussi singulièrement politique, ce qui peut paraître un pari risqué aujourd’hui ?

Au départ, j’avais envie de faire autre chose, de faire un cycle Shakespeare. Je ne dis pas que Shakespeare n’est pas politique, mais j’ai senti que j’avais tellement envie de faire un spectacle politique que j’étais en train de tordre Shakespeare. Donc j’ai abandonné cette idée, lorsque je suis tombée sur cette fable qui est éminemment politique, et je me suis dit : « voilà, c’est de ça que j’ai envie de parler ».

Alors je ne sais pas si c’est un risque ou pas, je pense que faire du théâtre en est toujours un : risque de sacrilège, risque d’échec, risque d’erreur... Maintenant que cela marche, je me rends compte que nous avons inconsciemment pris un risque gigantesque en faisant un spectacle qui n’était pas un spectacle de dénonciation, mais un spectacle d’espérance. En ce moment, je pense qu’on a plus besoin d’utopie. Quoi dénoncer de plus que ce qui est dénoncé tous les jours dans les journaux ?

Ce n’est qu’à la fin des répétitions qu’on a commencé à se dire que nous n’étions pas dans le « courant ». Et ça nous plaisait évidemment, mais on savait que si les gens résistaient, et on était morts. Mais s’ils ne résistaient pas, s’ils sont comme nous, et qu’ils embarquent sur ce bateau, et qu’ils y croient, et que ça leur donne un jus frais dans la bouche, qui leur donne du courage ? Je ne savais pas si on n’allait pas avoir des réactions très cyniques, très intellos. On tendait un peu le dos les premiers jours. Et puis non, cela ne s’est pas passé ainsi, les gens ont embarqué sur le bateau.

Sur scène, justement, cela parle beaucoup de politique, et le personnage de Jean LaPalette, qui réalise le film sur le naufrage, voit même du politique partout.

Oui, oui, lui est un vrai militant, c’est un socialiste comme il y en a eu au théâtre et au cinéma, qui ont fait des choses comme L’Émeute sur la barricade, de petites fables édifiantes, très copiées sur le cinéma le plus bourgeois qui soit puisqu’ils n’avaient pas d’autre exemple, mais avec un contenu politique. Et Jean Lapalette, lui, sent que le cinéma peut et doit être un instrument d’éducation et de militantisme. Et souvent les militants ont tendance à croire que le politique peut tout enserrer. Mais le politique ne peut pas tout enserrer, parfois il y a l’érotisme, parfois la passion, des choses qui font éclater le militantisme, ou alors cela devient d’un didactisme à pleurer.

Quant au message politique, il prend pour prétexte un naufrage, à l’orée de la première Guerre mondiale. Celui d’une époque peut-être ?

On n’a pas pensé ainsi au « naufrage du siècle ». Je ne pense pas qu’on puisse dire que la guerre de 14 est un naufrage, d’ailleurs. On a oublié l’énergie artistique, idéologique, qu’il y avait, tout l’espoir, la science... Tout était là : Einstein, Freud, Marx. Et arrive cette guerre absurde et qui fait passer — en un mois ! — du tout possible à l’invraisemblable. 1914 n’est pas un naufrage, c’est bien pire, une bombe, un fracas, un tremblement de terre qui brise le siècle.

Ici, le naufrage, c’est comme chez Jules Verne ce qui permet la fable, ce qui remet les pendules à zéro, comme cela est dit dans la pièce : « Les circonstances n’ont jamais été aussi favorables, pas d’histoire, pas d’État, pas de monument, nous sommes au commencement du monde ». C’est l’occasion de rappeler par cette histoire que le but de l’humanité c’est d’essayer de vivre ensemble, et bien. Que ce n’est pas de s’exploiter les uns les autres de plus en plus, mais de trouver le modus vivendi pour vivre le moins mal possible ensemble. Et que c’est amusant ! C’est une pièce qui croit à l’utopie, qui montre où gît l’ennemi, et qui y croit !

« Le but de l’humanité, c’est d’essayer de vivre ensemble. Et c’est amusant ! »


Une figure est très présente tout au long de la pièce, alors que la guerre approche : Jaurès.

C’est l’homme de cette époque. C’est un grand historien, un grand écrivain, un grand tribun, un grand homme politique. Nous nous sommes attachés de plus en plus à lui. Je l’aimais déjà beaucoup à cause de son Histoire de la Révolution, mais quand on voit ce que sont les leaders politiques à notre époque, et ce que c’était que lui. Or, notre cheminement n’est pas parti de l’actualité, mais d’une volonté de revirginiser des mots qui pour nous sont importants. Quand Jaurès les prononçait, ils étaient vierges, ils étaient flamboyants, ils étaient incandescents, ils portaient leurs fruits, ils tapaient juste. Aujourd’hui, les mêmes mots dits par des gens qui au fond ne les défendent pas vraiment ne nous touchent plus.

Et ce décalage, qu’en pensez-vous, sur des mots comme « Nation » par exemple, ou « identité nationale » ?

Dans la pièce, il n’y a le mot « Nation », mais il y a « patriote ». Cela soulève un dilemme, dans la pièce : « Pouvait-on être pacifiste sans être un traître et un déserteur, pouvait-on être patriote sans être un bourgeois nationaliste et obtus ? » Et je pense qu’il y a pour la Nation ou l’identité nationale le même dilemme. Est-ce que oui ou non on peut aimer la France, son pays, sans être un réac’ affreux ? Peut-on aussi avoir une vision mondialiste sans être un adepte de la mondialisation économique ? C’est comme quand Marx dit que les ouvriers n’ont pas de patrie et que Jaurès répond quelle blague, bien sûr qu’ils en ont une ! C’est pareil, c’est extrêmement complexe, et c’est ça la politique, il faut avoir le courage, la franchise de cette complexité. La Nation, le rapport qu’on a avec son pays, c’est très complexe. Moi, mon père était juif russe, ma mère était Anglaise, je suis née en France, j’ai énormément voyagé, j’ai des pays que je considère comme des « deuxième pays ». Mais je défends la France, si je suis à l’étranger et que j’entends une connerie sur les Français, je réagis. Vous voyez ce que je veux dire ? On a le droit d’aimer son pays et de défendre les sans papiers : c’est depuis que nous avons abrité des sans papiers que j’ai fait accrocher le drapeau français sur la façade de la Cartoucherie.

« Le théâtre est là pour favoriser une résistance. »


Jaurès, justement, voyait dans le théâtre « un moyen de lutte sociale, de hâter la décomposition d’une société donnée et de préparer l’avènement d’une société nouvelle ». Est-ce une ambition dans laquelle vous vous retrouvez ?


Au moins pour ce qui est de préparer l’avènement d’une société nouvelle, oui. Le théâtre est là pour apporter un éclaircissement, favoriser une résistance.

D’où l’image du phare ?

D’où, dans cette pièce, l’image du phare, oui. Ce que je retiens dans cette image, c’est une lueur obstinée.

Les Naufragés sont un spectacle d’éducation et de récréation, disiez-vous. Dans la pièce, les personnages cherchent justement à réaliser cela, par le biais du cinéma.

Oui, c’est une idée qui est arrivée très tôt dans la préparation. J’adore ça, d’abord, et je pense que beaucoup de comédiens du Soleil aiment le cinéma profondément, pas comme tous les acteurs qui veulent faire du cinéma : ils l’aiment en tant qu’art, en tant que moyen d’expression. Moi, j’aimerais beaucoup en refaire, mais je ne veux pas passer les quatre ans nécessaires à trouver de l’argent pour refaire un film, je ne peux pas, je n’ai pas la possibilité de ça, j’ai une troupe, j’ai « charge d’âmes », je ne peux pas laisser les gens dans la nature pendant quatre ans pendant que je cherche un producteur.

Pour la pièce, le cinéma était dans la proposition que j’ai faite aux acteurs dès le départ. Il nous fallait une distance, certains diraient « mise en abyme », nous appelons ça parfois une « béquille », une idée que nous utilisons pour commencer, en nous disant que peut-être elle ne perdurera pas. Bien sûr, non seulement ça a perduré, mais ça a pris de plus en plus d’ampleur. Et le cinéma muet est venu très très vite, dès les premières répétitions. Comme on était en 1914, c’était du cinéma muet. Certes, les acteurs parlaient à l’époque, tout de même... Mais pas toujours, par exemple D. W. Griffith a dirigé certains films en disant aux acteurs de ne pas émettre de son.

Cette réflexion formelle, cette « distance », c’est un souci ancien, et permanent dans les spectacles du Théâtre du Soleil ?

C’est la distance absolument nécessaire au théâtre, une sorte de métaphorisation de l’espace, du temps. Il faut une transfiguration au théâtre, du moins je pense qu’il le faut, sinon il n’y a pas de théâtre. Donc il y a un moment où cette transfiguration s’étend à tout, elle passe par le corps des acteurs, elle s’étend à l’espace, au décor, à la petite maquette du bateau dans la tempête... Et le cinéma travaille là-dessus, les gens de cinéma ne s’en rendent pas compte d’ailleurs, ils croient qu’ils sont loin du théâtre alors que c’est souvent par des procédés théâtraux qu’ils trouvent leur poésie au cinéma — pas toujours mais souvent.

Là, on s’est rendus compte très vite que les mots qui étaient dits étaient des mots qui avaient été tellement galvaudés, qui étaient tellement vidés de leur sang, que pour qu’ils reprennent une innocence, une émotion, il fallait une distance et qu’elle était donnée par le silence. Quand vous lisez le mot, par exemple, « lutte des classes », vous vous le dites à vous même, et vous avez en vous même un pouvoir de réflexion, on ne vous l’assène pas. On sentait que ces mots n’étaient plus dits, qu’ils étaient en général assénés, et donc qu’ils avaient perdu leur vertu, soit de réflexion, soit d’espoir. En revanche quand on arrive à ce que l’acteur l’exprime avec sa sincérité, et que vous le disiez par vous même, vous êtes spectateur et lecteur, comme s’il y avait une dimension de la littérature qui était là. On ne savait pas si ça marcherait d’ailleurs, mais je savais que sur moi, ça marchait, et après tout je n’ai que ça comme critère.

« Le silence redonne aux mots une innocence, une émotion »


Le spectacle est maintenant lancé, et comme d’habitude vous jouez sans avoir fixé de date d’arrêt. Pendant ces périodes, parfois plus d’un an, le spectacle évolue lui aussi ?

Le spectacle reste essentiellement le même, mais il mûrit. Pour Les Naufragés, il est apparemment très simple, mais en réalité très complexe à mettre en place et à garder, il y a tellement de réglages que c’est un peu comme les dominos, s’il y a une petite erreur quelque part, cela peut entraîner dix petites erreurs à la suite, nuire au rythme. Mais cela se produit de moins en moins. Les passages écrits, eux, évoluent pendant les répétitions, en relation entre les comédiens, l’auteur. Mais à partir du début des représentations, cela n’évolue plus.

Puis, en général, dans un spectacle, il y a toujours un moment où le spectacle mûrit et arrive à sa fleur, et ensuite un autre travail commence qui est de ne pas pourrir, ne pas s’abîmer, ne pas dessécher. Et alors il faut parfois prendre une après-midi entière pour enlever des scories, des petits trucs, des suppléments qui se sont accumulés et enlèvent de la transparence, de la translucidité à la pièce.

On sent toujours au Théâtre du Soleil et dans vos mots une attention très particulière au public.

C’est à dire qu’il y a deux moments. Il y a un moment où il ne faut pas se préoccuper du public, c’est pendant les répétitions. Moi, je ne peux pas me dire quelle va être l’émotion du public, je n’ai comme critère que ma propre émotion, qui doit être confortée par l’émotion des comédiens. Si je leur dis que j’ai trouvé ça très bien et qu’eux me disent pas du tout, là, il y a un problème, mais quand moi j’ai senti que j’avais la chair de poule, que j’étais émue, que j’ai ri aux larmes, je ne peux pas me dire : « Est-ce que le public va rire comme moi ? », mais simplement : « Oui, j’ai ri, c’est drôle ». Donc je ne pense pas au public.

Par contre, là où on commence à penser au public, c’est un moment très important, lorsqu’on se demande : « Est-ce que tout est clair ? Est-ce bien compréhensible ? » Et ensuite, le moment où il va arriver. Parce qu’à mon avis, au moment où les gens passent le portail de la Cartoucherie, ils doivent se sentir désirés, aimés, utiles... Se sentir les rois de la fête ! D’ailleurs il y a une phrase que je dis toujours au moment du petit meeting qu’on fait avec les acteurs avant qu’on ouvre la porte, à chaque fois on se parle de tout un tas de choses, on se fait des petits discours, et puis je dis : « Le public entre », comme on dit « Le roi entre ». Au moment où le public entre cela veut dire que le roi est là. On peut faire des erreurs, mais tout est fait pour que le public reparte de chez nous nourri, apaisé, encouragé à être humain.

« Une pédagogie jubilatoire. »


Et cette relation chaleureuse avec le public, avez-vous conscience qu’elle est réciproque ?

Elle l’est énormément, c’est une gratification extraordinaire. Les applaudissements bien sûr, mais aussi la façon dont les gens parlent lorsqu’ils entrent dans le théâtre, la façon dont ils montrent le théâtre à leurs amis qu’ils amènent pour la première fois, la fierté avec laquelle ils le montrent. « Ah, je suis contente que tu vas voir ça ! » disait une dame hier soir. Parfois je passe des colères terribles dans certains théâtres. On sort, le public a à peine fini d’applaudir, on est dans le hall et on vous pousse déjà dehors. « Madame, allez discuter sur le trottoir », on nous dit ça, dans des théâtres, publics parfois, un quart d’heure après la fin du spectacle, même pas, dix minutes ! Ce n’est pas possible !

Vilar voyait dans le théâtre un service public, comme le gaz, l’eau ou l’électricité.

J’adhère complètement à cette vision. Et c’est d’ailleurs pour cela que nous sommes subventionnés. Pour rendre l’argent que l’on nous donne. Notre devoir est là, dans une pédagogie jubilatoire.

Mais ce souci n’a-t-il pas tendance à se perdre aujourd’hui ?

La politique du pouvoir actuel, en tout cas, n’est pas à la pédagogie. Ni dans l’Éducation nationale, ni dans la culture. Au sein du monde du théâtre, ce souci reste tout de même fréquent. Même si certains signes me font parfois craindre un divorce avec le public. Sans vouloir paraître réactionnaire, je pense qu’il faut parfois savoir pour qui on travaille. On a tout a fait le droit de faire ce qu’on peut appeler un théâtre de laboratoire, pour quelques spectateurs. À ce moment là, la question des moyens se pose, donc du prix. Elle se pose, mais je n’ai pas de réponse.

Et puis, il y a ce que moi j’espèrerais pouvoir définir comme un laboratoire pour un grand nombre, un laboratoire pour un théâtre populaire. Il y a du laboratoire dedans, il y a de la quête, de la recherche. Parce qu’il y a aussi une autre tendance tout aussi réactionnaire, qui serait d’assimiler le théâtre populaire à la soupe du même nom. Non, le théâtre populaire, c’est ce que définit très bien Vitez comme « le théâtre élitaire pour tous ». C’est une définition courageuse et dont j’aimerais pouvoir dire que je la suis.

« Le théâtre populaire n’est pas la soupe du même nom. »


Et ce souci, parvenez-vous à le transmettre autour de vous, aux personnes qui ont travaillé avec vous ?

Certains le conservent, oui, des gens comme Christophe Rauck à Saint-Denis, des gens qui font leur théâtre, qui ont leur individualité mais qui œuvrent dans ce sens.

La problématique du théâtre populaire, c’est aussi d’attirer un public effectivement « populaire », divers. Sartre critiquait ainsi le TNP, en signalant que son public était resté essentiellement petit bourgeois, et pas ouvrier.

Je pense que Sartre a souvent dit des bêtises. C’est vrai qu’il n’y avait à l’époque pas beaucoup d’ouvriers qui allaient au théâtre, il y en a d’ailleurs toujours assez peu, mais ce n’est plus vrai de leurs enfants. Leurs enfants y vont, par l’intermédiaire des lycées, des profs qui se battent pour eux, et que j’appelle les héros des temps modernes. La diversité du public, c’est une problématique à laquelle on est confronté et que l’on résout plus ou moins bien selon les jours, selon les spectacles, selon les moments. Il y a toujours beaucoup de jeunes, tous les jours il y a plus d’un quart de la salle qui sont des lycéens, des collégiens. La diversité est assurée par là, il n’y a pas que des petits bourgeois au collège, et tous les collèges viennent, y compris des établissements dits difficiles. C’est là qu’on la voit, la difficulté, d’ailleurs pas forcément avec les établissements auxquels on pourrait s’attendre.

Parfois, le premier réflexe des enfants quand ils arrivent, c’est de dire « j’comprends pas », avant même que le spectacle commence vraiment. Le spectacle ouvre, la lumière s’allume, et on entend « je comprends rien ». Et ça, ça fait pleurer. Parce qu’on sent que c’est une décision prématurée. C’est ce que je leur dis, d’ailleurs. Quand les jeunes arrivent et affirment qu’ils ne peuvent pas comprendre, c’est une décision prématurée. Elle ne leur incombe pas totalement, mais quand je m’adresse à eux, je fais comme si c’était leur décision. Je leur parle comme à n’importe quel spectateur.

Il n’empêche qu’ils en sont totalement convaincus, et donc ils ne comprennent rien. Là, il y a une résistance, et cela dépend beaucoup des professeurs et du niveau de préparation, on le sent à la façon dont ils entrent dans le théâtre, combien on les a préparés à ce désir, pour qu’ils arrivent ici en tant que parties prenantes, en tant que participants, à égalité avec tous les autres qui sont là. C’est difficile, mais c’est rare, et cela s’explique généralement, par la fatigue, la faim. Et pourtant on a aussi des exemples de jeunes qui arrivent de l’autre bout de la France, des Landes, qui sont fatigués, disent « je vais dormir », et viennent me voir à la fin, en larmes, et me disent « c’est magnifique ». Donc tout est possible.

Le théâtre populaire, c’est aussi un questionnement sur le répertoire. Faut-il un répertoire nouveau comme l’envisage Piscator, adapté à la « masse » ? Ou bien s’agit-il de donner accès, comme Vilar, à un répertoire considéré comme un patrimoine ?

Il faut faire les deux, moi je pense qu’il faut faire les deux, j’ai envie de faire les deux, on a fait les deux. Je pense que nous vivons à une époque, différente de celle de Piscator, de celle de Vilar, et je pense qu’on a le droit de faire ce qui nous paraît juste. Cette fois, je voulais mettre en scène Shakespeare, et comme je vous l’ai dit, j’étais en train de le tordre parce que j’avais envie d’un spectacle extrêmement politique. Avec les Éphémères, non, au contraire, j’avais envie de parler aux souvenirs des gens, aux inconscients. Nous ne sommes pas faits que de discours de Jaurès, nous sommes aussi faits de traumatismes enfantins, de parents divorcés, de pères alcooliques. Je crois que les gens qui font du théâtre ne peuvent pas obéir à telle directive de tel syndicat, tel parti ou telle administration.

Et ce projet Shakespeare, est-il toujours envisagé ?

Il n’est pas abandonné, j’espère bien que je remonterai un Shakespeare. Le dernier classique que nous avons monté, c’était Tartuffe, en 1995. Tant que ça n’arrive pas, c’est que ça ne me manque pas, je pense que le jour où ça me manquera nous le ferons.

« J’espère remonter un Shakespeare »


Est-ce que la difficulté n’est pas aussi de concilier cela avec la démarche de création collective devenue prépondérante ?

Bon, pour la pièce actuelle, forcément, tout est collectif, la création, l’écriture, tout. Mais le théâtre est toujours collectif. Ce sont plutôt des questions de thèmes. Au fond à un moment j’ai eu envie de parler par Macbeth du pouvoir actuel, et il a bien fallu se rendre compte que non, Sarkozy, ce n’est pas Macbeth. « J’abîme Macbeth », me suis-je dit. Il ne faut pas faire ça, mais ça ne veut pas dire que je ne monterai pas Macbeth un jour.

Il y a aussi autre chose à quoi il faut faire attention lorsqu’on monte un classique, c’est qu’il y a une sorte de petit concours inconscient auquel on peut se prêter, la « nouvelle lecture », et ça il faut arriver à ne pas rentrer là-dedans. Les sorcières, c’est un concours : qui va réussir à faire que ces sorcières soient bien dans Macbeth ? Il y a Kurosawa qui fait quelque chose, il y a Orson Welles qui fait quelque chose. Et moi, et moi, et moi ? Comment je vais les faire ? Quand on en est là, on est dans le concours, et si on est dans le concours, d’une certaine façon on n’est pas dans le travail des « mediums » que doivent être des acteurs et un metteur en scène face à une pièce du répertoire. Il ne faut pas vouloir posséder la pièce mais se laisser posséder par elle.


Propos recueillis le 5 mars 2010. Merci à Ariane Mnouchkine et à la troupe du Théâtre du Soleil pour leur accueil.

Entretien à retrouver sur le blog collectif La Brèche