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Les longs cheminements de la troupe du Soleil (2)

" Vous êtes superbes, vous êtes terrifiants " [1]


... emmener le spectateur au pays des merveilles en l'amusant chemin faisant par sa technique éblouissante.
Vsevolod Meyerhold, Du théâtre

... l'apparition d'un être inventé fait de bois et d'étoffe, créé de toutes pièces, ne répondant à rien, et cependant inquiétant par nature, capable de réintroduire sur la scène un petit souffle de cette grande peur métaphysique qui est à la base de tout le théâtre ancien.
Antonin Artaud, Le théâtre et son double

... la marionnette est une des formes de théâtre qui me fait le plus rêver.
Antoine Vitez, Le théâtre des idées

 

Répétitions Tambours sur la digue © Martine Franck / Magnum Photos

 

 

Avec Tambours sur la digue dont la fabrication-création dura un an, cette " maison du présent " [2]qu'est le Soleil s'enfonce profondément dans l'histoire ancienne, entre Chine et Japon, dans un Orient de fiction et de hautes techniques théâtrales : histoire d'une Chine immémoriale pour la fable, bunraku et Nô japonais pour la forme. La distance, cette fois, se tend au maximum : partant des inondations qui ont ravagé la Chine pendant l'été 1998, la fable ne réfère à aucune autre réalité vécue, ne met en scène aucun personnage historique [3], pour faire lever cependant avec force des problèmes contemporains liés à la corruption, à l'urbanisation mal contrôlée, aux malfaçons qu'elles engendrent sur les digues comme dans les immeubles d'habitation, à la prise de décision politique aussi, et aux guerres fratricides qu'elle peut entraîner, aussi terribles que les cataclysmes naturels, inondations intestines [4]contre lesquelles il n'est point de digues. Aller si loin pour parler si près... Radical et splendide, le spectacle, créé aujourd'hui et de toutes pièces, paraît surgir de la nuit des temps : aux confins du théâtre, il explore son cœur même, à la recherche de son " huile essentielle " [5]. Le texte semble poli par la lecture des grands Nô traduits en anglais dans la lecture desquels Hélène Cixous s'est plongée dans les bibliothèques de Chicago, tandis que la troupe partait sillonner l'Asie avant les répétitions ; il est ''réduit" au sens culinaire du terme, comme l'on dit d'une sauce goûteuse, par les contraintes liées au plateau et aux comédiens qui ont à tenir plusieurs rôles ; il est rythmé et simplifié pour les étranges voix qui le parlent, puisque les acteurs jouent de grandes poupées manipulées par leurs camarades transformés en koken voilés de noir. Inédit, un genre nouveau émerge des savoirs anciens, puisque la marionnette se trouve ici une voix, la sienne [6]. Il a fallu pour cela vingt-sept versions recensées, peut-être plus, du texte écrit - fait, défait et refait par la grâce du fax et de l'ordinateur -, soumis à l'épreuve de la scène, à celle des exercices-expériences multiples sur la profération (haïku, grommelots, opéra) et à la concision impitoyablement exigée par le jeu des marionnettes.

Ralentissement, précision du geste et de la profération. Loin de la froide gestuelle imposée aux grands acteurs de sa distribution par Claude Régy dans Quelqu'un va venir, loin de la contention infligée aux corps corsetés où seuls bras et doigts se meuvent, on a cependant affaire ici à un travail qui renvoie aux mêmes sources, proches du symbolisme du début du siècle. Dans les deux cas, même fascination des metteurs en scène pour une lenteur totalement dominée, tenue. Mais si l'art de Régy s'inspire de l'écrivain Maeterlinck et de son théâtre du quotidien pour marionnettes chuchotantes, s'il veut révéler, en immobilisant le corps du comédien et en le concentrant à l'extrême, les mouvements intérieurs de la conscience, les strates profondes de l'inconscient et l'inéluctable trajectoire de la mort toute à son œuvre de moisissure, celui de Mnouchkine, qui cherche l'épure à la fois sereine et inquiète, comme suspendue, du jeu de la vie, de la mort et de l'Histoire, suit les traces des praticiens-penseurs du théâtre. Craig et sa réflexion sur la marionnette, " descendante des antiques idoles de pierre " [7] et ancêtre de 1'acteur. Ou Meyerhold, qui de 1913 à 1939 ne cessera de faire 1'apologie de son " monde enchanteur, de ses gestes expressifs, soumis à une technique particulière, magique, avec une raideur qui est déjà devenue plastique " [8], et selon lequel celui qui maîtrise " l'art de diriger l'acteur du théâtre de marionnettes " (...) connaît " les secrets de ces merveilles théâtrales que - malheureusement ! - les "théâtreux" que nous sommes ne connaissent pas " [9]. Avec ses collaborateurs et ses acteurs, Mnouchkine crée des " surmarionnettes ", selon l'expression craiguienne, superbes et terrifiantes. Multipliées, les distances se font mystérieuses, séparant et reliant personnages, marionnettes, acteurs, et manipulateurs qui sont comme les délégués sur le plateau du metteur en scène et du compositeur-interprète. Cohésion remarquable de la troupe où malgré des performances individuelles étonnantes, c'est l'ensemble que l'on retient.

Est-ce l'actrice ou ses manipulateurs qui fait " chevroter " [10] la silhouette de la marionnette trapue et soyeuse du vieux seigneur Khang ? Sont-ce les manipulateurs, la musique de l'orchestre de Jean-Jacques Lemêtre où coexistent le shamisen du Bunraku et le hautbois, une puissante soufflerie, ou bien les acteurs qui agitent les vêtements des poupées frissonnantes, aux prises avec la tempête qui se lève ? Les koken au regard rivé sur leurs créatures suivent sous leur voile noir les mouvements des acteurs vivants qui les entraînent souvent, mais ce sont eux qui les soutiennent pour les entrées et pour les sorties, où les poupées perdent progressivement l'énergie du jeu qui les a animées pour redevenir matière inerte, pur objet. Mais ce sont eux qui les guident lorsqu'il s'agit de franchir d'un bond plus ou moins léger les obstacles d'un dispositif aux parcours complexes, ou qui les élèvent dans de fabuleux portés où la marionnette triomphe, ordonne ou agonise et meurt, perdant de ses flancs meurtris qu'aucune épée n'aura percé un filet de tissu rouge. Mais ce sont eux encore qui les allègent d'un peu de leur poids pour obtenir ce pas glissé venu du Nô, tandis que la musique soulève presque visiblement le pied de l'acteur ou tisse un tapis d'air sous lui...

Interrogée à Moscou sur le rôle du metteur en scène, Mnouchkine avait répondu qu' " il a à nettoyer la glace devant les acteurs pour que ceux-ci puissent librement y glisser " [11]. Une actrice en patins à roulettes traversait des Nuits d'éveil en virevoltant. Ici, les acteurs glissent, ils échappent à la pesanteur, s'envolent, en habitant la forme de la marionnette que chacun s'est inventée...

La jeune fille révoltée a trouvé asile dans une poupée chamarrée, mais usée, aux mains de porcelaine blanche fragiles, comme déjà cassées et couturées. Raidies par l'art, fines et immobiles, les petites mains des marionnettes bouleversent dans leur délicate inertie. Ce sont le plus souvent les koken qui tiennent les accessoires (éventails, ombrelles, épées, lanternes), et qui les manipulent. Le mouvement incessant vient du reste du corps, de ses zones articulées, balançant oscillant, chancelant de droite et de gauche, en quête de l'équilibre toujours perdu et toujours à atteindre. Mais comme toute règle au théâtre est faite pour être à la fois respectée et déjouée, les mains de l'Architecte assassiné s'accrochent au bord de la digue, au bord de la scène, et les montreurs noirs doivent déplier soigneusement les doigts cramponnés pour pouvoir évacuer le cadavre. On s'interroge : qui est là ?

Tout ici est dessiné comme sur une estampe, les groupes paraissent sculptés ; les koken s'effacent parfois sous le noir de leurs uniformes, d'autres fois, surgissant au lointain, ils sont aplatis par le fond coloré, et nous semblent n'être alors que les ombres des grandes poupées devenues tout à coup autonomes. L'action a lieu entre ciel et fleuve, figurés par des panneaux de soie : vingt-deux tentures verticales aux teintes subtilement dégradées, régulièrement effeuillées, peintes de nuages ou de paysages (" Les couleurs du ciel changent si vite ", dit le texte), et deux étoffes à étaler et à faire onduler, eau bleue très tôt rosie du sang des combattants. La lumière toujours si solaire de la Cartoucherie s'est assombrie. Quatre des travées latérales de son "ciel" ont été obscurcies, et le noir des uniformes épaissit les couleurs, en assombrit la palette. Le propos de cette authentique aventure théâtrale où Mnouchkine a engagé ses comédiens, vaincu les peurs et les découragements fréquents, pris tous les risques, est plus dur sans doute que celui d'autres spectacles. L'inondation engloutit tout, l'eau qui envahit la scène, à la fin de la représentation, emporte les poupées du Maître de marionnettes qui, dans l'eau jusqu'au cou et veillé par son koken, sauve un à un ses petits artistes, à l'effigie de toutes les marionnettes-personnages du spectacle, en les installant côte à côte face au public. On revoit alors les rangées de poupées innombrables et haut perchées qui, du haut des murs, fixaient le public dans Sihanouk ; on songe aux figurines du théâtre de mie de pain du ghetto juif de Vilno pendant la terreur nazie qu'évoque souvent Ariane Mnouchkine : résistance par l'art qui seul peut résister ? Immortalité de l'art du théâtre, au commencement duquel se trouvent les marionnettes ? Avertissement lancé par les minuscules rescapés du désastre, répondant à celui que lançaient déjà en 1926 les pantins à taille humaine, à 1'effigie des personnages, alignés au final du Revizor de Gogol-Meyerhold à Moscou ?

Si Tambours sur la digue répond aux utopies de ceux qui, au début du siècle, ont pensé la réforme du jeu de l'acteur, le spectacle répond aussi au défi des pantins virtuels créés par les technologies numériques. Par les seules forces humaines [12], et au cœur même d'un difficile travail d'acteur, la dialectique grotesque du vivant et de l'inerte, de l'animé et de l'inanimé est portée à incandescence, nous troublant profondément. L'émotion est d'ordre éthique et esthétique, elle est intensifiée par la prise de conscience de la somme d'efforts, de recherches quotidiennes sur les lois du mouvement, de la transposition (hypothèses, expériences, échecs, réussites) qu'a demandée cette œuvre-là, devant ce travail commun de fabrication théâtrale, où l'un n'est rien sans l'autre, où le travail artistique s'accomplit en s'appuyant sur des matériaux précieux comme le voulait Craig, et, loin de toute déclaration tonitruante ou balbutiante, en avançant, en se donnant le temps, " le seul trésor qu'on doit fournir aux comédiens " [13], pour avancer.

L'émotion confine peut-être au sacré. " Le Visage de la marionnette est immobile. Sur ce miroir passent les innombrables expressions de nos passions. Le visage immobile, l'espace n'en est que plus grand ", écrit Hélène Cixous [14]. Sur celui de la jeune femme qui est ma voisine d'un soir, les larmes roulent. À ma question, elle répond : " Les yeux, ce sont les yeux ". Car les mains ne sont pas les seules à avoir conquis l'immobilité. Les fins visages sont couverts de masques souples, bricolés avec de la gaze, des collants rembourrés, teints ou fardés qui les déforment, leur donnent une autre forme, les rendent méconnaissables. Dans cette re-création, où il ne s'agit plus tant de contrainte que de conquête, les yeux enfoncés paraissent de bois ou de pierre. " C'est à l'extase qui saisit le Visage qu'on aperçoit l'immensité des Dieux", continue Hélène Cixous. Corps en extase de la surmarionnette selon Craig - acteur " avec le feu en plus et l'égoïsme en moins" -, regards plats et fixes de la poupée qui ne sont autres que les yeux vivants de l'acteur... L'expérience de la représentation, qui rend le public proche du travail accompli comme de l'énigme de sa réalisation finale, a une dimension de transcendance : transcendance de l'art, en tout cas - art du théâtre, qui emporte, soulève, communique l'énergie nécessaire pour affronter l'obscurité, qui donne des ailes au spectateur, celles-là mêmes dont Mnouchkine, en les faisant marcher sur le chemin des marionnettes, a doté ses acteurs.

 


Béatrice PICON-VALLIN
Extrait de " A la recherche du théâtre - Le Soleil, de Et soudain des nuits d'éveil à Tambours sur la digue - Les longs cheminements de la troupe du Soleil",Théâtre/Public , n°152, mars-avril 2000, pp.10-13

Lire le début de l'article Les longs cheminements de la troupe du Soleil (1) consacré à Et soudain des nuits d'éveil

  1. [1] Courrier des spectateurs au Soleil, à propos des Atrides.
  2. [2] H. Cixous, "Un moment de conversion", in programme des Nuits d'éveil.
  3. [3] Comme dans Sihanouk ou L'lndiade.
  4. [4] H. Cixous, "Le théâtre surpris par les marionnettes", in programme de Tambours sur la digue
  5. [5] Expression d'A. Mnouchkine, in A. Héliot, "La quête spirituelle d'A. Mnouchkine", Le Figaro, 27 août 1999.
  6. [6] Et non plus celle du chanteur du Bunraku.
  7. [7] E.G. Craig, De l'art du théâtre, Paris, Lieutier-Librairie théâtrale, s.d., p.72.
  8. [8] Du théâtre, in Écrits sur le théâtre, volume 1, L'Âge d'homme, Lausanne, 1973, p.190.
  9. [9] Dédicace à S. Obraztsov, in idem, volume 4, p. 279.
  10. [10] Le mot est d'H. Cixous, "Le théâtre surpris par les marionnettes", art. cit.
  11. [11] R. Doljanskij, "A. Mnouchkine : Je dois nettoyer la glace", in Kommersant, 20 février 1998.
  12. [12] Tout en utilisant les ordinateurs et la vidéo dans le processus de création.
  13. [13] In "Tambours sur la digue, vingt-cinquième spectacle du Théâtre du Soleil", propos recueillis par J.-L. Perrier, Le Monde, 8 septembre 1999.
  14. [14] "Le théâtre surpris par les marionnettes", art. cit.