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Les Cantates, une prière profane

 

 

Les Cantates sont une prière profane à la décantation des nuées de violences qui assaillent les corps et les esprits, une imprécation conjuratoire dans la chair des esprits et le concret des corps , une tentative de délivrance vers la lumière des blocs d'obscurités où s'agitent les songes des errances et des impensés captifs, une incantation au transport des âmes et des corps.

C'est une matière brute, qui passe par éclats, fragmentations, ellipses, spirales de mouvements, et non par figuration illustrant ces états auxquels le récit peut suffire s'il fallait en faire la narration. Mais cela appartient à la littérature, ici il n'y a que du théâtre et dans sa forme pourrait-on dire presque archaïque, à traits coupants. Collision de séquences, sans raccommodages décoratifs autre que la passation du geste, sans sentence édifiante autre que la diction des "faits et gestes". Juste ces faits et gestes dans leur chaos non démonstratifs et leur rugosité sobre, même si des envergures naissent ici et là du déploiement des rencontres entre les mouvements, les voix, les spatialités et les sons.

Et qu'est-ce que cela concerne, sinon l'extension de nos facultés à saisir, à capter le passage des ondes qui transportent les consistances de nos sensations, et les associations, de nos pensées sur ces cas d'espèce que nous sommes parmi les choses et les existants, d'appartenance et de rejet, de conflit et de recueillement, de sens et de non-sens, d'approche et d'éloignement, de saisissement et d'effacement, de prises et de reprises.

C'est la recherche dans la matière, les corps et les mouvements d'une autonomie de la pensée et de la sensation. Et cette autonomie, c'est d'éprouver son instance imaginaire, sensorielle et concrète, ici et maintenant dans les configurations des gestes qui en déclenchent les sens. Et c'est une expérience des tempos qui en soutiennent les traçages et les mémoires.

Mais de cela on ne peut sans doute parler qu'à demi-mot, par allusion, tant la correspondance entre les actes scéniques et les explications est dans ce cas, impropre à décrire la réalité de l'engagement du geste théâtral. S'il se pense, il se pense par lui-même, dans sa matière propre qui est faite d'abord de temps et d'espaces, et de la conduction des corps et des matériaux qui en dessinent les traits, les vitesses, les affects.

Et les Cantates sont alors comme une cartographie mentale et physique de cette géologie des âmes et des corps qui vont par aspiration des gouffres aux lumières, des lumières aux pénombres, des pénombres aux explosions de blancheur ; ces lumières qui sont des affects, découpant dans les espaces des traces mémorielles, des résonances matérielles, des mutations sensorielles de passage. Comme les paroles sont à leur tour des oralités de passage, en transhumance vers les allégories qu'elles profèrent, si l'on entend le mot d'allégorie non dans le sens d'un passé réillustré, mais d'un présent actif où s'entremêlent les imaginations et les échos critiques et poétiques de ce qui advient. Les oralités sont des îles en archipel par où passent les courants et les contre-courants des fabulations, les imprécations, les conjurations, les chants de guerre et de désir, les prières profanes, les matières-monde, les paroles "enfouies sous la terre et d'élévation dans les airs". Les oralités sont dites allégoriques en ce qu'elles peuvent évoquer des "figures mentales" par frôlement, par affleurement sans que ces figures, ou réseau d'associations ne soient jamais représentés, explicités ou déterminés objectivement, mais restent dans la sphère de gravitation où elles résonnent en éclats multiples et diffus. Et les oralités passent par le tempo des voix, la ligne de fréquence vocale, qui portent l'attention à la diction des vocables, parfois simple voix isolée, parfois allant jusqu'au recouvrement de la matière lyrique, qui les accompagne et les soulève jusqu'à une autre matérialité physique du dire et du voir, mais ce sont avant tout des dynamiques qui rejaillissent des mouvements scéniques eux-mêmes. C'est aussi dans ce sens, une invitation à ré-agencer les perceptions des lieux du dire, de l'intelligibilité, de l'écoute, à les remodeler selon d'autres captations des mouvements et des imaginations, à les délier de certaines "lois du genre", puisqu'on ne les y retrouve pas dans leurs conventions et leurs marques - mais que ce processus engage une autre aventure des sens et des perceptions.

François Tanguy