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Guetteurs & tocsin

  • Guetteurs et tocsin
  • Publication du 10/04/2019

Noirceur communautaire

31 mars 2019

André Markowicz

D’abord, il y a une mise en scène des Suppliantes. — Je n’en parlerai pas, je ne l’ai pas vue (pour cause) — et une accusation, reprise par plein de gens qui ne l’ont pas vue non plus, d’un mot bien français, « blackface », c’est-à-dire de caricature par un « non-noir » de la couleur de peau d’un noir, ou la caricature de son visage. En gros, si je comprends bien, l’utilisation du « Yabon Banania » dans une pièce de théâtre, grecque, qui plus est. — Bon, je regarde les rares photos que je peux voir, je me renseigne, parce que, Philippe Brunet, le metteur en scène, je le connais depuis la Sorbonne, il a traduit Homère et Hésiode, et je ne sais combien de pièces antiques, et je sais qu’il est passionné par l’Afrique, qu’il a joué en Afrique (avec Jean Rouch), qu’il a parcouru l’Ethiopie à la recherche... de la lyre d'Homère, et qu’il l’y a trouvée, et même si je n’ai pas vu les spectacles de Démodocos (à part un, il y a plus de dix ans), je ne pense pas qu’il puisse se moquer de l’Afrique et des Africains, et, ce que je vois, ce n’est pas une caricature « négrophobe », ce sont des jeunes filles, nées blanches, je suppose (mais y en a-t-il qui sont asiatiques ?), qui ont la peau maquillée de noir. — À la question de savoir pourquoi ce sont des jeunes filles blanches qui jouent des noires (puisque le chœur des Suppliantes, il est noir, — en tout cas il vient d’Egypte — c’est dans le texte) la seule réponse possible est : pourquoi pas ?

Parce qu'aujourd'hui, s’il fallait absolument que des noirs jouent des rôles de noirs, alors, les noirs, leur répertoire, il serait bigrement limité dans le théâtre européen (mais personne ne joue cette grande pièce de Lamartine, « Toussaint Louverture », allez savoir pourquoi). Bref, si les noirs doivent jouer des rôles de noirs, ça veut dire qu’en dehors du personnage d’Othello, ils ne peuvent rien jouer du tout — vu que, par un fait d’histoire, les rôles du théâtre européen, depuis que le théâtre existe par écrit (depuis les Grecs) ont été écrits pour des acteurs européens, et donc, qu’on le veuille ou non, pour des acteurs blancs ¬ — et pas parce qu'ils étaient blancs, mais parce qu'ils étaient là (on sait que la démocratie athénienne était sélective, disons ça comme ça). Et ça veut dire aussi, par exemple, que Jean-René Lemoine n'avait pas le droit de jouer notre traduction de Cerisaie, en la transposant en Haïti (avec, qui plus est, une dame — extraordinaire, Jenny Alpha —, dans le rôle de Firs), parce que, n'est-ce pas, la Cerisaie, elle se trouve en Russie, et ils sont tous blancs, les Russes... Aujourd'hui, cette séparation par la couleur est simplement stupide : nous avons tous vu des acteurs noirs jouer les grands rôles de Molière ou de Shakespeare, et, que je sache, Bakary Sangaré, à la Comédie-Française, n’est pas cantonné dans des rôles de « nègres ». Et il suffit de voir les élèves du Conservatoire National avec lesquels je travaille pour comprendre que, non, ces jeunes gens et ces jeunes filles, quelle que soit la couleur de leur peau, joueront tout ce qu’ils veulent. Pas seulement la couleur de leur peau, mais aussi leur corpulence : il y a des gros, et des grosses, et des maigres, et des petits et des grands, — et, de ce point de vue-là aussi, le travail de Claire Lasnes-Darcueil est remarquable, mais il est, à des degrés divers parfois, le même dans les autres écoles de théâtre. Et il ne s’agit pas seulement de rendre compte de la diversité de la société française contemporaine. Il s’agit d’exprimer cette vérité toute simple : le théâtre, la poésie, le texte, n’a pas de peau. Il a une présence, une force, une vie. Un point c’est tout. — Évidemment que nous n’en n’avons pas encore atteint le stade de l’indifférence à l’apparence, comme nous n’avons pas atteint la parité entre hommes et femmes, parce que ces changements-là, aussi profonds, demandent des années et des années, mais le mouvement est lancé, et rien ne l’arrêtera. — Me revient au souvenir une phrase de Françoise Giroud qui, dans les années 80, je crois, disait qu’au moment où une PDG femme pourrait se permettre d’être aussi nulle qu’un PDG homme, alors, le combat de la parité serait gagné. Il en va de même, au moment où nous sommes, pour les acteurs « non-blancs ». Oui, pour l’instant, dans l’ensemble, il faut encore qu’ils soient meilleurs que les autres... Mais, 

allez, d’ici dix-vingt ans, on en verra de plus en plus aussi médiocres que la moyenne, et là, — je le dis très sérieusement — le problème sera réglé.

*

Mais il y a une réalité. Cette réalité, dans le 93, est claire — si j'ose dire. Je travaille, comme vous savez si vous suivez mes chroniques, au TGP. Là, on me raconte, comme une chose évidente, la recherche de stages d’une jeune fille, noire, du 93, auprès d’instances culturelles auprès desquelles elle aurait eu, par ses études et ses capacités, le droit de travailler. Elle a envoyé 100 CV, elle a reçu une seule réponse (finalement positive). Que refusait-on en elle ? La jeune noire, ou l'habitante du 93, ou les deux ?
Et la réalité de l'enfermement dans la misère, elle est indiscutable aussi. — Mais, si on y réfléchit, cet enfermement dans la misère, est-il dû à la couleur de la peau ou bien aussi à autre chose, qui est l'oppression sociale, terrifiante, dans laquelle ces gens vivent ? Pour le dire autrement : ces gens sont-ils opprimés parce qu'ils sont Noirs, ou Arabes, ou pour une autre raison ? — Et c'est là que tout change pour moi.

*

Ce qui s'est passé à la Sorbonne, à moi qui suis en ce moment à St Denis, me rappelle ce qui s'est passé au TGP avec la performance qui s'appelait "Exhibit B" (un spectacle sud-africain) — qui représentait un de ces zoos humains dans lesquels on exhibait des "specimens" propres, si j'ose dire, à ébahir le bourgeois occidental de la fin du XIXe. — Et là, alors que la performance, justement, ne pouvait que dénoncer l'horreur du fait, et alors que les premières critiques avaient été hautement positives, — parlant d'une expérience bouleversante, fondatrice : le fait de voir, finalement en vrai, en personne, ce que ça peut être, ça, de considérer un être humain comme un animal — l'équipe artistique et le TGP se sont fait accuser, d'abord par je ne sais quel groupuscule, puis, très vite, par des groupes beaucoup plus importants ayant pignon sur rue, — le CRAN — , de toutes sortes de monstruosités, d'être des racistes, des colonialistes, pour ne pas dire des esclavagistes. Tout de suite, des dizaines de personnes, dont aucune n'avait vu le spectacle, se sont précipitées devant les portes du théâtre, criant, manifestant, empêchant les spectateurs d'entrer, au point d'obliger à faire jouer le spectacle derrière des cordons de CRS : il s'agissait, criaient-elles, proclamant leur "fierté", d'une insulte à la "communauté noire". Et le CRAN demandait solennellement à avoir droit à une compensation : si ses membres levaient les barrages, eh bien, il fallait que le directeur du TGP, s'engage à changer sa programmation et faire jouer des spectacles issus de la "communauté"... ce qui revenait à dire que le théâtre devait se soumettre à une politique de quotas selon la couleur de la peau... et que, bien sûr, Jean Bellorini a refusé net, d'autant que son travail avec les habitants de la ville incluait naturellement des gens — enfants et adultes — de toutes les couleurs (mais personne, hélas, de vert avec des points rouges), et qu'il programmait des spectacles de metteurs en scène de toutes les origines, — et pas parce qu'ils avaient ces origines, mais parce qu'ils faisaient un travail qui l'intéressait.

*

Comment cette histoire des Suppliantes a-t-elle commencé, alors même que le spectacle s'était déjà joué sans aucune difficulté, et que le théâtre Démodocos existe depuis plus de vingt ans, faisant jouer, au gré de ses équipes (qui sont des étudiants, et donc, qui changent d'année en année), des noirs, des jaunes, des blancs, des grands, des petits, des grosses et des maigres, des vieux (certains professeurs y participent — je me souviens de Jean-Louis Backès, éminent comparatiste) et des jeunes ; un théâtre dans lequel, selon la saison, Athéna peut être noire, porter un masque blanc, ou blanche et porter un masque noir, juste parce qu'il y a dans la troupe, à ce moment-là, une fille, noire, qui est apte à jouer Athéna ? — Tout a commencé par une étudiante qui, voyant une photo twittée par je ne sais qui, a crié au "blackface" et en a parlé à ses "frères et sœurs" de la LdNA, Ligue de defense Noire Africaine" , laquelle se définit ainsi : "Mouvement luttant contre la Négrophobie et le Racisme, Discrimination &

Prônant le Respect de la Communauté Noire et menant des Actions Sociales & Humanitaires" (j'ai mis la photo de la page twitter, pour qu'on s'assure bien que j'ai mis les majuscules là où elles sont). Et donc, les membres de cette ligue (j'ai mis la photo de membres de cette ligue, heureux "de leur victoire" d'avoir empêché la représentation), se sont mis à harceler les étudiantes qui faisaient partie du chœur, à les intimider, les insulter et les terroriser, c'est-à-dire, très sciemment, à être toujours à la limite extrême de la violence physique. Et ces gens se filment, et postent leur exploits sur youtube (j'ai mis le lien, — c'est long, mais, si vous avez le temps, regardez, c'est plus qu'instructif). Moi, qu'y vois-je ? un groupuscule de gens qui s'installent sur la voie publique, empêchent tout mouvement, et s'interviewent les uns les autres, à propos du blackface, et de la fierté qu'ils éprouvent d'être noirs, ou de la honte qu'ils éprouvent à voir un spectacle raciste, — que, donc, ils n'ont pas vu, puisqu'ils l'empêchent. Et ça me rappelle ce qu'on faisait dire, en URSS, aux ouvriers modèles, aux mères de famille et aux retraitées de la sidérurgie à propos de l'ignominie de Boris Pasternak, de Joseph Brodsky ou de Soljenitsyne : je n'ai pas lu, mais ce qu'il écrit est une honte. Et les gens, autour d'eux, qui ne peuvent pas entrer, ou les autorités de la Sorbonne, ne voulant pas, évidemment, de heurts (parce que, là encore, nous sommes à l'extrême limite, juste en deçà), ont l'air de s'excuser. Et, tous, ils parlent de "communauté" — de "communauté noire". Comme si de rien n'était.

Et là, les instances "communautaires" du CRAN se mettent de la partie. Et le CRAN demande des compensations, un débat à la Sorbonne sur le "blackface", comme s'il s'agissait ça. La tactique est la même. Et puis, très vite, il y a l'utilisation politique de la chose : par exemple, ici, RT Russia organise un débat entre l'ancien président du CRAN, Georges Tin et... Jean-Yves Le Gallou, chantre du "grand remplacement" et invité régulier de la chaîne de Poutine. Et Georges Tin accepte l'invitation de RT. Il l'accepte pourquoi ? Parce qu'il a beau jeu de dire, dès lors, que les défenseurs du spectacle de Démodocos sont tous des fascistes, et — de fait, toutes sortes de groupuscules fascistes se lient pour défendre ces "Suppliantes", alors que ces mêmes groupes manifestaient naguère dans les rues et devant les théâtres, pour faire interdire un spectacle de Roméo Castellucci.

*

Mais, dites, puisque je suis traducteur, je vous le demande... traduisez. Qui parle, en France ou en Occident, de "communauté blanche" ? Ce n'est même pas le FN, ce sont des gens plus à droite que le FN, justement des types comme Le Gallou. Et si l'expression "communauté blanche" porte clairement une connotation fasciste et raciste, l'expression "communauté noire", elle, doit porter une expression démocratique ? Ou bien, non, ce n'est pas pareil... parce que les Noirs, ils sont exploités par les Blancs. — Mais, historiquement, les Noirs, sont aussi exploités par les Arabes, et le racisme anti-noir des pays du Maghreb vaut largement le racisme des Blancs. Et, encore une fois, est-ce que ce sont les Blancs qui les exploitent, ou un système, capitaliste, porté par des Blancs, et pas que par des Blancs, et, en Afrique, n'y a-t-il pas d'exploiteurs noirs des Noirs ?...

Parce que, dites, ça existe, en général, la "communauté noire" ? Les noirs, entre eux, ils sont donc solidaires parce qu'ils sont noirs ?... En Afrique, je n'ai pas cette impression, si je me souviens du Rwanda, ou si je pense à ce qui s'est passé ces derniers jours au Mali ?... C'est quoi, donc, la communauté noire, pour ces gens qui s'en proclament les défenseurs ? — Que serait une nation basée sur l'idée de communauté ? Une nation sans classes sociales, dont le socle est son origine, son essence ? C'est-à-dire une société à laquelle il ne manque qu'un grand leader pour être une société fasciste ?

Je ne sais pas, ça me rappelle, cet appel à la "communauté", ce qui s'est passé en Bretagne avec les bonnets rouges, quand les patrons, bretons, ont fait manifester leurs employés, bretons, contre les agressions parisiennes. Parce que, n'est-ce pas, un patron breton, pour un employé breton, c'est mieux qu'un patron parisien. Il exploite autant, bien sûr, mais on reste

entre Bretons. Et les patrons, bretons, ensuite, une fois les instances "parisiennes" vaincues (vaincues sans trop de résistance, comme nous savons) les ont tranquillement mis dehors.

*

Mais ce groupuscule de nervis, cette "Ligue de defense", dans les mêmes journées, s'est illustré par une autre action. Contre l'exposition Touthankamon. Oui, parce que, Touthankamon était noir, comme vous savez, et ne pas le reconnaître, c'est, là encore, spolier l'Afrique. Et ,là encore, ils se sont filmés. Vous avez ça en commentaire. Là, c'est beaucoup plus court et, par delà les appels à la "communauté" à se connecter en direct (parce qu'ils étaient en direct sur FB, je suppose, ou twitter), on y voit une banderole. La banderole dit ceci :

EUROPEENS AND FAMILY
VOTRE GÉNOME
EST : CRIMINEL HYPOCRITE
MENTEUR

"and family"... c'est qui, cette family ? les Arabes ? Et, "votre génome" ? c'est-à-dire que c'est inscrit dans leurs gènes, que les européens (donc, censément, les blancs) sont criminels, hypocrites et menteurs ? — et ça, ça ne vous rappelle rien ?...

Et ce sont avec des gens comme ça que les militants antiracistes militent généreusement pour dénoncer le supposé "blackface" du théâtre Démodocos ? Ah, mes amis, le combat antiraciste, il est mal parti, dans ses conditions...

*

Au TGP, j'ai rencontré un groupe d'enseignants de l'académie. Nous devions parler de la traduction, nous avons parlé de leur travail. De leur travail dans des conditions d'enfermement communautaire. — Parce que c'est bien ça, la réalité : l'enfermement, et l'exclusion sociale. — Dans la classe du lycée Utrillo avec laquelle j'ai travaillé, — un travail magnifique, enthousiasmant, avec des élèves inspirés, passionnés, — il n'y avait personne d'origine française métropolitaine. Personne. Et pas un Juif. — Ce n'était pas le cas avec les élèves du lycée d'Enghien. A Stains, donc, personne. — Mais où ils sont ? — Un enseignant m'écrit qu'ils sont tous dans des lycées privés, ou dans d'autres lycées, plus loin. — Pour les Juifs, dans des établissements religieux juifs (et soumis, donc, à leur "communauté", à eux aussi). Parce que, dans les collèges publics (le pire, ce sont pas les lycées, ce sont les collèges), les Juifs, dans ces communes-là, tout simplement, ils ne peuvent pas rester. Et la violence, à l'intérieur des collèges, elle est aussi "communautaire" : les noirs contre les arabes, les arabes contre les noirs. Aucune solidarité d'aucune sorte. Chacun, dans sa misère à soi, dans sa haine à soi, son exclusion. Si, — une solidarité, entre les mecs : pour régenter les filles...

C'est ça, le règne des communautés. — Pour finir, je pose la question de l'orthographe au collège. "Oh, mais il y a longtemps qu'on n'en parle plus !"... Comment ça ? Mais oui, me dit-on, vous faites une fixation sur l'orthographe, "ça me gonfle", dit une prof à côté de moi. Ils n'ont pas d'orthographe, mais ils ont d'autres savoirs. — Ça, je n'en doute pas. Et une autre prof : "ils ont d'autres savoirs, mais ils le disent eux-mêmes : Madame, je vois ce que je veux dire, mais je ne sais pas le dire". Ce qu'on fait d'eux, de ces élèves, c'est de la chair à canon. Des êtres, dans le meilleur des cas, juste bons à se faire exploiter, à remplir quelques tâches préétablies ou changeantes, et à rester entre eux, soit tout le temps, s'ils n'ont pas de travail (pour la majorité), soit tout le temps, s'ils en ont, et que ce sont les leurs, les membres des mêmes "communautés" qu'ils auront pour collègues. Quelques-uns, rares, très rares, héroïques, auront des bourses, et sortiront de leur ghetto. Les "blancs", soit ils s'arrangent pour partir, soit, pour ceux qui ont de l'argent, ils paient déjà leurs études dans des collèges privés.

*

La République enferme ses enfants, et les enfants, devenus adultes, s'enferment eux-mêmes. Et plus ils s'enferment, plus ils sont "fiers". On en est là. Et si les groupuscules fascistes, noirs ou blancs, s'attaquent si souvent au théâtre, c'est que le théâtre public est l'un des derniers lieux d'une vie non-communautaire, réellement républicaine.


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