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Au fil des jours

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  • Publication du 13/02/2022

Mort de Mireille Delmas-Marty, éminente universitaire et juriste

L’universitaire et juriste Mireille Delmas-Marty, professeure émérite au Collège de France, est morte samedi 13 février à l'âge de 80 ans.

 


Mireille Delmas-Marty au Salon du livre de Paris en 2010 / Georges Seguin - CC BY-SA 3.0

 

« La communauté mondiale se construira comme la promesse d’un avenir »

Usbek & Rica : Vous dites préférer le terme de « gouvernance » mondiale à celui de « gouvernement » mondial. Pourquoi ?
Mireille Delmas-Marty : Parce que la gouvernance renvoie à l’idée de gouverner sans gouvernement. Selon ce modèle, le navire-monde est piloté avec les moyens du bord : les institutions nationales et internationales, les acteurs étatiques et non étatiques.

Pourtant, le mot anglo-saxon governance fait penser à la manière dont sont dirigées les entreprises…
C’est oublier qu’il vient du vieux français, où il évoquait précisément le gouvernail sur un navire. Les Anglais l’ont importé, puis réexporté ! Ce terme permet d’imaginer un ordre mondial sans un « État mondial » qui risquerait de consacrer l’hégémonie d’une superpuissance. Kant partageait d’ailleurs cette crainte. Lorsqu’il rêvait de la « paix perpétuelle » (1795), il écartait l’idée d’une République universelle qu’il assimilait à un despotisme effroyable. 

Imaginons, pure hypothèse, qu’un jour on ait affaire à la venue d’extraterrestres. Pensez-vous que cela provoquerait la naissance d’une identité terrienne commune et donc d’une unification politique ?
Assurément. Les communautés nationales se sont constituées contre un ennemi extérieur, contre ceux qu’on appelait les Barbares. Mais la communauté mondiale est plus difficile à unir car elle est sans dehors, donc sans ennemi extérieur. Il serait sans doute utile que le rôle des Barbares soit joué par des extraterrestres. Mais on risque de les attendre longtemps.

Sans aller jusque-là, peut-on imaginer un processus de rassemblement fondé sur l’urgence des crises ?
Habermas fut l’un des premiers à évoquer, à l’occasion du bicentenaire du texte de Kant, les risques globaux (écologique, nucléaire, économique et financier) comme facteur unissant objectivement le monde. Ce constat d’interdépendance devrait nous pousser à agir ensemble. De même en Europe, où le projet de traité constitutionnel européen (TCE) tentait d’organiser l’interdépendance.

Mais il a échoué.
Il a échoué parce que les responsables n’ont pas fait le travail de pédagogie qui s’imposait. Il aurait fallu assumer la complexité d’une telle construction. Or, ils ont annoncé vouloir préserver les souverainetés nationales, tout en prétendant simplifier l’ordre européen, ce qui est impossible. À l’époque, en 2005, j’avais posé la question : « Faut-il avoir peur des monstres juridiques ?  » La réponse étant que nous avons parfois besoin d’eux face à la complexité du monde réel. Le TCE était un monstre que seule une révolution culturelle aurait permis de faire accepter.

Qu’entendez-vous par « révolution culturelle » ?
J’entends par là le passage d’une pensée statique, figée, à une pensée dynamique, en mouvement : considérer le droit non pas comme un édifice immuable, mais comme un processus évolutif qui appelle à réinventer des modèles, notamment en apprenant des autres. La Commission de la vérité et de la réconciliation a contribué à sortir l’Afrique du Sud de l’apartheid, en plaçant la paix avant la justice : à la différence du modèle occidental, la réconciliation a précédé le jugement. De même, l’équilibre de la biosphère est parfois mieux pris en compte par les pays moins développés. C’est pourquoi j’utilise le terme d’« humanisation réciproque », car l’humanisme reste à inventer dans un esprit de réciprocité. Il ne s’agit plus seulement d’exporter nos valeurs, mais aussi d’importer celles des autres.

Comment faire vivre une démocratie mondiale ?
D’abord en faisant preuve d’imagination, car il faut tenir compte du changement d’échelle. Voyez comme il est difficile de gouverner d’immenses pays comme l’Inde ou la Chine ! À l’échelle de la planète, la tâche est plus ardue encore. Il s’agit de faire cohabiter de façon cohérente des acteurs aux intérêts les plus divers, qu’ils soient étatiques ou non étatiques (entreprises multinationales, ONG, experts scientifiques, etc.). Ces derniers sont déjà mieux organisés à l’échelle globale que les États. De même, certaines ONG très puissantes comme Human Rights Watch. Plutôt que de démocratie, je parlerais de démocratisation de la gouvernance mondiale.

A-t-on besoin pour cela d’une autorité supranationale ?
Il faudrait surtout responsabiliser les titulaires de pouvoir global. Les États commencent à être responsables devant des instances internationales comme l’OMC, ou la CPI pour les chefs d’État, mais ce n’est le cas ni des multinationales, ni des acteurs civiques en cas de conflits d’intérêts.

Croyez-vous au rôle des juges pour faire appliquer des règles internationales ?
Oui, on observe d’ailleurs une montée en puissance des juges, internationaux mais aussi nationaux. C’est déjà le cas en France, où la Cour de cassation et le Conseil d’État font application directe du droit européen et parfois international. Mais il faut aller plus loin à l’échelle du monde.

Vous dites souvent que l’intégration économique est plus avancée que l’intégration en matière de droits de l’homme ou de droits sociaux…
C’est un fait. Prenez l’Organisation mondiale du commerce (OMC), comparée à celle du travail (OIT). L’OIT date du traité de Versailles de 1919, alors que l’OMC est née en 1994. Et pourtant, à la différence de l’OMC, l’OIT ne dispose pas encore d’un mécanisme international de contrôle juridictionnel. Autrement dit, les vitesses d’intégration ne sont pas les mêmes. Et ce phénomène de « dyschronie » a des effets pervers.

Sur la route d’un humanisme partagé, êtes-vous pragmatique ? Raisonnablement optimiste ? Ou bien tout cela n’est-il qu’une utopie ?
J’observe les mouvements qui substituent des interactions aux relations strictement hiérarchiques. C’est pourquoi les systèmes juridiques sont si instables, et c’est donc pourquoi je préfère à la « pyramide des normes » la métaphore des nuages ordonnés. Mais comment ordonner les nuages sans agir sur les vents dominants qui les animent ? Si l’utopie reste indispensable, ce n’est pas en tant que modèle qui deviendrait vite totalitaire, mais comme un horizon. On ne l’atteint jamais, mais elle oriente les souffles et met les énergies en mouvement.

On assiste depuis quelques années à l’émergence des générations futures en tant que sujet de droit. N’est-ce pas là un levier pour avancer vers davantage d’intégration ?
Il faut en effet conjuguer les systèmes de droit non seulement au présent et au passé, mais aussi au futur. D’où la nécessité d’anticiper, car nous savons que nos actions présentes auront des conséquences sur les générations futures. C’est pourquoi mon dernier livre (cette interview a été réalisée en 2012, ndlr) s’intitule Résister, responsabiliser, anticiper (Seuil, 2012). Si les communautés nationales se sont construites avec la mémoire du passé, la communauté mondiale, elle, se construira comme la promesse d’un avenir. 

Thierry Keller
Usbetk & Rica, 13 février 2022

 

Mireille Delmas-Marty invitée le 2 décembre 2017 du Live de Mediapart en direct de Grenoble