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Un vrai masque ne cache pas, il rend visible

Entretien avec Erhard Stiefel et Ariane Mnouchkine

 

Erhard Stiefel et Ariane Mnouckine sur le tournage du film Molière (1978) © Ariane Mnouchkine

 

Les premiers masques : des masques de sculpteur

Béatrice Picon-Vallin : Avant de réaliser des masques, vous avez fait un voyage qui vous a mené dans de nombreux pays. Était-ce pour y découvrir d’autres formes de théâtre ?

Erhard Stiefel : J’ai fait un tour du monde, en 1960-61, qui m’a mené en Afrique, en Inde, au Vietnam et au Japon. Ce n’était pas pour voir du théâtre, mais pour découvrir le monde. Lors de mon premier séjour au Japon, je crois que je n’ai vu aucun spectacle de Nô ni de Kabuki. À l’époque, je me préoccupais plus de peinture et de sculpture que de théâtre.

B. P.-V. : Comment est né votre goût pour le théâtre ?

E. S. : Ma mère était danseuse, et j’avais quelques bases de danse classique. J’aimais beaucoup les arts scéniques. À l’âge de dix ans, j’ai vu La Flûte enchantée de Mozart, et j’ai été très impressionné par le fait que l’on puisse recréer une forêt sur une scène. J’ai toujours eu envie de faire des décors de théâtre. Il y a d’autres spectacles dont je garde encore aujourd’hui des souvenirs forts : ceux du Bread and Puppet, Arlequin serviteur de deux maîtres mis en scène par Giorgio Strehler avec Marcello Morretti, ou Ingrid Bergman jouant Hedda Gabler. Mon intérêt pour le théâtre est venu très progressivement. Au départ, le masque était pour moi un art solitaire. L’idée de travailler avec un groupe me faisait peur.

B. P.-V. : Pourquoi avez-vous suivi les cours de théâtre à l’École de Jacques Lecoq ?

E. S. : J’avais fait l’école des Beaux-Arts, et j’étais attiré par les arts visuels, le mime. Autour de moi, on disait que je pouvais être acteur. Je suis allé à l’École Lecoq qui ne formait pas uniquement des gens qui voulaient être comédiens. J’avais un accent épouvantable. Faire du théâtre muet était aussi une solution à ce problème.

B. P.-V. : Est-ce là que vous découvrez les masques de théâtre ?

E. S. : Je m’étais déjà intéressé aux masques auparavant, mais c’est à l’École que j’ai découvert ceux d’Amleto Sartori. Ce fut un choc pour moi, car chacun de ces masques était très fort.

B. P.-V. : Avez-vous eu ce premier choc en voyant les masques ou en les portant ?

E. S. : D’abord en les voyant. Et en travaillant avec le masque neutre, je me suis rendu compte que je ne voulais pas être acteur, que j’aimais surtout voir les autres porter les masques.

B. P.-V. : Quand vous êtes-vous orienté vers la fabrication de masques ?

E. S. : Avant de faire l’École Lecoq, j’avais déjà réalisé quelques masques de sculpteur, pour un spectacle de danse au Théâtre Recamier. Puis j’ai commencé à chercher des documents, j’ai visité des musées. Je suis allé en Italie, en 1962 ou 63, et j’ai été très surpris de n’y trouver que très peu de documents iconographiques. Je n’ai pu voir que trois ou quatre masques, en très mauvais état, complètement déformés. Je me suis aussi rendu en Suisse. Bien sûr, il existe des livres anciens sur la commedia dell’arte : le plus vieux d’entre eux date du XVIsiècle, et il y a aussi celui de Gherardi, qui date du XVIIIe siècle, mais ce sont des écrits sans illustrations. Sur les rares gravures que l’on peut voir, comme celles du Recueil Fossard par exemple (XVIe siècle), les masques ne sont que des taches noires.

Pourquoi les masques ont-ils été si peu reproduits et mal conservés ? Sans doute parce qu’ils étaient faits avec des matériaux périssables, comme le carton ou le cuir moulé. Et peut-être que cet art s’est arrêté de vivre à un moment donné. À l’Opéra de Paris, il y a deux masques du XVIIIe siècle, dont Amleto Sartori a fait des copies pour Jacques Lecoq. Ce dernier a tenté de travailler avec, mais ces masques ne “fonctionnaient” pas comme il l’espérait. À ma connaissance, à l’exception de Sartori, personne dans les années soixante ne fabriquait de masques. Je n’avais pas envie de les copier. Je voulais en créer moi-même, en réinventer, en partant des visages et en les transposant. J’ai alors commencé une recherche que je poursuis encore aujourd’hui.

À l’époque, je m’intéressais surtout au mime, au travail de Pierre Byland, de Sami Molcho en Autriche, du clown Dimitri en Suisse, pour qui j’ai fait quelques masques. Mais je me suis d’abord intéressé au masque en tant que plasticien et non en tant qu’homme de théâtre.

B. P.-V. : Vous avez donc eu envie de faire des masques parce que vous étiez intrigué par cet objet en tant qu’artiste plasticien. Était-ce aussi par volonté de faire un théâtre différent ?

E. S. : C’était pour toutes ces raisons à la fois. À vingt ans, je ne savais pas dans quelle direction m’orienter. J’aimais beaucoup la peinture, j’avais fait quelques expositions, et à un moment donné je voulais même faire de la musique. Mais il fallait choisir. J’ai très vite compris qu’il était impossible de gagner ma vie en faisant des masques. Pendant longtemps, j’ai fait des décors, et ce n’est que depuis huit ans que je peux vivre uniquement en fabriquant des masques. On m’a souvent dit que j’avais inventé un nouveau métier. Jacques Lecoq m’a toujours encouragé à poursuivre dans cette voie, et je lui montrais régulièrement les masques que je réalisais. Mais ce n’est que quelques années avant sa mort qu’ils ont été utilisés dans l’École.

B. P.-V. : Avez-vous utilisés vos masques vous-même ?

E. S. : Je n’ai jamais eu envie de les jouer, mais je les essaye devant un miroir. Si je sens qu’un masque ne fonctionne pas sur moi, c’est qu’il est mauvais. Je ne les joue pas vraiment, je fais simplement quelques attitudes.

Aimé Lheureux (Jean-Claude Penchenat), Mahmoud Ali (Nicolas Serreau) et Abdallah (Philippe Caubère). L'Âge d'or (Première ébauche), 1975 © Matine Franck/Magnum Photos

 

Le véritable commencement : L’Âge d’or

E. S. : Mes premières réalisations n’étaient qu’un prélude. Un jour, alors que j’étais en voyage en Afrique, j’ai appris qu’une personne du Théâtre du Soleil cherchait à me joindre. À l’époque, je ne connaissais pas du tout cette compagnie. À mon retour en France, alors que la troupe jouait La Cuisine au Cirque Montmartre, j’ai rencontré Ariane qui m’a demandé des masques pour faire travailler les comédiens. Je lui ai alors proposé quelques masques de commedia dell’arte, six ou sept, que j’avais déjà fabriqués. Elle m’a ensuite proposé de réaliser les costumes pour Le Songe d’une nuit d’été, en 1968. Mais notre véritable collaboration a commencé avec L’Âge d’or. À partir d’un travail sur la commedia dell’arte, nous voulions faire un spectacle sur l’actualité, une véritable commedia dell’arte moderne. Les quatre personnages principaux de ce théâtre n’étant plus suffisants aujourd’hui, nous avons dû en inventer d’autres. J’ai donc créé de nouveaux masques inspirés de cette tradition.

B. P.-V. : Quelle matière utilisiez-vous pour les fabriquer ?

E. S. : D’abord le papier mâché, puis le cuir, qui est une technique très difficile à acquérir. Je travaillais dans une cabane dans l’atelier de menuiserie, dans laquelle j’accrochais les masques au fur et à mesure. Les comédiens étaient libres de choisir ceux qu’ils voulaient, Ariane n’intervenait pas. À l’époque, personne ne savait comment les jouer, et moi-même, je ne savais pas encore vraiment ce qu’était un masque de théâtre. J’ai souvent été surpris de voir que les comédiens ne choisissaient pas forcément ceux que je trouvais les plus réussis plastiquement. Je me suis rendu compte qu’ils étaient sensibles à d’autres choses, et que certains “beaux masques” ne fonctionnaient pas sur scène : ils n’avaient pas une lisibilité immédiate, ils n’avaient pas d’existence propre. D’autres, moins réussis esthétiquement, avaient beaucoup plus de succès, car ils avaient en eux une vérité d’une autre nature. On peut dire que certains masques sont “morts”, et d’autres “vivants”. Sur une dizaine de masques que je fabriquais, il n’y en avait peut-être que deux qui fonctionnaient, à travers lesquels on reconnaissait quelqu’un.

Aujourd’hui encore, il est pour moi très difficile de donner une explication claire et raisonnée, mais je parviens de mieux en mieux à ressentir la “justesse” d’un masque. J’ai découvert des choses de façon empirique, mais je ne suis sûr de rien. Aujourd’hui, je fais moins de fautes, je ne fais plus de masque qui ne fonctionne pas du tout, ou si c’est le cas, il ne sort pas de mon atelier. À plusieurs reprises, on m’a demandé de récupérer ceux que je considérais comme mauvais, mais un mauvais masque est bon à jeter, il ne sert strictement à rien.

Masques réalisés pour le film Molière (1978) © Michèle Laurent

 

L’apprentissage du travail du cuir

B. P.-V. : Où avez-vous appris les techniques de travail du cuir ?

E. S. : Je les ai apprises seul, en faisant des essais. Amleto Sartori travaillait avec du bois, du plâtre, du cuir. Lui aussi a dû trouver ses propres techniques.

B. P.-V. : Il ne vous a rien transmis ?

E. S. : Non, mais je n’ai jamais cherché à le rencontrer. Je pense qu’il ne m’aurait même pas ouvert sa porte, et je n’osais pas le déranger, car je savais que c’était quelqu’un de très inaccessible. Cet homme était un sculpteur plutôt solitaire, il avait réalisé des masques pour Giorgio Strehler et pour Jean-Louis Barrault. Je travaillais seul, je tâtonnais, et un jour, je suis allé chez un fabricant de cuir avec un de mes masques neutres, pour me renseigner sur les techniques qu’ils employaient pour donner une forme au cuir. Ils ont été étonnés par mon travail et finalement, ce sont eux qui ont voulu savoir comment je m’y prenais. Aujourd’hui, c’est une technique que je maîtrise parfaitement : je sais comment faire pour former le cuir, et faire en sorte qu’il ne s’abîme pas. Mais cet apprentissage m’a demandé des années de travail. Les anciens masques italiens étaient faits de manière grossière, avec du cuir naturel. Dans la commedia dell’arte, la vision du personnage se traduisait davantage à travers le costume que dans le visage. Les yeux étaient très peu visibles à travers le masque. Les masques d’Arlequin étaient tous noirs. Certains disent que c’est parce qu’il était un serviteur venu d’Afrique. Je me suis longtemps interrogé sur cette couleur, qui n’est pas “scénique”. J’ai fabriqué des masques d’Arlequin de couleur rouge, mais aussi en brun, et en noir. À l’origine, les masques de Polichinelle et de Pantalon étaient aussi de couleur noire. Une façon, peut-être, d’effacer le visage ?

B. P.-V. : Vous avez donc mis au point des techniques plus sophistiquées que celles de la tradition de la commedia dell’arte ?

E. S. : Je crois que les masques de commedia n’étaient pas très “travaillés”. J’imagine qu’ils étaient faits par des cordonniers ou par les acteurs eux-mêmes, et non par des artistes ou des artisans, comme c’est le cas pour les traditions qui existent dans les pays d’Asie. À l’époque, il me semble que les personnes qui fabriquaient ces masques ne pouvaient pas y consacrer tout leur temps. Or, ces techniques en demandent beaucoup. Aujourd’hui, nous sommes très peu à parvenir à de tels résultats, je crois qu’il s’agit d’une véritable prouesse technique. Beaucoup n’ont pas le courage et la patience nécessaire de faire de véritables finitions. Les apprentis qui travaillent avec moi s’affolent parfois devant un morceau de cuir qui leur résiste. Je leur dis qu’il faut être patient, qu’après une dizaine d’heures de travail, ils auront avancé.

 

Première rencontre avec les masques balinais

B. P.-V. : Votre goût pour le masque s’est d’abord développé à travers la commedia dell’arte, puis vous avez rencontré les masques venus d’Asie. Est-ce une rencontre liée au Théâtre du Soleil ?

E. S. : Je crois que sans cette rencontre avec les masques asiatiques, je ne ferais pas de masques aujourd’hui… Pendant que nous répétitions L’Âge d’or, une troupe balinaise se préparait à jouer à Paris, avec un acteur extraordinaire, Pugra[1], qui est presque un mythe à Bali. Cette venue a eu lieu grâce à Sardono[2], qui voulait provoquer une rencontre avec l’Occident. Un ami connaissait cette troupe et nous a proposé de les rencontrer. Nous y sommes tous allés, en emportant avec nous une valise remplie des masques que j’avais fabriqués. Pugra a regardé mes masques, il a pris celui de Pantalon, l’a mis, et a commencé à jouer avec la démarche de ce personnage, alors qu’il ne connaissait pas du tout ce masque, qu’il ne connaissait même rien à notre civilisation. C’était extraordinaire. Des comédiens de sa troupe ont mis leurs propres masques, d’autres ont pris les miens, et ils se sont lancés dans une improvisation très impressionnante. En partant, Ariane a offert le masque de Pantalon à Pugra. Ce n’est que bien plus tard que nous nous avons pu analyser le fait que des masques d’origines différentes pouvaient fonctionner ensemble. Leurs masques et leur jeu m’ont tellement fasciné que je leur ai volé des idées. Le masque de Max que j’ai réalisé pour L’Âge d’or a été un peu inspiré par un masque balinais dont je me souviens encore très bien, avec des yeux profonds et de grosses joues, de couleur rouge. Je n’avais encore jamais osé utiliser cette couleur, et ce masque m’a incité à le faire. Il ressemble à celui de Pandapa[3] avec lequel nous avons travaillé plus tard au Théâtre du Soleil.

B. P.-V. : Y a-t-il d’autres masques de L’Âge d’or qui portent cette marque de l’Orient ?

E. S. : Non, c’est le seul. Après avoir rencontré la troupe, nous sommes retournés à nos répétitions de L’Âge d’or et aux masques de commedia dell’arte. Mais je suis resté en contact avec eux, et je me suis lié d’amitié avec deux des acteurs restés en France. Ce sont eux qui m’ont initié. Ils m’ont raconté des choses magnifiques, dont je n’avais jamais entendu parler. Pendant leurs représentations, j’ai pu me rendre dans les coulisses, malgré le regard méfiant des acteurs qui ne comprenaient pas très bien pourquoi je voulais voir cela. C’est à cette occasion que j’ai vu pour la première fois un acteur se laver le visage avant de jouer, et son rituel avec des fleurs et des offrandes. Ce sont des gestes symboliques qui m’ont profondément marqué.

 

Oser jouer les masques d’une tradition qui ne nous appartient pas

E. S. : J’observais tout cela de loin, et Ariane était aussi très pudique au début. À l’époque, aucun comédien français n’allait apprendre la danse à Bali, aucun acteur n’était attiré par ces masques, nous n’imaginions même pas les utiliser nous-mêmes. Ce déclic-là est venu beaucoup plus tard. Mais j’étais certain qu’il y avait quelque chose d’essentiel dans ces masques. Plus tard, j’ai découvert une galerie où on vendait des objets balinais, parmi lesquels j’ai trouvé deux masques, qui m’ont intéressé en tant que documents, et qui ont été les premiers de ma collection. C’était des masques en bois, recouverts d’une cire, visiblement destinés aux touristes, que j’ai décapés et repeints. Dans une autre galerie, j’ai trouvé un panier rempli de masques, parfois en morceaux. À l’époque, ils ne valaient presque rien.

Je pensais que nous n’avions pas le droit de porter de masques balinais, en raison de leur appartenance à un théâtre sacré qui n’est pas le nôtre. Mais un jour, j’ai osé en apporter quelques-uns au Théâtre du Soleil, pour que les comédiens essayent de travailler avec. Nous avons vite compris que nous ne pouvions pas les manipuler n’importe comment, qu’il fallait leur montrer du respect. Ces masques sont toujours là aujourd’hui.

Je me souviens aussi qu’à la même époque, à l’occasion du festival d’Avignon, on m’avait demandé de participer à une rencontre organisée autour de masques de différentes origines. J’ai accepté à condition que mes amis balinais viennent aussi, avec leurs propres masques. C’était la première fois, au cours de ce stage, que des acteurs français travaillaient en même temps avec des masques de commedia dell’arte et des masques balinais, avant même qu’on ne le fasse au Théâtre du Soleil.

Une autre rencontre importante pour moi a eu lieu des années plus tard, à Paris, avec I Made Djimat[4], un grand acteur balinais qui a accepté de me montrer ses masques et qui a continué mon initiation.

 

Apprendre en copiant des masques extraordinaires

E. S. : Pendant des années, et encore aujourd’hui, ces quelques masques apportés au Soleil ont fait notre apprentissage. Nous en avons ajouté d’autres de ma collection, et j’ai commencé à en refaire, car on s’en disputait la possession avec Ariane ! Je me suis enhardi à faire des copies des masques que j’avais trouvés, qui étaient en très mauvais état, mais dont la forme était bonne. J’ai également demandé aux deux acteurs balinais et à I Made Djimat de me prêter les leurs pour que je puisse les copier. Il m’a fallu gagner leur confiance, sans cela, ils ne m’auraient même pas autorisé à les toucher. J’ai eu la même expérience au Japon, où je suis certainement une des rares personnes à être autorisée à copier certains masques. Je n’ai jamais montré certains d’entre eux à Ariane, car elle aurait eu envie de les jouer, alors que j’ai presque un pacte avec l’acteur, qui est le seul à pouvoir jouer ces masques. J’ai donc fait mon apprentissage comme cela, en copiant des masques extraordinaires. Il y en a trois ou quatre qui ont été un choc révélateur pour moi.

B. P.-V. : Tous ces masques étaient donc en bois. Vous retrouviez alors votre première vocation de sculpteur ? Est-ce une technique très différente de celle du cuir ?

E. S. : Sculpter des masques en bois, c’est presque comme sculpter de la chair. Les modelages sont plus doux.

B. P.-V. : Vous avez donc fait un long et patient apprentissage, vous êtes entré dans un monde secret et sacré.

E. S. : Pour moi, en effet, c’est un monde sacré. Je n’ai jamais fait d’offrande à un masque, mais je ne le pose pas sur le nez, je ne le mets pas au mur. J’ai mon propre rituel. Pour un Balinais, le masque est vivant, il bouge presque. Là-bas, on choisissaient un arbre pour réaliser chaque masque.

B. P.-V. : Vous êtes donc allé à Bali par la suite. Y avez-vous revu Pugra ?

E. S. : Malheureusement non, car il était décédé. J’ai mis longtemps avant de me rendre à Bali, car je voulais y aller avec un acteur, et non comme touriste. Quand j’y suis allé, c’est I Made Djimat qui m’a emmené dans les temples, qui m’a montré comment il se préparait. J’ai trouvé énormément de réponses aux questions que je me posais depuis longtemps. J’ai avancé dans le travail du masque, mais aussi dans le travail du jeu. Pourquoi un masque est-il vivant ou mort ? Je me suis rendu compte qu’il y a certains masques qui fonctionnent, en étant simplement posés sur le visage d’un acteur, et sans que celui-ci ait besoin de bouger. Devant des objets magnifiques, qui sont presque des énigmes, j’ai pris conscience de l’importance et de la profondeur du masque en général. Il y a dans les masques balinais une vérité très profonde, que l’on ne retrouve pas dans les masques occidentaux.

Masques créés pour Richard II (1981) © Leslie Hamilton

 

La rencontre avec les masques japonais

B. P.-V. : Quand vous êtes-vous intéressé aux masques japonais ?

E. S. : Ma première rencontre avec Hideo Kanze, au Japon, a eu lieu bien avant mon voyage à Bali. Quand je suis allé dans ce pays et que j’ai demandé à voir des masques de Nô, on m’a répondu que ce n’était pas possible. C’est grâce à Isse Miyake, le grand couturier (avec qui j’avais fait connaissance lorsque j’avais réalisé des masques pour Maurice Béjart[5]), que j’ai pu rencontrer la famille Kanze, avec laquelle il avait des relations privilégiées. En tant qu’étranger, je ne pouvais pas me rendre seul dans cette famille et demander à voir ses masques. Aujourd’hui encore, pratiquement aucun étranger ne peut le faire. Lors de ma première visite — accompagné par Isse Miyake — Hideo Kanze m’a montré trois masques. Ce fut pour moi un événement. Il était à mes côtés, sortait chaque masque de la boîte dans laquelle il se trouvait, et le tournait vers moi. Il n’y avait pas de discussion. Il les a ensuite rangés, nous avons pris le thé et mangé avec lui. Je lui ai alors demandé si je pouvais voir d’autres masques. Il m’a répondu : “oui, mais dans trois semaines”. Je suis retourné à Tokyo. Je n’avais pas beaucoup d’argent, et rester trois semaines dans cette ville allait me coûter une fortune. Mais j’ai vite compris qu’il s’agissait d’un test.

B. P.-V. : Avez-vous attendu ces trois semaines ?

E. S. : Évidemment. Hideo a alors senti que nous pouvions engager une relation. À l’époque, il était un des rares acteurs japonais ouvert à l’Occident : il avait déjà rencontré Jean-Louis Barrault, et j’ai profité de cette ouverture. Aujourd’hui, je peux me rendre dans n’importe quel théâtre à Tokyo, j’y suis accueilli les bras ouverts. J’ai escaladé la pyramide. Lors de ce voyage, il n’était pas question pour moi de refaire des masques ou de les jouer. Les voir était déjà un grand choc, car il me semblait presque impossible que l’on puisse faire de tels objets. J’avais déjà vu quelques masques dans des musées à Paris, mais ce n’était que de vagues copies. Nous sommes très peu d’Occidentaux à avoir vu des masques japonais originaux du XVe siècle.

B. P.-V. : Est-ce qu’aujourd’hui encore, il est difficile pour un Occidental de voir ces masques originaux ?

E. S. : C’est impossible si l’on ne connaît pas les personnes auxquelles ils appartiennent. Petit à petit, au cours de mes différents voyages, j’ai pu voir tous les masques originaux du Japon. Je me suis rendu au musée de Nara, où se trouvent des masques de Gigaku, mais aussi dans les temples, j’ai fouillé partout, pour nourrir mon travail. Il y a trois ans, à Kyoto, j’ai eu la chance de voir les masques magnifiques de la famille Kongo, dont des masques du sculpteur Shakuzuru qui datent du XVe siècle. J’étais accompagné par des acteurs qui travaillent souvent avec Kongo, qui n’avaient jamais osé demander à voir les masques qu’il m’a montrés. Il y en a que l’on ne peut voir que sur scène. Ce sont des chefs-d’œuvre, des trésors nationaux catalogués qui ne peuvent même pas sortir du pays.

J’ai aussi fait la connaissance de Kiyokazu Kanze, le chef de tout le “système” du Nô (iemoto), qui m’a autorisé à voir certains de ses masques. Dernièrement, j’ai pu copier le plus beau masque de Kyôgen qui existe, un masque ancien qu’on ne peut plus jouer, parce qu’il est devenu fragile. Je l’ai copié pour moi, et pour remercier la famille d’acteurs, je leur en ai offert une autre copie. Quand il a reçu ce masque, le chef de la famille a dit qu’il fallait le jouer immédiatement, pour qu’il devienne “vivant”. Ce masque, que j’ai signé de mon nom en Japonais, fait désormais partie de la collection de cette famille.

B. P.-V. : Sur les masques balinais, il y a des signes rituels que le sculpteur ajoute une fois le masque terminé. En est-il de même au Japon ?

E. S. : Au Japon, on ajoute seulement une signature. Autrefois, les masques n’étaient même pas signés.

B. P.-V. : Le fait que votre masque ait été intégré à la collection de cette famille est une reconnaissance suprême. Votre parcours est exceptionnel. Avez-vous envie de transmettre tout ce savoir que vous avez acquis ?

E. S. : C’est un parcours que j’ai été obligé de faire seul, mais qui a toujours été en rapport avec le Théâtre du Soleil. J’ai reçu le titre de "Maître d’art"[6] il y a quelques années, et je me suis alors posé cette question de la transmission. Mais généralement, on vient me voir avec l’idée d’apprendre rapidement une technique, et cela ne m’intéresse pas. Je voudrais transmettre, oui, et peut-être écrire un livre.

B. P.-V. : Plus qu’un parcours d’apprentissage, on peut parler d’un parcours initiatique. On vous a fait passer par un certain nombre d’étapes, on vous a testé pour vous accueillir ensuite, et aujourd’hui vous êtes totalement reconnu.

E. S. : Pour moi, il était également important de contribuer à faire connaître en Europe ce théâtre où le masque est indispensable. J’ai donc invité Iemoto Kiokazu Kanze à donner des représentations de Nô à la Villette[7]. Ce grand artiste, qui ne sort que très rarement de son pays où il joue pratiquement tous les jours, a accepté de venir jouer à Paris en raison des relations privilégiées que nous entretenons. En France, il n’existe à ma connaissance qu’une seule scène de Nô, dans les environs d’Aix-en-Provence. Pour les accueillir correctement, j’ai fait construire une véritable scène de Nô démontable, car je tenais à ce que les représentations aient lieu dans les mêmes conditions qu’au Japon.

B. P.-V. : Considérez-vous que vous avez eu des maîtres parmi ces personnes rencontrées au Japon ?

E. S. : J’ai rencontré un sculpteur de masques, le “trésor national vivant”, qui fait des objets magnifiques, mais qui ne sont pratiquement jamais joués. Chaque famille d’acteurs joue avec ses propres masques, transmis depuis des générations. Mes maîtres sont donc des acteurs, car ce sont eux qui m’ont montré des trésors : des masques d’origine, que l’on appelle “Hon Men”. Tous les autres masques de Nô en sont des copies. Au Japon, l’art de la copie n’a pas une connotation péjorative comme en Occident. C’est une façon de perpétuer la tradition. Par exemple, tous les sculpteurs qui font un masque de Komote s’appuient sur le modèle fabriqué par Tatsuyemon au XIVe siècle. Évidemment, personne ne peut parvenir au niveau de cet artiste, mais on dit qu’il faut toujours aller “vers le haut” pour pouvoir fabriquer un masque.

B. P.-V. : Est-ce que cela s’apparente à une expérience spirituelle ?

E. S. : Je ne sais pas. L’idée d’aller “vers le haut” est aussi une notion qui appartient au Nô. Mais “le haut” ne signifie pas forcément “le ciel”. C’est l’idée de se dépasser soi-même.

B. P.-V. : J’ai lu que contempler ces chefs-d’œuvre vous procurait d’aussi fortes émotions que celles que vous ressentiez devant un tableau de Goya.

E. S. : C’est pour moi la même émotion. Un masque est une œuvre d’art, ce qui n’a jamais été admis en Occident. Ici, il est un objet curieux, folklorique, alors qu’à Bali ou au Japon, il est assimilé aux autres formes de sculpture. Ce qui est extraordinaire dans un masque, c’est qu’il ne trouve son accomplissement que lorsqu’il est joué par un acteur. C’est à ce moment-là qu’il se “réveille”. Au Japon, on dit que le masque que l’on pose est terasu, “en sommeil”. Il peut aussi être “en sommeil” sur la scène, lorsque l’acteur qui le porte se met dans une certaine position et incline le masque vers le bas. Bien sûr, l’acteur est toujours présent avec son masque, mais il donne l’impression de se retirer pour laisser la place à un autre acteur. On dit aussi que le masque peut être “nuageux” (kumorasu), ou “s’éclairer”.

Pourquoi est-ce que les masques nous fascinent, et provoquent des émotions aussi fortes ? On peut imaginer qu’autrefois, lorsque photos et films n’existaient pas, les masques de Nô avaient une autre dimension que celles qu’ils ont aujourd’hui. Ils pouvaient être pris pour des spectres, des fantômes. À Bali, aujourd’hui encore, les masques font peur. Autrefois, il arrivait que les acteurs passent une nuit au cimetière avec leur masque avant de le jouer. Et au Japon, on raconte encore que certains masques, parce qu’ils étaient très forts, ont rendu des acteurs fous.

 

Au Théâtre du Soleil : se nourrir des masques des traditions orientales

B. P.-V. : Revenons au Théâtre du Soleil. Pour Les Shakespeare, vous faites des masques inspirés du Japon, mais qui ne sont pas des copies conformes. Ariane dit qu’elle n’a jamais cherché à faire une copie du théâtre oriental. Elle a créé son propre Orient. Avez-vous fait le même type de démarche ?

E. S. : Au moment de notre travail sur les pièces de Shakespeare, je n’avais vu que quelques masques japonais qu’Hideo Kanze m’avait montrés, et que je n’avais pas encore osé copier. Ce n’est que bien plus tard que j’ai fait ma première vraie copie, et je l’ai toujours cachée, je ne l’ai même pas encore peinte. À l’époque, nous cherchions notre propre Orient, qui se situait quelque part entre Bali et le Japon. J’avais besoin de me nourrir auprès de masques appartenant à d’autres traditions. J’ai volé certains traits de masques japonais, mais il n’était pas question de faire des masques de Nô.

B. P.-V. : Quelles ont été les réactions des Japonais quand ils ont vu les spectacles ?

E. S. : Certains, qui connaissaient très bien le théâtre Nô, ont été très surpris et extrêmement intéressés. Pour eux, ces spectacles étaient presque une révélation de leur propre culture. Au Japon, hormis quelques tentatives de “modernisation”, le Nô est toujours joué selon la tradition. Les Japonais ont trouvé que notre travail était beau et juste, et n’ont pas été choqués par le fait que nous nous soyons approprié certains éléments de leur culture.

B. P.-V. : Pour L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, vous avez fabriqué des copies de masques balinais.

E. S. : En réalité, il ne s’agissait pas de copies exactes. À Bali, il existe des personnages “type”, mais chaque sculpteur propose sa propre version du masque. À la différence des masques du Japon qui doivent être des copies conformes, ceux de Bali sont en constante évolution, et pas toujours dans le bon sens. Je crois que leur tradition risque de se perdre. Pour revenir au Théâtre du Soleil, il faut préciser que même s’il n’y a parfois que très peu ou pas du tout de masques sur la scène, tous les acteurs travaillent avec pendant les répétitions. Si un masque n’est pas justifié, il ne reste pas dans le spectacle, mais s’il est nécessaire, alors on le garde. Le jeune acteur qui jouait Henry IV — c’est-à-dire le rôle d’un vieillard ­— dans les pièces de Shakespeare avait besoin d’un masque. Dans Sihanouk, le père de celui-ci était un spectre. Comment faire revenir sur la scène quelqu’un de l’au-delà ? Là aussi, le masque nous semblait absolument nécessaire. Au début, c’est vrai, j’étais un peu frustré qu’il n’y ait pas autant de masques que je l’aurais souhaité sur la scène. Mais fabriquer des masques demande beaucoup de temps. Pendant les répétitions, je ne peux pas être en avance sur les acteurs, parfois, je peux même à peine les suivre.

B. P.-V. : Tous les masques utilisés en répétition sont-ils conservés ici ?

E. S. : Il y en a un certain nombre qui restent ici, au Théâtre du Soleil, et il y en a que je récupère, qu’Ariane me redemande ensuite. J’ai fait des copies des masques qui fonctionnent le mieux : il y a par exemple deux masques de Pandapa, deux Rajistan[8], trois Arlequin, deux Pantalon. Il faudrait que je les multiplie davantage.

B. P.-V. : Il n’y a donc que pour Et soudain des nuits d’éveil que vous avez réalisé de véritables copies. Comment avez-vous procédé ?

E. S. : J’ai travaillé à partir de nombreux documents que je possédais. J’ai fait des croquis à partir de masques trouvés dans certaines collections. Je voulais que la vérité de leur origine existe dans ces masques.

B. P.-V. : Est-ce que les Tibétains, qui sont venus jouer au théâtre du Soleil, les ont vus ?

E. S. : Deux moines importants et très bon juges sont venus un jour dans mon atelier et ils ont été surpris que quelqu’un qui n’était pas Tibétain puisse réaliser ces masques. Et moi, j’ai été surpris par le fait qu’ils l’acceptent. Il s’agissait en effet de véritables répliques.

B. P.-V. : Réaliser des copies ne vous semblait plus une profanation ?

E. S. : Non, car j’ai compris que je pouvais faire des masques d’ailleurs. Je me suis de plus en plus libéré. Je m’approprie des éléments, je suis un voleur d’idées, de lignes, de formes, de couleurs. Mais comme tous les artistes !

 

Le maquillage n’est pas un masque

B. P.-V. : Dans Les Atrides ce sont les maquillages qui dominent. Est-ce que vous intervenez dans cette recherche ?

E. S. : Non. Certains acteurs viennent parfois me demander ce que je pense de leurs propositions, mais je ne leur ai jamais dit comment ils devaient s’y prendre, je préfère qu’ils développent cette recherche entre eux. Quand un acteur trouve une idée qui fonctionne, les autres la reprennent, et le maquillage progresse. Je me garde de donner trop d’indications, je confirme simplement des pistes qu’ils ont découvertes seuls.

B. P.-V. : Quel est le rapport entre le masque et le maquillage ?

E. S. : Pour moi, un maquillage n’est pas un masque. C’est un visage sur lequel il y a des signes, qui transforment l’acteur, c’est vrai. Dans l’Opéra de Pékin, les maquillages sont inspirés de masques, ce que nous avons tenté de faire ici aussi, parfois.

Les masques de la fille (Judith Marvan Enriquez) et de la mère du marionnettiste (Eve Doe Bruce). Tambours sur la digue (1999) © Martine Franck/Magnum Photos

 

La recherche d’un masque souple

B. P.-V. : Pour Tambours sur la digue, on est entre le masque et le maquillage.

E. S. : Depuis longtemps, Ariane se demande comment poursuivre cette recherche. Elle pense à un masque souple, qui représenterait un vrai visage, proche de la réalité, sans véritable transposition. Pour Tambours sur la digue, nous nous sommes aventurés dans cette direction. Mais j’ai peu participé à la création, car c’est une piste que je ne maîtrise pas pour l’instant. Comment atteindre cette souplesse ? Pour moi, un masque est rigide, et c’est cela qui est formidable, car une fois qu’il fonctionne sur le visage de l’acteur, il perd cette rigidité et s’anime véritablement. Une fois porté, un masque bouge, même s’il est en bois. Pour moi, un masque est donc un objet en soi, j’en suis toujours là. Mais j’aimerais aller dans la direction proposée par Ariane, car c’est une sorte de défi. J’ai essayé de réaliser des morceaux de visage, des bouts de front, de nez, de menton...

B. P.-V. : Matthias Langhoff a tenté de faire un travail de ce genre, avec des morceaux de visage ajoutés, mais il s’agit alors de visages blessés, de la recherche d’un effet “ grand-guignol ”.

E. S. : Moi, je cherche des morceaux de masques qui transforment, mais qui restent anatomiquement justes, en harmonie avec le reste du visage, qui soient une sorte d’ajout presque invisible. En ce moment, je fais des essais sur la souplesse avec un jeune acteur du Théâtre du Soleil qui fabrique des faux nez pour Le Dernier Caravansérail. C’est le début d’un masque souple. Je cherche un masque qui soit presque comme un gant, mais je ne l’ai pas encore trouvé.

B. P.-V. : Le Soleil s’en est tout de même approché dans Tambours sur la digue : les acteurs utilisaient des tissus rembourrés de coton, maquillés sur leur propre visage.

E. S. : La question qui me préoccupe est la suivante : est-ce qu’un masque doit être expressif de lui-même, ou seulement lorsqu’il est posé sur un corps ? Chez une marionnette, la colère n’est pas inscrite dans le visage, mais dans le corps. C’est ce dernier qui donne l’expression.

B. P.-V. : Le mouvement rend le masque expressif. Dans Tambours sur la digue, le visage devait être impassible, mais les mains aussi étaient comme en bois.

E. S. : Dans ce spectacle, le regard du spectateur allait du corps au visage. Dans un théâtre de masque, on ne regarde que celui-ci, même si le costume l’accompagne.

 

Laisser sa liberté au vrai visage

B. P.-V. : Dans le théâtre de Nô, le visage déborde du masque, comme si celui-ci n’était pas adapté au visage.

E. S. : Ce n’est pas ce que l’on cherche au Théâtre du Soleil, mais j’aime beaucoup cette idée. Hideo Kanze me parlait à ce propos de “choc dramatique” : la chair se heurte à une chose rigide. L’émotion sort par sa vraie chair, et non par le masque. Un acteur balinais m’a dit un jour qu’il ne fallait pas cacher complètement le visage de l’acteur, car cela empêchait l’énergie de sortir. Et effectivement, il ne supporte pas certains masques trop complets. Pour lui, il est essentiel de laisser sa liberté au vrai visage.

B. P.-V. : C’est ce que vous cherchiez à atteindre lorsque vous avez réalisé des masques articulés pour Les Shakespeare ? Vous avez adapté la tradition au jeu des acteurs du Théâtre du Soleil ?

E. S. : Jacques Lecoq disait qu’il ne fallait pas parler avec un masque complet, car celui-ci voile la voix de l’acteur. Mais quand je suis allé au Japon, je me suis rendu compte que tous les acteurs parlaient derrière un masque fermé. Au Théâtre du Soleil, nous voulions que le texte s’entende. Nous ne voulions travailler ni avec des masques complets, ni avec des demi-masques. J’ai donc décidé d’articuler des masques entiers : je les ai sciés en deux parties que j’ai reliées avec des élastiques.

L'Ourse Moona Baloo (Catherine Schaub et Jean-Louis Lorente) et Gandhi (Andres Pérez), L'Indiade ou l'Inde de leurs rêves (1987) © Michèle Laurent

 

Des masques qui vont de la tête aux pieds

B. P.-V. : Dans L’Indiade, il y avait "l’ourse" Moona Baloo, et dans Et soudain des nuits d’éveil, un yak. Vous en parlez comme de véritables masques.

E. S. : Pour moi, il s’agit dans les deux cas d’un “masque total”. En Afrique, le mot masque désigne en même temps ce qui est porté sur le visage et sur le corps, les deux sont inséparables.

Ariane Mnouchkine : Ce sont en effet des masques qui vont de la tête aux pieds. "L’ourse" était très réaliste. Un jour, à l’issu de la représentation, un spectateur est venu me voir très en colère, persuadé qu’il s’agissait d’un vrai animal, et que nous ne nous rendions pas compte du danger. J’étais émerveillée.

 

Le masque peut être un guide

B. P.-V. : Ariane, tu dis souvent que le masque est un guide.

A. M. : C’est un guide, oui. Pour moi, un vrai masque est un objet magique, “ sorcier ”, un objet d’incarnation. Si tu l’écoutes, il te guide vers lui. C’est un professeur. C’est un personnage qui, si tu l’écoutes bien, peut être ton maître. Dans l’entretien avec Hélène, nous évoquions le narcissisme de l’acteur. Je crois qu’un comédien qui veut que son “moi” continue à exister sous le masque est fichu. Il va se faire mal, souffrir énormément, car le masque ne le lui permettra pas. Il peut, par contre, lui accorder le plaisir suprême du comédien, qui est celui de devenir un autre.

B. P.-V. : Le mot “topeng” en balinais signifierait : “quelque chose qui écrase le visage”. Ce serait donc quelque chose qui enlève son “moi” à l’acteur ?

A. M. : Il faut se méfier de certaines expressions, qui ne sont pas toujours éclairantes. Par exemple, le mot français “répétition”, par rapport à l’italien “prove” (“ essayer ”), me désole. En français, nous disons “jouer”, et en anglais “to act”, ce qui n’est déjà pas mal. Mais en italien, c’est “recitare”, ce qui pourrait être une malédiction pour les comédiens italiens, car c’est la pire indication que l’on puisse donner à un acteur !

B. P.-V. : Te souviens-tu de votre rencontre avec la troupe de théâtre balinaise, pendant les répétitions de L’Âge d’or ?

A. M. : Nous avons été bouleversés, en effet, mais peut-être pas vraiment étonnés. Si l’on n’avait pas imaginé que cela puisse marcher, nous ne leur aurions même pas proposé. Plus tard, je suis allée à Bali, où j’ai rencontré un autre acteur : Kakul. Il était très radical par rapport à Pugra et Sardono qui s’étaient ouverts à l’institution à Denpasar et aux tournées à l’étranger. Il était tout aussi grand que Pugra mais il ne sortait pas de son village et ne jouait que dans les temples. J’ai passé trois semaines à le regarder enseigner parmi ses poules.

B. P.-V. : À combien d’élèves enseignait-il ?

A. M. : À très peu d’élèves, parfois à un seul. La dernière fois que je suis allée à Bali, j’ai vu la nièce de I Made Djimat, Sekar, qui enseignait à un ou deux élèves, mais jamais à une très grande classe.

B. P.-V. : Quel est ton rapport de travail avec Erhard ? Est-ce que vous vous comprenez sans parler, comme c’est le cas avec Jean-Jacques ?

A. M. : La relation n’est pas la même, car avec Jean-Jacques, nous passons douze heures par jour ensemble, ce qui n’est pas le cas avec Erhard, sauf à de rares moments. Erhard fait son propre voyage dans l’univers des masques, et de temps en temps nous nous rejoignons. Il y a aussi des hasards. Il n’aurait jamais pu faire pour un spectacle tous les masques avec lesquels nous jouons finalement, parce que leur fabrication prend trop de temps. Souvent, heureusement, un masque qu’il a déjà créé entre dans le spectacle, sans avoir été “pressenti”.

Aujourd’hui, je me demande pourquoi j’ai quitté les masques depuis un moment, alors que j’ai toujours la nostalgie d’y revenir. À chaque fois que j’en vois, j’ai envie de les fréquenter à nouveau. Le masque est présent dans notre travail, mais il n’apparaît plus dans les spectacles, car nous sommes de plus en plus “au présent”.

 

Des masques que l’on pourrait oublier

B. P.-V. : Tu ne les a pas vraiment quittés, sauf peut-être dans Le Dernier Caravansérail. Dans Et soudain des nuits d’éveil, il y avait le yak, le masque du cerf, les masques de Tashi Shölpa, ainsi qu’un masque de Pantalon. Et puis, surtout, dans Tambours sur la digue, il y avait encore des masques. 

A. M. : Oui, c’est vrai. Mais ce sont des masques d’une autre nature. Nous avons commencé par penser que ce seraient des masques durs, mais au fur et à mesure du travail, je voulais un dur moins dur, plus fin, plus transparent. Si nous avions gardé des masques en bois, les marionnettes auraient été trop réalistes. Justement, parce que la marionnette est de bois, il nous fallait un “masque de chair”.

B. P.-V. : Et ce “masque de chair” nous apparaissait comme une matière dure, comme les mains des acteurs, ce qui était très émouvant.

A. M. : Déjà pour Les Shakespeare, je voulais qu’il y ait des masques, mais qu’on ne s’en rende pas compte. C’est ce qui se produisait : au bout d’un moment, on oubliait ces masques qui étaient pourtant en bois. Cela peut devenir une querelle d’école : “pourquoi mettre des masques si c’est pour les oublier ?”. Je crois que c’est la tête qui oublie le masque, alors que le corps ne l’oublie pas. Le masque sublime le jeu. Jamais le jeune acteur qui a joué Henry IV n’aurait pu le faire sans masque.

B. P.-V. : Avec un maquillage, il aurait été dans la caricature ?

A. M. :  Il ne s’agit pas de dire qu’un masque est mieux qu’un maquillage, ce n’est pas qu’une question technique. Un masque est une traduction. Il transporte dans une autre dimension, il transforme l’espace, le temps. C’est peut-être pour cela que nous les utilisons moins quand nos pièces sont “ au présent ”.

 Le masque du spectre de Norodom Suramarit, père de Sihanouk (Guy Freixe). L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge de Hélène Cixous (1985) © Martine Franck/Magnum Photos


 
Le théâtre est l’art de faire revenir les morts

B. P.-V. : Le masque permet aussi de poser la question de la vie et de la mort sur la scène. C’est l’un des thèmes essentiels de tout grand théâtre. Est-ce que tu sens cela, ou est-ce que ce sont des thèmes que tu ne veux pas aborder ? Les cultures asiatiques, qui continuent à utiliser des masques, ont un rapport à la mort qui n’est pas du tout le nôtre.

A. M. : Le théâtre est l’art qui fait revenir les morts, alors que le cinéma est l’art de les conserver. Le théâtre permet de les réincarner. Mais je crois que ce travail n’est possible qu’inconsciemment. Nous travaillons avec la mort, mais comme un agriculteur travaille avec elle : il redonne la vie à la terre, et en quelques mois, ce qui était mort redevient vivant. Le théâtre, c’est pareil : un roi mort, sous un tombeau de pierre, va redevenir vivant. Un héros né dans la tête d’un auteur va devenir vivant. Je pense que nous ne pouvons le faire que parce que nous côtoyons cette mort familièrement, sans grand catafalque de deuil. Si l’on commence à trop intellectualiser ce rapport, alors ce n’est plus un travail de vie, mais une constatation de la mort. Alors que le théâtre est l’art de faire revivre ! Mais ce qui est mort est toujours en train de revivre, et ce qui est vivant est toujours en train de mourir. Nous sommes constamment sur ce chemin : nous allons vers la mort, mais déjà d’autres revivifient ce que nous avons fait.

 

Un vrai masque ne cache pas, il rend visible

B. P.-V. : Les Japonais disent que le masque est “en sommeil” lorsqu’il est posé. On peut voir le masque comme une matière inerte qui, tout à coup, prend vie sur la scène, grâce à l’art du sculpteur et à celui du comédien. C’est une opération magique, un passage de l’inerte à la vie, qui procure une émotion très forte. C’est même peut-être l’émotion la plus forte que l’on puisse ressentir en tant que spectateur. On retrouve ici l’idée d’apparition : une chose qui n’existait pas, qui était morte ou en sommeil, se met à vivre.

E. S. : Il y a une notion importante, qui est celle de “vérité” : il faut toujours que le masque soit “vrai”. Si ce n’est pas le cas, le spectateur le sent immédiatement. Il faut que l’émotion passe. Si la vérité ne peut pas sortir, il n’y a pas d’émotion, rien n’est lisible, et on reste “en-dehors”.

B. P.-V. : Nous parlions tout à l’heure de l’importance des mots. En français, le mot “masque” donne l’idée de quelque chose qui cache, alors qu’un masque, quand on vous écoute en parler, est plutôt ce qui révèle. Quel mot utilise-t-on en japonais ?

E. S. : Le masque de Nô est “ visage que l’on accroche”. L’acteur au Japon est presque considéré comme un “socle”. Il est vrai qu’un acteur qui croit se cacher derrière un masque se retrouve en réalité nu et impuissant, car un vrai masque ne cache pas, il rend visible.

 

Réalisé par Béatrice Picon-Vallin, à la Cartoucherie, le 29 février 2004.

 



[1] Pugra a été l’un des plus grands acteurs-danseurs de Bali. Il est décédé il y a une dizaine d’années.
[2] Sardono est un danseur et metteur en scène balinais. Il a été l’un des premiers à vouloir “ moderniser ” le théâtre balinais et à chercher à développer des contacts avec l’Occident. Il enseigne encore aujourd’hui.
[3] Masque de Bondrès (personnage du peuple), baptisé “ Pandapa ” par les acteurs du Théâtre du Soleil.
[4] I Made Djimat est né à Batuan en 1947, il est le fils de la grande danseuse balinaise Ni Ketut Cenik. Maître de Topeng, il est aussi un virtuose de différentes danses balinaises (Gambuh, Calon Arang, Baris, Djauk, etc.). Il a donné des représentations au Théâtre du Soleil en 1993, en collaboration avec A.R.T.A., où il dirige régulièrement des stages. Il donnera des représentations de Calon Arang, avec sa troupe le Panti Pusaka Budaya Group, lors du 9ème Festival de l’Imaginaire (7 mars - 23 avril 2005), au Théâtre du Soleil.
[5] A l’occasion du spectacle-hommage à Maria Callas mis en scène par Maurice Béjart : Casta Diva, joué à l’IRCAM en 1980.
[6] Erhard Stiefel a été nommé “ Maître d'art ” par le Ministère de la Culture et de la Communication en 2000.
[7] Dans le cadre du Festival d’Automne, en 1997.
[8] Masque balinais baptisé “ Rajistan ” par les acteurs du Théâtre du Soleil.