Un jour, avant le retour de Marcel de Corée, désespérée et sous la flotte incessante, j’errais, à pied dans le Tokyo incompréhensible de 1963, le Tokyo qui se préparait à son grand retour pacifique sur la scène mondiale en organisant les Jeux Olympiques qui allaient avoir lieu en 1964 et qui furent un immense succès pour la Ville et le Japon tout entier. Cette préparation consistait, me semblait-il, à détruire tout ce qui ne l’avait pas déjà été par les bombardements américains. Tout ce qui restait de la guerre, ou avait été reconstruit depuis 18 ans du Tokyo ancien, je le voyais, stupéfaite, disparaître de jour en jour. De si beaux quartiers en bois s’évanouissaient, en une nuit. De beaux immeubles du XlXème s’effondraient, eux qui avaient échappé à la destruction guerrière. C’est d’ailleurs ainsi que Ichikawa Kon commence le film magnifique qu’il fut chargé de faire sur ces jeux mémorables. Une énorme boule de béton est balancée contre une façade. Celle-ci tombe, droite, face contre terre, presque en silence, comme un résistant stoïque abattu par un peloton d’exécution.
Depuis, partout dans le monde et dans mon propre pays, je me pose sempiternellement la question : pourquoi, pour progresser, devons-nous vraiment détruire tant de paysages urbains ou naturels si chers aux cœurs de leurs habitants et si précieux à notre harmonie intérieure ? Pour éviter, autant que faire se peut, ce que Georges Orwell appelle “le progrès destructeur”, ne devrions-nous pas user de plus de discernement et d’humilité ? Est-ce réactionnaire de poser la question ? Ne devrions-nous pas réfléchir avant de faire moins beau, moins humainement vivable, plus dévorateur d’énergie et de ressources ?
Je déambulais, je l’ai dit, désespérée et seule en ce Japon qui ne ressemblait pas encore à mes rêves. J’arrivai, mon gros guide touristique détrempé à la main, qui m’indiquait que lui et moi avions probablement atteint, tout à fait par hasard, le temple de Senso-ji, dans le quartier appelé Asakusa. Il y avait effectivement un immense temple devant moi. Mais ma mauvaise humeur me le fit ignorer et je continuai à avancer à travers de petites rues qui, malgré la pluie, étaient très animées. Inconsciemment, je me laissai guider par une musique qui semblait m’appeler jusqu’à, dans une ruelle, l’entrée minuscule et très colorée de ce qui ne pouvait être qu’un théâtre, minuscule, lui aussi. Mais, d’où jaillissait cette musique, était-elle sonorisée ou pas, je ne me souviens pas, mais c’était très puissant… Mais, bien-sûr, qu’il s’agissait d’un enregistrement, puisqu’une fois à l’intérieur…
Une fois à l’intérieur, je ne vis qu’un seul acteur. Un jeune acteur. Qui allait, à lui tout seul, donner un sens à mon désespoir japonais, à ma solitude, à la pluie, au déluge, à tout mon voyage. Oh ! Que ne puis-je vous donner son nom, le remercier et devant vous partager le Kyoto Prize avec lui. En un après-midi, ce garçon m’ouvrit les terribles portes du Royaume des acteurs. C’est ce jour-là, dans cette salle minuscule, à demi pleine de vieilles dames attentives et enamourées, et de quelques vieux messieurs impénétrables, que je compris pour toujours ce que c’était qu’un vrai acteur.
Seul en scène au début, les yeux fixés sur un horizon inquiétant parce que, je l’imaginais, peuplé d’une horde d’envahisseurs à cheval approchant rapidement. Il nous parlait, il criait. Je ne comprenais rien mais voyais tout. Son regard affolé me faisait voir les yeux tout aussi affolés des chevaux écumant sous les fouets et leurs sabots soulevant la poussière ou déchirant la prairie, faisant voler des mottes noires comme des bombes. Il alertait le village, c’est sûr, et pour mieux le faire, saisi d’une inspiration soudaine, il traîna sur sa petite scène un immense tambour. Était-ce celui du temple qui sans aucun doute était en coulisse, toujours est-il qu’il se mit à battre un tocsin à faire dresser tous les cheveux de votre assemblée sur vos têtes et à soulever les paysans les plus apeurés ou endormis. Il était le Prince Hal, il était Hotspur, il était Falstaff, Macbeth devant la forêt qui marche, Henry V, il était Shakespeare.
Ce jour-là, pour la jeune voyageuse ignorante que j’étais, dans cette misérable petite salle de rien du tout à Asakusa, grâce à un humble acteur japonais, il n’y avait plus ni Japon ni Occident. Il y avait le Théâtre. Universel. Humain et grandiose.
Il était merveilleux ce jeune homme, probablement chef d’une troupe de… ? Dans mon ignorance, j’appelai cela petit Kabuki et ce n’est que beaucoup, beaucoup plus tard, en fait tout récemment, qu’en allant assister à une représentation de la troupe de Daigoro Tachibana, j’appris que ce style se nommait Taishu Engeki qui se traduirait en français par théâtre pour le peuple. Théâtre populaire ! Rendez-vous compte, moi, qui toute ma vie, ai aspiré à faire mériter ce titre magnifique de théâtre populaire au Théâtre du Soleil…
Il y avait eu d’autres illuminations. Avant l’accostage final à Yokohama, le Cambodge avait fait escale à Kobe, où, par un hasard merveilleux, j’avais pu voir le soir, un Nô, en plein air, éclairé par d’immenses brasiers. J’étais retournée à bord, chancelante, foudroyée par la puissance, la splendeur, la majesté d’une telle forme. J’escaladai la petite échelle qui m’avait servi à grimper sur ma couchette depuis un mois dans un état d’exaltation juvénile indescriptible. Un monde merveilleux allait s’ouvrir à moi. Je ne pourrais plus jamais dormir. La rencontre avec l’acteur inconnu d’Asakusa me confirmait cela.
Extrait du discours d'Ariane Mnouchkine lors de la remise du Kyoto Prize le 11 novembre 2019 à Kyoto.