fr | en | sp | de

Samulnori, le Jeu des quatre objets

 

Le roulement des tambours janggo [1] et buk [2] s'élève peu à peu. Viennent ensuite le son long, doux et profond du large gong jing [3] et celui du petit gong, le kkwaenggwari [4].

Les gestes sont vifs, précis. Le rythme se tend, s'accélère et gagne progressivement une intensité vibrante. L'espace sonore s'ouvre et la voix rugueuse lance sa prière : Binari. Sur la scène, une table d'offrandes. Fruits, biscuits et riz. Et une tête de cochon, symbole de prospérité. Traversant la salle, les musiciens s'approchent de l'autel, allument un bâton d'encens et boivent un peu d'alcool avant de glisser un billet dans la gueule du porc. Solennelle et puissante, la musique porte leurs vœux de bonheur, de réussite et d'abondance.

Après avoir traversé les millénaires dans le chaos des conquêtes, mais fidèle au cycle des marées comme à celui des rizières, la Corée se lance dans la fulgurance sans répit d'un vingtième siècle qui force la rupture, le changement et l'industrialisation. Les chemins de terre mènent à la ville et la ville se répand dans les campagnes. Avec tous les bienfaits dans son sillage. Et tous les ravages, aussi. Car s'il est vrai que dès les années soixante, la Corée (s'inspirant du modèle japonais) instaure un système de préservation de ses trésors culturels, nombre de formes traditionnelles des campagnes, et surtout celles liées au chamanisme, ne résistent pas et s'éteignent.

Le groupe Samulnori Hanullim est né en 1978, au coeur de Séoul, sur la scène du Space Theatre (Konggan sarang). Son directeur artistique, KANG Joon-hyuk, avait choisi d'encourager de nouvelles démarches artistiques mariant la culture rurale dénigrée aux nouvelles voies ouvertes par l'urbanisation. Portée par les premiers signes de reprise économique, la société coréenne de l'époque se tournait alors, nostalgique, sur son passé. Elle cherchait ses racines, enfouies sous le joug japonais, écrasées par la guerre, négligées par les dictatures successives.

Sa-mul-nori, soit " quatre-choses-jouer ", rencontre un énorme succès. Les rythmes, collectés dans les campagnes, retravaillés et mélangés à des éléments de rituels chamaniques ou bouddhistes, requièrent une technique époustouflante et dégagent une force irrésistible. Les " quatre choses " révèlent leur symbolique ancestrale : le tonnerre/kkwaenggwari, le vent/jing, la pluie/janggo et les nuages/buk. C'est une énergie, oubliée depuis longtemps, qui rejaillit sur une scène de spectacle [...]. Les percussionnistes renouent avec l'esprit des anciens, en communion avec la nature, avec l'harmonie de la terre et du ciel, tout comme les chamanes.

Sur les campus de Séoul, les étudiants forment des ensembles de samulnori qui soudent les groupes et donnent force à leurs idées contestataires, en particulier, lors des nombreuses manifestations qui marquent les années quatre-vingt. Le Centre National des Arts Traditionnels de Séoul crée sa propre troupe. Des dizaines de groupes professionnels se forment. Le samulnori devient emblématique de toute la culture traditionnelle coréenne, rebaptisé Samulnori " Hanullim " (big band) par son actuel directeur KIM Duk-soo, figure légendaire issu de la formation initiale, le groupe se produit aujourd'hui à travers le monde entier, organise des stages de formation et participe plus que jamais au renouveau de la tradition en Corée.

Le samulnori est né au coeur d'une cité industrielle mais prend ses racines dans les traditions des campagnes, en particulier dans le nongak et les namsadang pae. " Musique de la récolte ", le nongak désigne ces répertoires non écrits, transmis à travers des générations de villageois, par des troupes de percussionnistes et danseurs amateurs. Imprégnés du chamanisme, les villages ont longtemps résonné du son de ces tambours et gongs chargés d'éloigner maladies et mauvais esprits, ou d'assurer bonheur et abondance à la collectivité. Les occasions ne manquaient pas : passages des saisons et célébration du calendrier lunaire, offrandes liées aux récoltes ou à la pêche, fêtes de villages (gut)... Les namsadang pae étaient des troupes itinérantes de musiciens, danseurs et acrobates. Passant l'été au nord et l'hiver au sud, elles s'installaient au coeur des villages, sur le pan, lieu de représentation en plein air. Là, elles livraient leurs talents de conteurs, funambules, jongleurs, marionnettistes et de percussionnistes. Ces artistes nomades ont disparu aujourd'hui et le nongak n'est plus transmis que par des artistes professionnels, chargés par l'Etat d'en préserver l'essence intangible. L'ensemble Samulnori Hanullim est proche de ces saltimbanques du passé. Eux aussi s'inspiraient sans cesse des musiques glanées au long des chemins, recréant la puissance du rituel, réinventant toujours la représentation de leur art traditionnel.

Mais le jeu des quatre objets, c'est aussi le jeu des quatre énergies fondamentales : physique, émotionnelle, mentale et spirituelle. Dans la quête de leur équilibre, tout se joue !

Jacques-Yves LE DOCTE
Texte extrait du programme de la 31e édition du Festival d'Automne à Paris - Corée 2002, p. 15

  1. [1] Utilisé dans la plupart des répertoires populaires, paysans et chamaniques, le tambour sablier, janggo (ou seyogo en référence à sa taille fine) figure sur les fresques du Goguryeo et dans les temples du Silla. La peau épaisse sur le côté gauche se frappe avec la paume de la main, produisant un son doux et grave, quand la peau fine sur le côté droit est frappé avec une baguette de bambou.
  2. [2] Utilisé dans la musique paysanne sous le nom de pungmulbuk, dans le pansori sous le nom de sori-buk, et dans les processions militaires sous le nom de yonggo, le buk est un tambour peu profond à deux membranes de cuir avec un large fût de bois. Une baguette frappe l'un des côtés de l'instrument.
  3. [3] Grand gong en bronze, le jing, qui porte aussi le nom de daegeum dans les musiques rituelles Jongmyo, est utilisé dans les processions militaires et dans la musique paysanne, où il donne seulement la ponctuation fondamentale d'un cycle rythmique. Il est tenu dans une main et frappé avec une mailloche.
  4. [4] Petit gong en bronze, qui porte aussi le nom de sogeum dans les musiques rituelles Jongmyo, le kkwaenggwari annonce, dans la musique interprétée devant les sanctuaires des rois défunts, le début de la cérémonie. Dans la musique paysanne, il est frappé par le chef, pungmullori, avec une baguette de bois dotée d'un nœud à l'une de ses extrémités, suivant des schèmes rythmiques.