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Les marionnettes en Chine

En Chine, le théâtre d'ombres et de marionnettes n'est pas comme en Occident une forme de spectacle à part. Il est indissolublement lié au théâtre chanté d'acteurs : il joue les mêmes opéras en utilisant la même technique théâtrale, et les représentations ont lieu aux mêmes occasions. Il est ainsi la parfaite doublure du théâtre d'acteurs, et sa raison d'être est à la fois économique et esthétique. C'est grâce aux marionnettes que des communautés villageoises ou des particuliers qui ne peuvent couvrir les frais d'une représentation théâtrale peuvent s'offrir des opéras identiques. La dépense est en effet bien moindre : l'orchestre se limite à quelques musiciens, plus cinq ou six marionnettistes dans le cas des marionnettes à tige ; deux seulement pour les ombres. D'autre part, sur le plan artistique, le principe de l'opéra chinois étant que tout mouvement est dansé et la voix naturelle jamais employée, la déformation inhérente aux marionnettes sert de référence permanente aux acteurs pour leur rappeler l'essence de leur art et pour les empêcher de sombrer dans le réalisme. Les marionnettes sont l'évocation constante du charme et de l'attrait propres à l'opéra chinois. Alors qu'en Occident les marionnettes constituent un art mineur, même s'il est l'enfant chéri de certains, en Chine il est exactement sur le même plan que le théâtre d'acteurs, dont il constitue un équivalent. Il a même une supériorité sur celui ci : les acteurs appellent les marionnettistes “ maîtres ”, car jusqu'à une époque récente, les marionnettistes gardaient un peu de ce prestige dont étaient entourés les magiciens : les marionnettistes étaient en effet, à la fois, comme les acteurs, des artistes itinérants qui allaient de village en village pour la fête du temple local, mais aussi, à l'instar des prêtres taoïstes, des hommes qui possédaient certains pouvoirs religieux apparentés à ceux des médiums. Les deux aspects les plus intéressants du théâtre d'ombres et de marionnettes en Chine sont, d'une part, cette recréation d'un monde magique qui conservait un caractère religieux et, d'autre part, cette leçon de théâtre par un genre dont la technique entraîne forcément la stylisation de la représentation. La technique varie évidemment suivant les genres et chacun apporte une atmosphère esthétique particulière.

Le théâtre d'ombres

Le théâtre d'ombres, par exemple, où l'écran blanc se détache dans un espace noir, fait penser à ces visions qui nous viennent des rêves. La généralisation de l'éclairage électrique - on utilise presque partout des tubes fluorescents - est certes pratique, mais de ce point de vue représente un recul par rapport aux lampes à huile : les vacillations de la flamme donnaient un frémissement aux personnages, même immobiles, comme s'ils étaient vivants. Les figurines, découpées dans de la peau d'âne dans le nord de la Chine, de mouton ou de buffle ailleurs, sont assez petites (entre 30 et 50 centimètres de haut) sauf dans les provinces du Sichuan et du Hunan, où elles atteignent 80 centimètres. Elles sont entièrement articulées, au coude, au poignet, à la taille, aux jambes et parfois aux genoux. Une baguette, plantée entre les épaules et tenue horizontalement par le manipulateur, à la perpendiculaire de l'écran, permet tous les mouvements du corps : sauts périlleux, inclinaison de la taille, imitation de la marche avec un balancement des jambes. Les mouvements des bras sont commandés par deux baguettes, chacune fixée à l'un des poignets, et le manipulateur joue de celles ci entre les doigts d'une seule main. Du point de vue esthétique, le plus intéressant dans la représentation des personnages est la différence de perspectives adoptée à l'intérieur d'une seule figurine : la coiffe est de trois quarts, le visage de profil, sauf pour les clowns, où il est de trois quarts, le corps est de face, les jambes de trois quarts pour qu'on puisse voir les deux, et les pieds de profil. Curieusement, cette déformation ne gêne pas, et souvent même elle n'apparaît pas à un œil non averti. Dans le découpage, les parties claires sont évidées et seuls les contours sont marqués par un mince filament de peau, tandis que, pour ce qui doit apparaître en couleur, le contour est au contraire évidé pour délimiter chaque partie. La peau est peinte et ensuite enduite d'une huile végétale pour rendre les couleurs translucides, afin qu'elles apparaissent nettement sur l'écran (ce n'est pas le cas dans les autres théâtres d'ombres d'Asie).

Des détails subtils permettent d'individualiser les types de personnages. Par exemple, pour les personnes âgées, les rides sont indiquées par trois lignes qui partent en bifurquant du coin de l'œil et de l'aile du nez ou du coin de la bouche ; le trait qui délimite l'œil est plus épais pour montrer qu'il est enfoncé dans l'orbite ; la ligne du sourcil est en dents de scie pour souligner la décrépitude de l'âge. Les personnages violents ont un maquillage coloré, leur front est bombé, leur nez proéminent, les pupilles sont rondes au lieu d'être en demi-cercle, le sourcil s'épaissit au milieu, la bouche est grande et épaisse. Les costumes et les maquillages reprennent les conventions de l'opéra.

Un des charmes du théâtre d'ombres est l'emploi de nombreux accessoires, ce qui est unique dans le théâtre chinois : tables recouvertes d'un tissu brodé, tables sur lesquelles est disposé tout un banquet, bureaux de général ou de lettré avec tous les objets dont le personnage est censé se servir, tables de toilette avec la boîte à fards, fauteuils et chaises, lits avec baldaquin et rideaux brodés, pots de fleurs, etc., sans oublier à l'époque moderne les canons, les avions, les bicyclettes et les automobiles. Les animaux tiennent aussi un rôle important, du plus réaliste au plus fantastique : le cheval et le buffle voisinent avec le dragon et la licorne. C'est le seul théâtre chinois traditionnel où les décors sont employés : ils sont placés aux deux extrémités pour ne pas gêner l'évolution des personnages au centre : arbres, palais avec piliers et toits décorés, grottes, montagnes ajoutent à la féerie du spectacle.

Ce théâtre d'ombres a recours à des trucages. Par exemple, quand une femme se regarde dans un miroir, son visage apparaît, et une astuce technique lui permet également de dénuder son bras en relevant sa manche. Ou encore, par l'emploi de plusieurs sources de lumière, on peut multiplier les ombres d'une seule figurine. En fait, tout est possible au théâtre d'ombres : les personnages peuvent voler sur les nuages, se transformer à loisir, disparaître ou apparaître sans problème ; la création de monstres ou d'êtres surnaturels n'a pour limites que celles de l'imagination. C'est pourquoi cette forme de théâtre convenait mieux que toute autre aux pièces mythologiques ou fantastiques.

Marionnettes à gaine

En Occident, les marionnettes à gaine font tout de suite penser au guignol de notre enfance et à sa manipulation très simple. Mais en Chine, où elles servent aussi à jouer des opéras, la technique en est très élaborée et nécessite un long apprentissage. Même si un marionnettiste ne joue pas tous les jours, il exerce quotidiennement ses doigts pour leur garder force et dextérité. Il faut être capable d'écarter le pouce, l'index et le majeur en formant des angles droits et de plier la dernière jointure de l'index en gardant les autres jointures rigides. Les marionnettistes doivent savoir jeter la poupée en l'air pour lui faire faire un saut périlleux, puis la faire retomber d'aplomb sur leur main, prête à jouer.

Les têtes sont en bois sculpté ; les yeux et la bouche sont parfois articulés, de même que les petites mains. Deux jambes en bois sont cousues à l'avant du sac de toile qui forme le corps et elles sont actionnées par un mouvement du poignet ou par les doigts de l'autre main du manipulateur. Avant les décors actuels en toile peinte, les castelets étaient entièrement en bois sculpté, peints en rouge et or ; ils comprenaient trois ouvertures dans le fond pour les entrées et sorties avec une fenêtre aménagée au dessus de chacune.

Marionnettes à fils

Les marionnettes à fils, en Chine comme ailleurs, sont devenues une rareté, car leur manipulation ne supporte pas la médiocrité. Mais si elles ont la chance de trouver un marionnettiste de qualité, ce sont certainement elles qui ont le plus de grâce. La tête est en bois sculpté avec un cou assez long qui pénètre dans l'armature de bambou formant le corps, mais sans lui être attachée : elle pend simplement à la hauteur voulue grâce à deux fils fixés aux tempes. Les pieds et les mains sont taillés dans la même matière, les mains ayant soit la forme d'un poing fermé avec un trou permettant d'y ficher une lance, une épée ou tout autre accessoire, soit des doigts étendus qui peuvent se replier ou s'allonger. Les fils sont accrochés à un contrôle qui n'est pas une croix, mais une simple latte de bambou. Ils sont très longs et leur nombre varie de huit à une vingtaine suivant les mouvements que l'on veut faire faire à la marionnette ; si celle ci doit monter à cheval, il y en a même vingt huit, en comptant les commandes de la monture. La manipulation réside moins dans le contrôle - comme en Occident - que dans les fils, que le marionnettiste fait passer entre ses doigts et dont il joue un peu comme d'une harpe.

Marionnettes à tige

Les troupes de marionnettes à gaine et à fils les plus célèbres sont celles de la province de Fujian, au sud est, tandis que les marionnettes à tiges, elles, sont surtout encore vivantes dans la province du Guangdong. Celles ci ont un mètre de haut. Les têtes sont sculptées dans un bloc de bois évidé par le sommet. Chaque type de personnage a un visage caractéristique : femmes, jeunes lettrés, jeunes guerriers, hommes d'âge mûr, aux traits plus prononcés, personnages violents aux maquillages très colorés, clownesses dotées d'une physionomie grotesque, et clowns ; ceux ci peuvent relever le nez, fermer les yeux, tirer la langue. Presque toutes les têtes ont des yeux mobiles. Une pièce d'épaule passe à travers le cou et retient le sac de toile formant le corps et les vêtements. De petites mains sont fixées au bout des manches. Le manipulateur tient le cou de sa main droite, le bras levé au dessus de sa tête et, de sa main gauche, les deux baguettes recourbées qui passent à l'intérieur des vêtements et comnandent les mains de la poupée. Les scènes de combats sont très spectaculaires avec ce genre de marionnettes, et très éprouvantes pour le marionnettiste qui doit faire preuve d'une grande tension nerveuse et musculaire, car il est très pénible de tenir à bout de bras des poupées si lourdes, tout en leur faisant faire des mouvements rapides et précis. L'orchestre traditionnel comprend au minimum un joueur de tambour qui tient aussi les longues cliquettes, un joueur de gong, un joueur de flûte et de hautbois et un joueur de vièle, qui accompagne les parties chantées et tient les cymbales pendant les scènes de combats. Les dialogues et le chant sont assumés par les marionnettistes.

Marionnettes à baguettes

Un dernier genre existant en Chine sont les marionnettes à baguettes, qui ont remplacé les ombres dans la région de Chaozhou. Ce sont de petites poupées en bois avec, comme pour les ombres, des têtes amovibles et interchangeables qui sont ici en terre peinte. Leur maniement est semblable à celui des ombres et se fait au moyen de trois baguettes tenues horizontalement : une pour le corps et une à chaque main. Comme la région de Chaozhou est célèbre pour ses broderies, les vêtements et le rideau du fond de scène sont joliment décorés.

Une technique théâtrale qui reprend celle de l'opéra

La technique théâtrale commune à tous les genres reprend celle de l'opéra, c'est à-dire qu'au théâtre proprement dit se mêlent le chant et la danse. Tous les personnages doivent entrer dans des types donnés. Les principaux sont les hommes d'âge mûr, les guerriers, les jeunes lettrés, les personnages féminins, les clowns et les “ visages peints ”, personnages violents aux maquillages de couleurs vives. Pour chaque type, la voix et les mouvements ont des caractéristiques propres ; le même geste est accompli différemment suivant le type du personnage, mais il est identique pour tous les personnages d'un même type et obéit à des règles précises.

L'orchestre comprend deux sortes d'instruments : les percussions qui donnent le rythme à tous les mouvements, depuis la marche jusqu'aux combats, et les instruments à cordes (vièles) ou à vent (flûtes et hautbois), qui accompagnent les passages chantés et jouent des mélodies destinées à fournir une atmosphère musicale à certaines scènes. Chaque type de personnage doit avoir une voix spécifique pour les dialogues parlés aussi bien que pour le chant ; seuls les clowns peuvent adopter le parler quotidien local et improviser des reparties humoristiques. Les vêtements, comme ceux de l'opéra, indiquent le statut social du personnage, sans aucun souci de reconstitution historique. Les maquillages reprennent aussi ceux de l'opéra ; pour les marionnettes à tige ou à fils, ceux des personnages violents se réduisent à quelques types, alors que pour les ombres et les marionnettes à gaine, il en existe une grande variété. Certains gestes que des acteurs ne peuvent reproduire deviennent ici possibles, si bien que paradoxalement les marionnettes et les ombres sont parfois plus réalistes : les têtes peuvent vraiment voler en l'air, les armes donner de vrais coups ; dans les pièces mythologiques, les personnages peuvent réellement s'élever dans les airs ou se transformer en monstres. Mais le plus important est que les gestes gardent malgré tout une stylisation imposée par la nature des ombres et des marionnettes, stylisation qui reste une inspiration et un exemple permanents pour les acteurs.

Le répertoire du théâtre de marionnettes

Le répertoire est le même que celui de l'opéra, mais il puise aussi dans toute la littérature populaire. Celle ci peut se définir comme ce qui est écrit ou raconté en langue vulgaire par opposition aux textes en chinois classique. On a un même corpus d'histoires que l'on retrouve sous forme de récits en prose pour conteur, de ballades en vers destinées à être chantées ou psalmodiées, de romans ou de nouvelles, d'opéras pour acteurs ou pour ombres et marionnettes. Il est très rare qu'une même histoire soit présente dans un seul genre, à l'exclusion des autres, même si, d'une région à l'autre ou selon les genres, la même légende connaît des variantes.

Si l'on essaye de classer ce vaste répertoire commun, on s'aperçoit qu'il se range tout naturellement dans les divisions qui existaient parmi les conteurs de la dynastie des Song. On peut en conclure que la plupart des histoires ont été reprises des conteurs, et que celles qui ont été ajoutées plus tard sont restées sur le modèle de ces anciens récits oraux.

D'après les ouvrages de l'époque nous décrivant les quartiers d'amusement, on sait que les conteurs se divisaient d'abord en trois grandes catégories : ceux qui racontaient des contes bouddhiques tirés des soutras, ceux qui reprenaient sous forme romancée toute l'histoire de Chine, et enfin ceux qui se spécialisaient dans les récits courts racontés en une seule séance. Cette dernière catégorie se subdivisait elle même suivant le thème de l'histoire : on avait les contes mythologiques et fantastiques, les histoires d'amour, les vies d'hommes illustres, les aventures de brigands ou de redresseurs de torts, les “ histoires de rétribution ”. Par “ histoires de rétribution ”, on entendait celles où le crime était finalement puni et les mérites récompensés : le coupable, connu du public dès le début, était à la fin démasqué par le juge, ou bien les événements de cette vie se voyaient justifiés par ceux d'une vie antérieure, suivant la croyance bouddhiste. Les pièces de théâtre viennent de ces contes initialement oraux, directement ou par l'intermédiaire de la forme romanesque. Quand, par chance, on possède une ballade ancienne et la version théâtrale de la même histoire, cela est très manifeste : l'“ auteur ” de la pièce s'est souvent contenté de transposer le récit à la première personne, et des passages entiers sont parfois copiés mot pour mot. En outre, comme dans les romans, on a gardé des traits stylistiques du conte oral qui ne conviennent guère au genre théâtral.

L'avantage d'un roman préexistant pour le montreur de marionnettes était que, s'il savait lire, il possédait un texte auquel il pouvait se reporter et dont il pouvait tirer des pièces en découpant le récit.

Le répertoire traditionnel pouvait se diviser en deux catégories : les pièces, qui se jouaient en une seule soirée, ne duraient que quelques heures, correspondant à une nouvelle ou à un chapitre, et les pièces qui retraçaient un roman dans son entier et dont on ne donnait chaque soir qu'un épisode. Un marionnettiste de la province de Guangdong avait besoin de dix soirées pour couvrir tout le roman L'investiture des dieux, de deux semaines pour Au bord de l'eau, d'un mois et demi pour Le roman des Trois Royaumes. A chaque grand roman correspond donc une série de pièces ; avec la seule nuance que certains épisodes n'ont pas été trouvés assez spectaculaires pour être adaptés à la scène et que certains passages qui servent à raccorder les épisodes ne sont représentés que si l'on joue l'ensemble de façon indépendante. L'histoire est toujours si bien connue que les livrets des marionnettistes, quand ils en ont, se réduisent souvent à un canevas illustré de croquis, indiquant les personnages, le contenu de la scène et l'air musical. Cela suffit, car les parties chantées sont pleines de clichés connus par cœur et les dialogues parlés sont susceptibles d'une marge d'improvisation.

Une autre caractéristique de ce répertoire est qu'il est fait de scènes qui se répètent d'une histoire à l'autre. Par exemple, les pièces sur Le roman des Trois Royaumes ont fourni un certain nombre de situations, de traits de caractères qui ont ensuite été reproduits dans la plupart des pièces historiques. Quand une pièce devenait célèbre, elle était reprise et imitée. Dans plusieurs pièces, on retrouve le thème du lettré qui, une fois qu'il a réussi aux examens impériaux, se voit obligé d'épouser la fille d'un haut fonctionnaire alors qu'il est déjà marié, et qui, malgré l'intervention d'un vilain, finira par retrouver sa première femme. Ce thème des époux séparés qui, après des années et malgré une accumulation d'obstacles, finissent par être de nouveau réunis est si fréquent que la conclusion d'une pièce par le mot “ réunion ” est aussi commun que, chez nous, le fameux “ ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants ”.

Du point de vue des idées, ce théâtre est terriblement moral. Certes on peut citer des pièces légères, ou plutôt des scènes, comme celle de cette pièce très ancienne encore connue des marionnettistes, mais abandonnée depuis longtemps par les acteurs. C'est l'histoire d'une jeune femme douée de pouvoirs magiques qui, une nuit, alors qu'elle dormait toute seule, est réveillée par un couple de souris en train de faire l'amour. D'abord choquée par la scène, elle chasse les animaux, puis, comme ceux ci recommencent, la curiosité l'emporte et elle est tellement médusée par le spectacle qu'elle en est assaillie de désir. Ne pouvant plus se contrôler, elle se masturbe avec son oreiller, puis s'essuie avec son mouchoir, qu'elle jette avec dégoût après l'avoir reniflé. Un beau jeune homme survient alors qu'elle se remet au lit, insatisfaite. On passe tout de suite au lendemain matin. La morale est alors sauve, car, quand elle se réveille, elle ne trouve plus à ses côtés le beau jeune homme de la veille, mais un vieillard, qui lui explique que tout désir et tout plaisir ne sont qu'illusions et que son partenaire n'a en fait été que le produit de son imagination...

Le sens profond des pièces

Le sens profond de chacune des pièces est l'éloge des vertus cardinales chinoises : le dévouement au pays, la fidélité à un seigneur ou à un ami, la piété filiale et la vertu féminine qui résiste à une longue absence ou à la mort.

Le modèle de la fidélité est Guan Yu, héros principal dans Le roman des Trois Royaumes. Après le célèbre serment du jardin des Pêchers, où les trois frères jurés, décidés à rétablir la légitimité impériale, jurent de mourir ensemble même s'ils ne sont pas nés ensemble, Guan Yu n'aura plus qu'une ligne de conduite : servir Liu Bei. Quand il est fait prisonnier, le premier ministre du camp adverse lui offre une superbe robe doublée de fourrure, mais Guan Yu, invité à un banquet, porte les deux robes, la nouvelle et l'ancienne, toute trouée, que lui avait offerte Liu Bei, pour montrer qu'il n'oublie pas son seigneur. Dès qu'il apprend où se trouve Liu Bei, plus rien ne peut le retenir d'aller le rejoindre. Jamais l'ambition personnelle ne viendra entraver son dévouement. Mais si Guan Yu est un modèle de rectitude, il s'agit d'un désintéressement voué à un homme plus qu'à une cause ; c'est pourquoi il existe une vertu encore plus haute : la fidélité au pays. C'est par fidélité au pays que le général Yue Fei résiste aux invasions barbares alors que le premier ministre veut négocier la paix avec l'ennemi : il sera condamné à mort et exécuté pour avoir continué le combat malgré les ordres du premier ministre collaborateur. Comme exemple de fidélité féminine au théâtre, on peut citer cette héroïne qui brise avec sa famille pour épouser le jeune homme qu'elle aime. Cela peut paraître une infraction à la vertu filiale, mais en fait son père, qui lui avait laissé le soin de choisir son fiancé, était revenu sur sa parole quand il s'était aperçu que sa fille avait préféré le plus pauvre des prétendants. Le jeune couple est si démuni qu'il vit dans une grotte. Le jeune homme décide de chercher fortune dans l'armée et il revient quinze ans plus tard après avoir pris, entretemps, une seconde épouse. Il veut alors éprouver la fidélité de sa première femme et cherche à la séduire sans se faire reconnaître. Non seulement il est éconduit, mais il a même du mal à se faire ouvrir la porte une fois qu'il a révélé son identité, tellement son épouse craint la venue d'un intrus.

Pourtant ce répertoire si moral peut parfois choquer un Occidental : on y voit les bons pratiquer des traîtrises pour lesquelles les méchants sont vilipendés ; étant les bons, ils ne peuvent commettre le mal : la vertu est rigoureuse et pragmatique. Les héros reviennent sur leur parole, trompent leurs adversaires aussi bien que leurs alliés, se montrent cruels, se servent d'otages innocents tout comme leurs ennemis ; mais ce qui est défaut chez les uns devient qualité chez les autres ; il ne s'agit plus alors de ruses perverses, mais de fine stratégie, puisque les bons ont le devoir de gagner.

Ecole de morale, le répertoire est aussi une leçon d'histoire. C'est au théâtre que le peuple apprenait le passé, qu'il voyait les personnages historiques devant servir de modèles aux vivants. Une grande partie des pièces est tirée des annales ou de leur version romanesque ; les intrigues politiques forment souvent le ressort dramatique unique sans qu'il soit besoin de faire intervenir une histoire d'amour. Plusieurs pièces, et des plus célèbres, ne comportent même pas de personnage féminin. Cette histoire est certes romancée, beaucoup de faits ou de personnages ont été carrément ajoutés ; mais comment peut on dire que ces personnages n'existent pas, puisqu'ils vivent sur scène, et que c'est cette représentation de l'histoire qui compte dans l'esprit des gens ? La dimension de la tragédie est difficile à atteindre quand l'intrigue se réduit au destin d'un individu. En revanche, même des marionnettes, avec leurs déformations qui peuvent atteindre la caricature, deviennent émouvantes quand elles jouent un drame qui est celui de toute une civilisation.

La faiblesse de ce répertoire, qu'il soit joué par des acteurs ou des marionnettes, est qu'il contient beaucoup de scènes stéréotypées. Parfois, d'une pièce à l'autre, on a l'impression que seuls les noms propres ont été modifiés, et les parties chantées abondent en formules et images inlassablement répétées. Cette impression de répétition se retrouve dans tout l'opéra. En outre, le théâtre de marionnettes s'est contenté de reprendre les pièces pour acteurs et n'a pas su créer un répertoire original.

Si l'on prend l'exemple du Japon, on voit que la supériorité du bunraku réside non seulement dans la manipulation, mais aussi dans la beauté des pieces. En effet, la réussite du bunraku tient à la réunion d'un écrivain génial, Chikamatsu, d'un conteur et d'un marionnettiste, chacun d'eux contribuant également au succès du tout. Or en Chine, les marionnettes n'ont jamais eu un lettré qui ait écrit pour elles en tenant compte à la fois de leurs possibilités et de leurs limites.

Les essais de modernisation ne semblent pas avoir résolu le problème. Ou bien on a repris des thèmes contemporains, souvent limités à une propagande politique très pauvre, sans tenir compte du style propre aux marionnettes, et aboutissant à un résultat contraire à celui qui était visé : les marionnettes devenaient décevantes et les personnages représentés ridicules. Ou bien on a gardé les anciennes pièces et la modernisation a porté sur la technique théâtrale, de façon que l'intrigue soit plus directement compréhensible ; mais toute concession au réalisme devenant un appauvrissement, les marionnettes ont vite perdu, faute d'avoir compris cette règle d'or du théâtre chinois, une partie de leur charme. Pourtant le théâtre de marionnettes pourrait retracer toutes les histoires célèbres de la littérature et du folklore et ainsi, comme les bandes dessinées, diffuser une culture populaire extrêmement riche. Il l'emporte en effet sur le théâtre d'acteurs quand il s'agit de mettre en scène une pièce mythologique ou fantastique.

Des pouvoirs magiques

Les essais de modernisation jusqu'à la révolution culturelle sont restés très limités et c'est, au contraire, par son conservatisme que le théâtre d'ombres et de marionnettes nous intéresse souvent. Il a, en effet, préservé des pièces très anciennes qui ont disparu par ailleurs du répertoire. D'autre part, son rôle n'était pas seulement de distraire ou de donner une dimension scénique à des histoires romanesques ; il gardait également un pouvoir religieux proprement magique. De la même façon qu'un médium prête son corps pour permettre à un esprit ou à une divinité de s'incarner et de se manifester dans le monde humain, les personnages incarnés par des marionnettes prenaient possession de la poupée et, grâce à elle, devenaient présents. Cette puissance nécessitait donc un contrôle du marionnettiste sur ses marionnettes, c'est à dire sur les esprits qui pouvaient s'en servir pour revenir à l'existence. On raconte ainsi des exemples de marionnettes abandonnées dans des caisses au grenier qui la nuit se mettaient à danser ou venaient troubler les humains par toutes sortes de facéties, et qu'il fallut brûler afin d'enlever aux fantômes ce support nécessaire pour se manifester. C'est pourquoi, jusqu'à une époque récente, on gardait les marionnettes le visage enveloppé d'un tissu dans une malle protégée par des papiers de charme, de façon à les empêcher de s'animer sous l'emprise d'un esprit.

Mais si l'on savait utiliser à son profit ce pouvoir des marionnettes, celles ci pouvaient devenir bénéfiques. Il fallait connaître la formule magique qui permettait d'amener telle divinité à prendre possession de la marionnette afin qu'elle terrifie les fantômes et les esprits néfastes, et les chasse par une danse où elle faisait montre de sa puissance. Le dieu ainsi invité différait suivant les régions de la Chine. Dans la province du Fujian, c'était Zhong Kui, chargé par l'Empereur céleste de tenir les esprits en respect, que l'on faisait venir dans une marionnette à fils pour en écarter les mauvaises influences. Cette marionnette spéciale était gardée sur l'autel familial du marionnettiste, au même titre qu'une statue de divinité. Dans la province du Guangdong, où sont répandues les grandes marionnettes à tige, pour “ nettoyer ” un nouveau bâtiment des miasmes pernicieux, on jouait la scène Zhao Xuantan dompte le tigre. Cela se passait en l'absence de tout spectateur, avant la représentation. Zhao Xuantan, divinité du Nord, y fait montre de sa force en domptant un tigre pour effrayer les esprits mauvais qui seraient logés dans ce lieu. Cette danse rituelle se déroule ainsi : un tigre vient sur scène et l'on attache des bouts de porc à un bâton dressé dans un coin de la scène. Tandis que le tigre commence à dévorer la viande, Zhao Xuantan fait son entrée. Après quelques mouvements de danse, il exécute un saut périlleux et retombe à cheval sur le tigre ; il lui passe une corde rouge autour du cou et sort en chevauchant l'animal désormais soumis. Les morceaux de viande sont ensuite jetés au loin et certains marionnettistes affirment que parfois les chiens refusent de les manger ou que l'herbe, à cet endroit, change de couleur, signe certain que le lieu est néfaste. Bien qu'il ne s'agisse que d'une courte scène où n'interviennent que deux marionnettistes, Zhao Xuantan et le tigre, les marionnettistes se font payer plus cher pour ce rituel que pour une représentation normale, à cause du pouvoir magique qu'ils ont à exercer.

Un ancien bâtiment avait besoin d'être nettoyé des fantômes qui pouvaient y traîner, et même une nouvelle maison n'était pas à l'abri d'influences dangereuses. Les maçons avaient en effet l'habitude de dissimuler à l'intérieur des murs un papier de charme qui décidait du sort des habitants. Aussi, pour éviter toute mauvaise intention de la part de ces artisans, on demandait aux marionnettistes de contrecarrer tout mauvais charme attaché à la maison. S'il s'agissait d'un temple, d'un bâtiment public ou d'un lieu qui avait été le siège de scènes violentes, les rites étaient plus compliqués. Les marionnettistes jouaient alors Le roi des fantômes chasse les mauvaises influences. Pour cela, ils prenaient la marionnette représentant un chef barbare, aux traits accusés et au maquillage de couleurs vives ; ils lui mettaient une perruque aux cheveux rouges défaits et la revêtaient d'une armure rouge pour la rendre effrayante. Il s'agissait de Guanyin, déesse de la mansuétude, d'ordinaire figurée sous les traits d'une jeune femme, mais qui pouvait aussi prendre un aspect masculin terrifiant avec un visage grimaçant quand elle assumait le rôle de chef des esprits infernaux ; et c'est sous cette incarnation qu'on la convoquait ici pour expulser tout ce qui était néfaste. Le moment le plus important du rituel était celui où la marionnette, une lance à la main, parcourait la salle en écrivant dans l'air le caractère “ faste ” avec du feu. Une liasse de papier monnaie destiné à être brûlé en offrande avait été attachée au bout de la lance à cet effet.

Les marionnettes à fils étaient jadis utilisées dans les cérémonies funéraires, où elles jouaient la même fonction que ces statues d'esprits gardiens que l'on enterrait avec le mort pour le protéger dans l'au-delà. Dans la province du Fujian, la danse de Zhong Kui était jouée par l'une de ces marionnettes en cas de mort violente, de suicide ou de noyade, afin que les âmes errantes ne viennent troubler les vivants.

C'est donc vers l'Extrême Orient, l'Inde, la Chine, l'Indonésie, qu'il faut maintenant se tourner si l'on veut saisir cette origine magique des marionnettes et voir comment, d'un rituel religieux, on est passé à un spectacle qui, avant d'être une distraction, était encore l'évocation des âmes mortes. Cette technique théâtrale est issue d'une technique pour redonner vie aux personnages célèbres dont le souvenir hantait toujours l'esprit des vivants. Le rationalisme

Jacques PIMPANEAU
“Les marionnettes de Chine”, in Les marionnettes, ouvrage collectif sous la direction de Paul Fournel, Bordas, Paris, 1982, pp. 46-52