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Les déportations massives d’enfants ukrainiens révèlent une entreprise d’éradication du futur de l’Ukraine

Tribune

 

Le Monde, 24 mars 2023

Les enlèvements, transferts en Russie et adoptions forcées s’inscrivent dans un projet génocidaire conçu par Vladimir Poutine et son cercle rapproché, dénonce, dans une tribune au « Monde », un collectif de six personnalités, dont l’écrivain Jonathan Littell.

Dans la guerre de terreur déclenchée par Vladimir Poutine, les déportations massives d’enfants ukrainiens et leur adoption forcée sont le révélateur d’une entreprise globale d’éradication du futur de l’Ukraine. Ce n’est pas un conflit territorial qui aurait changé de nature par la suite, mais l’exécution d’un plan d’anéantissement de la nation ukrainienne, associant destructions, massacres, russification et transferts forcés de population.

Ce projet génocidaire a été conçu par Vladimir Poutine et son cercle rapproché bien avant le 24 février 2022. Dès les premiers jours de l’invasion, les enlèvements de mineurs résidant dans les institutions du Donbass occupé ont été systématiques. Le 9 mars 2022, leur organisatrice, la commissaire russe aux droits des enfants, Maria Lvova-Belova, sollicitait Vladimir Poutine, son « supérieur direct », selon ses propres termes, pour résoudre un fâcheux obstacle juridique : la nationalité ukrainienne des enfants, aux termes de la loi russe, interdisait leur adoption. Quelques semaines plus tard, Vladimir Poutine faisait adopter, par la Douma, un décret facilitant l’attribution de la nationalité russe aux enfants ukrainiens.

L’entretien entre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova, publié sur le site du Kremlin, et les décrets qui l’ont suivi attestent, devant la justice internationale, l’intention et le rôle des dirigeants de la Fédération de Russie dans l’organisation de la plus grande opération d’enlèvements et d’adoptions forcées depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

Juger les responsables

Avec le concours de l’armée, dans les territoires occupés, les internats, pouponnières et orphelinats ont été vidés ; les familles auxquelles il avait été proposé d’envoyer leurs enfants en « colonies de vacances » en Crimée ne les ont pas vus revenir ; d’autres mineurs ont été séparés de leurs parents lors de leur « évacuation » forcée vers la Russie et leur passage par les camps de « filtration ».

Depuis, une quarantaine de centres ont été ouverts en Russie pour « rééduquer » les jeunes Ukrainiens rebelles à la russification, et éradiquer leur intime adhésion à l’identité ukrainienne.


Du Kremlin au Donbass, jusqu’en Sibérie, la pyramide des gouverneurs de région, des fonctionnaires, des responsables de l’aide à l’enfance, épaulés par la hiérarchie militaire, implique plusieurs centaines de personnes. Les preuves sont là, documentées par les ONG, disponibles dans les textes officiels, les émissions de télévision ou les comptes des réseaux sociaux russes. Elles ont fait l’objet, le 21 décembre 2022, d’un signalement par l’association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre à la Cour pénale internationale (CPI) qui, avec le parquet ukrainien, a la compétence pour enquêter sur ces crimes et juger les responsables. La qualification génocidaire de ces déportations ne fait aucun doute au regard de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, comme du statut de Rome qui, en 2002, a fondé la CPI.

Mais le transfert forcé de dizaines ou centaines de milliers d’enfants ne peut être séparé des crimes contre l’humanité et de la pratique de la terreur de l’armée russe. Après les bombardements rasant les habitations, les forces de sécurité russes s’installent en ville, munies d’un inventaire de biens à voler dans les musées, les usines, les maisons, mais aussi de listes de personnes à arrêter : responsables politiques, fonctionnaires, etc.

Quant à la russification forcée de l’ensemble de la population (nouveau passeport, nouvelle langue, nouvelle monnaie, nouvelle histoire…), elle s’impose en jouant du désespoir des survivants qui, dans les ruines de leur ville, sont démunis de tout : eau, nourriture, électricité, communications.

Destruction biologique et psychologique

Interviennent alors les départs forcés des derniers habitants, « évacués » en bus vers la Russie, avec arrêt dans les camps de « filtration ». C’est l’avenir collectif qui est oblitéré et le passé commun effacé, quand les livres d’histoire sont brûlés, comme autrefois à Grozny [capitale de la Tchétchénie] et, depuis 2014, en Crimée occupée. Dans Marioupol anéantie, des reconstructions de façade accueillent de nouvelles familles russes, venues, de leur plein gré ou non, remplacer la population d’origine.

On ne peut séparer cette politique de « purification ethnique » de l’ensemble des crimes de guerre, ou contre l’humanité. Il s’agit d’abord, au mépris de la convention de Genève, de l’assassinat des prisonniers de guerre, comme à Olenivka, le 29 juillet 2022, où 53 combattants d’Azovstal ont été massacrés. Il s’agit aussi des dizaines de chambres de torture, des centaines de tombes anonymes ou des fosses communes où ont été ensevelis, à la hâte, prisonniers de guerre et civils, comme à Izioum et à Boutcha. Et il s’agit des viols innombrables, perpétrés contre les femmes et les enfants, les filles et les garçons, voire des bébés.

Ces crimes sont trop nombreux et répandus géographiquement pour être le fait de soldats isolés, livrés à eux-mêmes. Ils relèvent d’une politique délibérée de destruction biologique et psychologique, destinée à déshumaniser les victimes et à terroriser la population.

La politique de terreur menée par la Russie à l’égard des « petits peuples » qu’elle entend dominer a une longue histoire. Le génocide par la faim du Holodomor, orchestré par Staline en 1932 et 1933, a provoqué la mort de plus de quatre millions d’Ukrainiens et a été suivi de déportations massives d’enfants. Ce crime impuni résonne dans la destruction actuelle des installations vitales de fourniture d’eau et d’électricité et dans le pillage systématique des récoltes.

De même, les persécutions subies par les Tatars de Crimée, depuis 2014, répètent leur déportation par Staline. Les crimes commis contre l’Ukraine ont été expérimentés en Tchétchénie et en Syrie, au su de tous. Les gouvernements occidentaux ont fermé les yeux, les industriels et les banques ont conclu des marchés avec la Russie, comme si de rien n’était.

Désavouer la lâcheté

Il importe aujourd’hui de désavouer la lâcheté qui a conduit à marchander la liberté des peuples. Nous devons à nos valeurs de déclarer que la Russie est clairement un Etat terroriste, qui s’est mis au ban des nations.

Comme le souhaite la Prix Nobel de la paix, Oleksandra Matviichuk, « nous devons mettre les criminels devant leurs responsabilités et rendre justice de tous les crimes de cette guerre (…) [Il faut] que les droits humains deviennent la base des décisions politiques. »

L’ouverture, par la CPI, d’une enquête sur les déportations d’enfants et l’émission, le 17 mars, de deux mandats d’arrêts contre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova, marquent un tournant que réclament les opinions publiques européennes. Près d’un million de citoyens de toute l’Europe ont signé deux pétitions convergentes qui appellent les chefs d’Etat et de gouvernement européens à intervenir solennellement pour sauver les enfants ukrainiens.

Le président français, Emmanuel Macron, à l’occasion du Conseil européen des 23 et 24 mars et du Conseil de l’Europe, les 16 et 17 mai, à Reykjavik [Islande], doit faire de la déportation des enfants une « ligne rouge », au même niveau que le respect des frontières de l’Ukraine : aucune perspective de paix ne peut se dessiner sans le retour de tous les enfants déportés et la punition de tous les crimes, y compris, lorsqu’il sera démontré par la CPI, celui de génocide, dont Vladimir Poutine est l’architecte.

Emmanuel Daoud, avocat au barreau de Paris et à la CPI ; 
Jonathan Littell, écrivain et cinéaste ; 
Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue ; 
Pierre Raiman, secrétaire de l’association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre ; 
Gabriel Sebbah, avocat au barreau de Paris ; 
Nicolas Tenzer, analyste des questions internationales et de sécurité, senior fellow au Center for European Policy Analysis.