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Le tumulte sonore indien/Cécile Roy-Fleury

Entretien avec Jean-Jacques Lemêtre, compositeur, inventeur et interprète, au moment de la création d'Une chambre en Inde.


« Nous avons travaillé un peu plus d’un mois dans un hangar, entourés du tumulte sonore indien devenu la base de notre travail, le point zéro comme a pu l’être le silence dans d’autres spectacles. »


Quel est votre rapport à la musique dans ce nouveau spectacle ?

À la différence des précédents, mon travail n’est pas ici directement en lien avec le corps des comédiens. Chaque personnage ne donne pas lieu à un thème particulier. Mon intervention convoque plutôt les Indes : l’Inde des Indiens, celle des Européens, l’Inde mystique, sacrée, l’Inde culturelle, l’Inde sociale, économique, diplomatique et politique… À Pondichéry, est pratiquée l’une des plus vieilles langues du monde, le tamoul. Je navigue donc dans une espèce d’urgence qui n’est pas celle des comédiens mais plutôt celle d’un pays très contrasté allant sur certains points à toute vitesse et d’autres, reculant tout aussi vite, à notre image, d’une certaine façon mais à la manière indienne. La musique correspond donc à l’univers qui entoure les personnages mais à une époque qui peut être complètement différente, comme un voyage dans le temps remontant même parfois aux origines. L’image scénique s’en trouve agrandie et questionnante.

Peut-on considérer que la musique constitue une forme de synthèse ?

Oui, une synthèse d’ailleurs que Pondichéry n’a pas faite. On n’y rencontre pas d’orchestre symphonique par exemple à la différence d’autres villes, où il n’est pas rare de trouver des théâtres à l’italienne. Pour revenir à la musique, celle-ci se trouve à l’intérieur du personnage, autour de lui, y compris en dessous, parce qu’elle est destinale et au-dessus, dans son rapport aux dieux. L’Inde du sud, sur laquelle nous travaillons est une région très différente de celle du nord. L’espace doit être ouvert pour permettre aux spectateurs de s’interroger sur ce grand pays. Des timbres vont pour cela passer en filigrane. Des sons entrés dans des claviers maîtres, circuleront très rapidement grâce à des systèmes électroniques à même de créer une Inde non traditionnelle. Des instruments indiens seront ainsi utilisés ainsi que d’autres, inventés spécialement pour le spectacle. Pour un spectateur occidental en effet, les instruments indiens, tels le sitar, sont fortement associés à des images parfois restreintes. Il en va de même ici pour l’accordéon, par exemple. Mon travail consiste donc à dépasser cette première image de l’Inde en m’intéressant par exemple aux ragas. Ils sont destinés à nous mettre dans un état d’esprit particulier. Le musicien donne alors un mode dans lequel le morceau sera joué exclusivement à la différence du système occidental où varient les tonalités. Une improvisation est même destinée à préparer l’auditeur à entrer dans le mode et permettre le début du morceau. Dans la musique traditionnelle indienne, la notion d’harmonie comme superposition de diverses mélodies n’existe pas. La mélodie a en revanche été développée, donnant lieu aux ornements et à une grande virtuosité. La rythmique elle-même est mélodique, les tablas étant accordés sur l’instrument source de la mélodie. Il s’agit donc pour chaque spectateur de trouver son Inde à lui, distincte d’une Inde traditionnelle réelle, c’est-à-dire réaliste.

Quelle sont vos Indes ?

Mes Indes sont d’abord l’origine musicale du théâtre au même titre que la Chine ou l’Indonésie. L’Inde est ma principale source d’inspiration, de connaissance et d’éducation. Il s’agit d’un système si différent de l’Occident, les sentiments, les passions y sont si complexes. Les Indiens sont d’ailleurs à l’origine des neuf sentiments universels présents dans les ragas (l’érotique ou l’amour, le comique ou l’ironie, le furieux ou la colère, le serein ou la sérénité, le merveilleux ou l’émerveillement, l’odieux ou la répulsion, l’héroïque ou la fierté, le pathétique ou la compassion, le terrible ou la peur). C’est un pays étonnant, mêlant au même instant, la beauté extrême et le pire, devenu normalité. Des gens meurent alors que se dresse près d’eux une sublime œuvre architecturale. Le principe des castes, étrange pour nous Européens, de par les distinctions qu’il établissait entre des groupes de populations, peut renvoyer lui aussi à certains contrastes. Pourtant, la pire des intouchables peut être d’une extrême beauté. Une incroyable modernité, en informatique par exemple, côtoie des traditions dignes du Moyen Âge : le mari meurt, sa femme se brûle. Les contradictions à cheval sur des millénaires, sont énormes. On retrouve ces oppositions entre le nord et le sud. Les instruments y sont différents, tout comme la musique. Au nord, on parle de musique hindoustanie tandis qu'au sud, la musique est dite carnatique.

Va-t-on retrouver ces contrastes dans le spectacle ?

Oui, mais de manière subtile, en filigrane, à l’image de la musique indienne qui n’est jamais grossière mais au contraire très raffinée, à l’image d’ailleurs des autres arts, jusqu’à la nourriture.

Allons-nous entendre des enregistrements sonores de Pondichéry dans le spectacle ?

Oui, mais ceux-ci vont être transposés afin d’accéder à une théâtralité. Nous avons travaillé un peu plus d’un mois dans un hangar, entourés du tumulte sonore indien devenu la base de notre travail, le point zéro comme a pu l’être le silence dans d’autres spectacles.

D’après vous, comment préparer l’oreille des collégiens et des lycéens qui s’apprêtent à assister à Une chambre en Inde ?

Leur faire entendre les grands maîtres indiens, tel Ravi Shankar, l’un des plus grands sitariste du monde pourrait être intéressant. Cet artiste a développé le répertoire du sitar dans le monde entier. Il a également réalisé des disques avec des musiciens issus d’autres cultures, tel Yehudi Menuhin, l’un des plus grands violonistes russes de la deuxième moitié du vingtième siècle. Les élèves pourraient ainsi être en terre de connaissance grâce au violon et découvrir cet ailleurs, véhiculé par le sitar.

Vous évoquiez l’espace au début de l’entretien. Quels paysages pourraient découvrir les élèves en amont du spectacle ?

Une rapide recherche sur les miniatures grâce à un moteur de recherche, peut constituer une bonne entrée en Inde du sud. Il faudra à ce sujet distinguer les miniatures moghols du nord, d’autres plus populaires, présentes au sud. Au début du travail, nous nous sommes inspirés de l'un des plus vieux opéras populaires, le therukoothu, art typique du Tamil Nadu. Les paysans du village détiennent la connaissance, ce qui peut surprendre le public européen. Un homme plante du riz dans la journée et porte en lui les milliers de pages du Mahabharata, musique comprise, texte qui par ailleurs contient l’universalité des états humains, sociaux et politiques. Avec cet art oral, nous retrouvons là, ce que nous avons perdu en Occident avec la séparation des jeunes et anciennes générations ainsi qu’avec l’avènement de la télévision. Autrefois, au coin de la cheminée, dans les campagnes, l’inventivité verbale était extraordinaire.

Entretien réalisé à l'occasion du dossier Pièce (dé)montée, propos recueillis par Cécile Roy-Fleury, juillet 2016