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Le théâtre eurasien

Metteur en scène italien, Eugenio Barba est le fondateur de l'Odin Teatret et de l'I.S.T.A., école internationale d'anthropologie théâtrale.
Après avoir travaillé avec Jerzy Grotowski, il découvre le Kathakali lors d'un voyage en Inde en 1964. Les traditions orientales occupent une place essentielle dans ses recherches sur le jeu de l'acteur...


L'influence du théâtre occidental en Orient est une donnée de fait. L'importance que le théâtre oriental a eue et peut avoir pour les pratiques théâtrales occidentales est établie. Mais une certaine gêne est indéniable : ces échanges participent-ils au supermarché des cultures ?

Aube

Le Kathakali et le Nô, l'Onnagata et le Barong, Rukmini Devi et Mei Lanfang étaient présents à côté de Stanislavski, Meyerhold, Eisenstein, Grotowski ou Decroux dès que j'ai commencé à faire du théâtre. C'était moins le souvenir de leurs créations théâtrales qui me fascinait que l'artificialité minutieuse grâce à laquelle ils donnaient naissance à l'acteur en vie.

Si les longues nuits du Kathakali me faisaient entrevoir les limites auxquelles peut parvenir l'acteur, c'était pourtant l'aube qui me révélait le secret de ces acteurs à l'école Kathakali Kalamandalam de Cheruthuruty dans le Kerala. Là, des adolescents à peine sortis de l'enfance, par une répétition obstinée d'exercices, de pas, de chants, de prières et d'offrandes cristallisaient leur ethos en comportement artistique et attitude éthique.

Je confrontais notre théâtre et le leur. Aujourd'hui, le terme même de "confrontation" me paraît impropre parce qu'il sépare les deux faces d'une même réalité. Je peux dire que "je me confronte" aux traditions indiennes ou balinaises, chinoises ou japonaises si je compare les épidermes des théâtres, les diverses conventions, les innombrables manières des spectacles. Mais si je considère ce qui se trouve derrière ces épidermes lumineux et séduisants, si je mets à découvert les organes qui les tiennent en vie, alors les deux faces de la confrontation se fondent en un profil unique : un théâtre eurasien.

Antitradition

On peut penser au théâtre en termes de traditions ethniques, nationales, collectives ou même individuelles. Mais si l'on cherche à travers lui à comprendre sa propre identité, on doit adopter une pensée contraire et complémentaire, elle aussi essentielle, c'est-à-dire penser son propre théâtre dans une dimension transculturelle, dans le flux d'une "tradition des traditions".

Toutes les tentatives pour réaliser des formes"antitraditionnelles" de théâtre, aux différentes époques et dans différents pays, en Occident comme en Orient, ont puisé à la "tradition des traditions". Certains érudits européens des XVe et XVIe siècles s'écartèrent des usages spectaculaires et festifs de leurs villes et de leurs villages, et exhumèrent le théâtre d'Athènes ou de la Rome antique. Trois siècles après, les avant-gardes des jeunes romantiques se détournèrent des traditions classiques et puisèrent leur inspiration dans des formes de théâtre lointaines : le théâtre "barbare" des élisabéthains et celui du Siècle d'Or, les spectacles populaires, la commedia dell'arte, les rituels "primitifs", les mystères médiévaux, les théâtres orientaux. Ce sont les mêmes images qui inspirent les révolutions des théâtres "antitraditionnels" occidentaux au XXe siècle, à une différence près cependant : les théâtres orientaux ne sont plus l'objet de légendes mais celui d'une expérimentation directe.

Tout ethnocentrisme a son pôle excentrique qui le contrebalance et le renforce.

Aujourd'hui encore, dans les pays asiatiques - où l'on insiste fréquemment sur le poids des traditions autochtones contre la diffusion de modèles de pensée étrangers et contre l'effritement de l'identité culturelle - Stanislavski et Brecht, l'idée du théâtre Agit-prop ou celle du "théâtre de l'absurde" continuent à être des instruments pour se détacher de traditions scéniques inadaptées aux nouvelles conditions imposées par l'Histoire et ses nouveaux conflits.

Ce processus de rupture a commencé en Asie à la fin du XIXe siècle : Maison de poupée de Ibsen, les textes de Shaw et de Hauptmann, les adaptations théâtrales des romans de Dickens ou celle de la Case de l'oncle Tom ne furent pas présentés comme de simples importations de modèles occidentaux mais comme la découverte d'un théâtre capable de parler au présent.

Dans la rencontre Orient-Occident, la séduction, l'imitation, les échanges sont réciproques. Nous avons souvent envié aux Orientaux un savoir théâtral qui transmet de génération en génération l'œuvre d'art vivante qu'est l'acteur ; à leur tour, ils ont envié à notre théâtre la capacité d'affronter des thèmes sans cesse renouvelés, en conformité avec l'époque, apportant des variantes aux textes de la tradition par le biais d'interprétations personnelles qui ont souvent l'énergie de la conquête formelle et idéologique. D'une part donc, des histoires chaque fois nouvelles ou interprétées de manière nouvelle, changeantes en tout, mais immuables dans leur texte ; d'autre part, un art vivant, profond, capable de se transmettre et de mobiliser, à tous les niveaux, physiques et mentaux, l'acteur et le spectateur, mais ancré à des histoires et à des coutumes ancestrales. D'une part un théâtre qui vit du logos. De l'autre un théâtre qui est surtout bios.

Pourquoi?

Pourquoi, contrairement à ce qui se passe en Orient, la tradition occidentale a-t-elle connu des spécialisations et des différenciations étanches entre l'acteur-chanteur, l'acteur-danseur et l'acteur-interprète ?

Pourquoi l'acteur tend-il à s'enfermer - pour chaque spectacle - dans la peau d'un seul personnage ? Pourquoi néglige-t-on d'explorer la possibilité de devenir le contexte d'une histoire entière avec de nombreux personnages, des sauts d'un niveau à l'autre, du général au particulier, de la première à la troisième personne, du passé au présent, du tout à la partie, des personnes aux choses ? Pourquoi cette possibilité, en Occident, reste-t-elle l'apanage des conteurs de rues ou d'un Dario Fo qui constitue une exception, tandis qu'en Orient elle caractérise tous les théâtres, tous les types d'acteur, que celui-ci joue-chante--danse seul ou qu'il participe à un spectacle où les rôles sont différenciés ?

Pourquoi presque toutes les formes de théâtre oriental tolèrent-elles aisément ce qui en Occident ne semble tolérable qu'à l'opéra, à savoir l'emploi de mots dont la plupart des spectateurs ne comprennent pas le sens?

Sur le plan historique, ces questions comportent certes des réponses précises. Mais, en termes professionnels, elles deviennent utiles quand elles poussent à imaginer comment notre propre identité peut se développer sans contrarier notre nature, mais en élargissant les frontières qui la définissent. Il suffit de regarder de l'extérieur, de pays ou d'usages lointains ou simplement différents, pour découvrir les possibilités latentes d'un théâtre eurasien.

Racines

Les orientations divergentes qu'ont prises les théâtres orientaux et occidentaux provoquent une distorsion du regard. En Occident, par une réaction instinctive d'ethnocentrisme, on justifie l'ignorance des théâtres orientaux comme s'il s'agissait d'expériences qui ne nous concernent pas directement, trop exotiques pour que leur connaissance présente une quelconque utilité. C'est cette même distorsion du regard qui idéalise - et aplatit - la variété multiforme des théâtres orientaux ou nous les fait vénérer comme des sanctuaires.

Approfondir notre propre identité professionnelle suppose de dépasser l'ethnocentrisme pour découvrir notre propre centre dans la "tradition des traditions".

Ici le terme "racines" devient paradoxal : il n'indique pas un lien qui nous ancre en un lieu mais un ethos qui nous permet de nous déplacer. Ou plutôt, il représente la force qui nous fait changer d'horizon précisément parce qu'il nous enracine à un centre.

Pour que cette force se manifeste, il faut que deux conditions soient réunies : le besoin de définir pour soi-même sa propre tradition et la capacité d'insérer cette tradition individuelle ou collective dans un contexte qui la relie à des traditions différentes.

Village

L'I.S.T.A. (International School of Theatre Anthropology) m'a permis de rassembler des gens de théâtre orientaux et occidentaux, de confronter les méthodes de travail les plus éloignées et de pénétrer dans un territoire technique qui est notre substrat commun, que nous fassions du théâtre en Occident ou en Orient, du théâtre dit "de recherche" ou "traditionnel", du mime, du ballet ou de la danse moderne. Ce substrat commun est le terrain de la pré-expressivité. C'est le niveau où l'acteur mobilise ses énergies selon un comportement extra-quotidien, modelant sa présence face au spectateur. À ce niveau pré-expressif, les principes sont semblables même s'ils alimentent de considérables différences expressives entre l'une et l'autre tradition, entre un acteur et un autre acteur. Ce sont des principes analogues, car ils naissent de conditions physiques semblables dans des contextes différents. À l'inverse, ils ne sont pas homologues, car ils n'ont pas la même histoire en commun. Ces principes semblables induisent souvent un mode de pensée qui, malgré des formulations différentes, permet aux gens de théâtre appartenant aux traditions les plus variées de dialoguer.

Un travail de plus de vingt ans avec l'Odin Teatret m'a conduit, à travers une série de solutions pratiques, à ne pas tenir grand compte de la différence entre ce qu'on appelle "danse" et ce qu'on appelle "théâtre" ; à ne pas accepter le personnage comme unité de mesure du théâtre ; à ne pas faire coïncider automatiquement le sexe de l'acteur et celui du personnage ; à exploiter la richesse sonore des langues, leur force émotive capable de transmettre des informations au-delà de leur valeur sémantique. Ces caractéristiques de la dramaturgie de 1'Odin Teatret et de ses acteurs sont équivalentes à certaines caractéristiques des théâtres orientaux, mais ce sont des solutions pratiques qui se sont imposées d'elles-mêmes. Elles sont nées de l'expérience d'un training autodidacte, de notre condition d'étrangers et, en général, de nos limites : de cette impossibilité d'être comme les autres qui, lentement, avec le temps, nous permet d'être loyaux envers notre diversité.

Pour toutes ces raisons, pour cet ensemble de circonstances, je me reconnais aujourd'hui dans la culture d'un théâtre eurasien. J'appartiens donc à la brève tradition d'un groupe dont les origines sont autodidactes, sans un passé très profond, mais qui grandit dans un " village " professionnel où les acteurs kabuki ne sont pas perçus comme plus éloignés de nous que les textes shakespeariens, où la présence vivante d'une actrice-danseuse indienne ne semble pas moins " contemporaine " qu'une avant-garde américaine.

Judith

Dans ce "village", il arrive souvent que les acteurs (ou un seul acteur, une seule actrice) non seulement analysent un conflit, se laissent guider par l'objectivité du logos, racontent une histoire, mais dansent en elle et avec elle au gré du bios. Ce n'est pas une méthaphore : cela signifie concrètement que l'acteur ne reste pas attelé au chariot de la trame, n'interprète pas un texte mais crée un contexte, se meut autour des événements et à l'intérieur d'eux. Parfois, il se laisse porter par eux, parfois il les porte ; parfois il s'en détache en les commentant, il les survole, les agresse, les refuse, suit de nouvelles associations, saute à d'autres histoires. En brisant la linéarité du récit, en changeant constamment les points de vue, en disséquant la réalité connue, en mêlant objectivité et subjectivité, relation des faits et réactions à ces faits, il a la même liberté, il opère les mêmes sauts que la pensée-en-action, guidé par une logique que le spectateur ne peut pas reconnaître immédiatement.

Ce qui a souvent créé des malentendus au sujet des théâtres orientaux, ce qui les a fait confondre avec des rituels "archaïques" ou les a fait apparaître comme des formes parfaites mais statiques c'est justement, à l'inverse, ce qui peut les rendre plus proches de notre époque, de nos expériences, des conceptions les plus complexes du temps et de l'espace. Ils ne représentent pas une phénoménologie du réel mais une phénoménologie de la pensée. Ils ne se comportent pas comme s'ils appartenaient à l'univers de Newton. Ils correspondent plutôt au monde subatomique de Niels Bohr.

C'est cette phénoménologie de la pensée, ce comportement objectif du bios qui procède par sauts, que j'ai cherché à rendre perceptible en montant les spectacles Romancero d'Œdipe avec Toni Cots, Mariage avec Dieu avec Iben Nagel Rasmussen et César Brie, et Judith avec Roberta Carreri.

 

Spectateur

Le théâtre eurasien est nécessaire aujourd'hui entre le XXe et le XXe siècle. Je ne pense pas à la nécessité d'histoires orientales interprétées avec la sensibilité d'un Occidental ; je ne pense pas non plus à des techniques à reproduire ni à l'invention de nouveaux codes. Au fond, même les codes complexes qui semblent donner leur sens à de nombreuses traditions orientales restent ignorés ou presque de la plupart des spectateurs, en Inde comme en Chine, au japon comme à Bali.

Je pense à certains spectateurs capables de suivre ou d'accompagner l'acteur dans la danse de la pensée-en-action.

Seul le public occidental n'est pas habitué à sauter d'un personnage à l'autre à travers le même acteur ou à entrer en relation avec quelqu'un dont il ne peut déchiffrer aisément le langage ; il est le seul à ne pas être habitué à une expression physique qui ne soit pas immédiatement mimétique ou n'adhère pas aux conventions de la danse.

Au-delà du public il y a, en Occident comme en Orient, des spectateurs concrets. Peu nombreux, mais pour lesquels le théâtre peut devenir une nécessité.

Pour eux le théâtre est une relation qui ne fonde pas une union, ne crée pas une communion, mais ritualise l'extranéité réciproque et la déchirure du corps social cachée sous l'épiderme uniforme de mythes et de valeurs mortes.


Eugenio BARBA
traduit par Eliane Deschamps-Pria
"Théâtre eurasien"
in "L'Orient occidental", cahier coordonné par Josette FERAL, Cahiers Théâtre JEU, n°49, 1988 pp. 62-68
ou in Confluences, le dialogue des cultures dans les spectacles contemporains, sous la direction de Patrice PAVIS, prépublications du Petit Bricoleur de Bois-Robert, 1992, pp. 96-101