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Le Nô | René SIEFFERT 

LES ORIGINES

« Item, voici comment débuta le sarugaku au temps des dieux : au moment où la Grande-Divinité-qui-illumine-le-Ciel se confina dans la Céleste-Demeure-Rocheuse, le Monde-sous-le-Ciel fut plongé dans les ténèbres ; lors, les huit cent myriades de dieux s’assemblèrent sur le Céleste-Mont-Kagu, et dans l’intention de captiver le divin Cœur de la Grande-Divinité, ils lui offrirent un kagura et commencèrent un seinô. D’entre eux, Ama-no-uzume-no-mikoto s’avança : [tenant] des bandelettes votives fixées à un rameau de sakaki, élevant la voix, soulevant d’un piétinement rapide un roulement de tonnerre, quand elle fut en état de possession divine, elle chanta et dansa. Comme cette voix divine lui parvenait indistincte, la Grande-Divinité entr’ouvrit la Porte-Rocheuse. La terre, de nouveau, s’éclaira. Les divines faces des dieux resplendirent. Le divin divertissement de ce temps-là fut, dit-on, le premier des sarugaku.

Item, dans la patrie du Bouddha, quand le riche-homme Shudatsu eut édifié le monastère de Gion, au moment de la dédicace [de celui-ci], alors que le Shaka-nyorai était en train d’expliquer la Loi, Daiba, suivi d’une myriade d’hétérodoxes [tenant] des bandelettes votives fixées à des branches d’arbre et des feuilles de bambou, dansait et chantait à tue-tête, de telle sorte que la prédication devenait impossible ; lors le Bouddha lança un coup d’œil à Sharihotsu, et celui-ci, pénétré de la puissance du Bouddha, alla disposer dans la pièce du fond tambours et gongs et, mettant à contribution le génie d’Anan, la sagesse de Sharihotsu et l’éloquence de Furuna, il fit exécuter soixante-six mimes ; lors les hétérodoxes, oyant le son des flûtes et des tambours, se groupèrent au fond, et à ce spectacle, furent calmés. Profitant de ce répit, le Nyorai prononça sa prédication. C’est de là que date, dans l’Inde, le commencement de notre voie.

Item, au Japon, sous le règne de Kimmei-tennô, sur la rivière Hatsuse, dans la province de Yamato, à l’occasion d’une crue, une jarre venue de l’amont descendit le courant. Du côté du torii [en bois de ( ?)] cryptomère de Miwa, un courtisan recueillit cette jarre. Dedans, il y avait un enfançon. Ses traits étaient charmants. Il était pareil à un joyau. Puisqu’il s’agissait d’un être descendu du ciel, on rendit compte au Palais. Cette nuit-là, dans un songe de l’Empereur l’enfançon déclara : « Moi que voici, je suis la réincarnation du Premier-Souverain du Grand Empire Shin. Ayant avec les Régions-du-Soleil des liens de karma, à présent, je m’y suis manifesté ». L’Empereur, estimant qu’il y avait là un prodige, le fit mander au Palais. A mesure qu’il croissait en âge, il dépassait quiconque en sagacité, de sorte qu’à quinze ans, il s’était élevé au rang de ministre, et l’Empereur lui conféra le nom de Shin. Or, le caractère shin se lit hata, et voilà pourquoi il se nomma Hata no Kôkatsu. Jôgu-taishi, à un moment où l’Empire connaissait quelques troubles, se référant aux précédents fastes de l’âge des dieux et de la patrie de Bouddha, commanda soixante-six mimes à ce Kôkatsu ; par la même occasion, il sculpta de sa propre main les masques pour les soixante-six mimes, et il voulut bien les confier à Kôkatsu. On présenta [ces mimes] au Pavillon-des-audiences du Palais de Tachibana... On appela [ces mimes] sarugaku… Kôkatsu transmit son art à ses descendants."

(De la transmission de la fleur de l’interprétation, Livre IV). 

C’est en ces termes que Zeami, dans ses traités secrets de l’art du sarugaku-no-nô, évoque la triple origine, japonaise, bouddhique (c’est-à-dire indienne) et chinoise, de son art qui devait devenir le nô, le premier des trois genres classiques du théâtre japonais.

Il va de soi qu’un historien du théâtre ne saurait reprendre à son compte, sous cette forme, les légendes rapportées par Zeami. Ce serait d’ailleurs faire injure à ce dernier que de croire qu’il y ait lui-même vu autre chose qu’une tradition symbolique. Il n’en est pas moins vrai qu’en étudiant le théâtre classique du Japon, nous retrouvons continuellement des traces de ces trois éléments, auxquels vient s’ajouter, pour le théâtre moderne, l’influence occidentale.

Le plus important est, sans conteste, l’élément chinois. En effet, nous savons qu’au VIIIe siècle un grand nombre d’artistes, musiciens et danseurs entre autres, venus de Chine, avaient acclimaté au Japon les danses de la Cour des T’ang. A ces divertissements proprement chinois s’étaient ajoutés, très tôt, des morceaux de facture analogue, mais composés au Japon même par les maîtres chinois d’abord, puis par les élèves qu’ils avaient formés. Ces danses de Cour (bugaku) et leur musique d’accompagnement (gagaku) connurent un grand succès aux époques de Nara (VIIIe siècle) et de Heian (du IXe au XIIIe siècle) et se sont perpétuées jusqu’à nos jours au Palais impérial et dans certains temples.

Dès avant le bugaku, le Japon avait importé des danses continentales appelées gigaku, dont il ne nous reste malheureusement que les masques. Mais il est probable que le gigaku, dont nous ne savons à peu près plus rien, a exercé une certaine influence sur les danses religieuses et populaires.

Cependant si la Cour impériale se divertissait à voir et même à interpréter les danses raffinées du bugaku, le peuple de la capitale préférait, pour sa part, d’autres divertissements venus de Chine, qui avaient été beaucoup plus rapidement naturalisés que les danses de Cour, à savoir les sangaku, littéralement : "divertissements variés".

Dans l’histoire du théâtre japonais, les sangaku devaient avoir des prolongements autrement importants que le bugaku qui resta toujours un divertissement aristocratique. Le simple fait que le terme de sangaku soit devenu très tôt sarugaku, c’est-à-dire "danses de singes", en d’autres termes, danses comiques ou grotesques, montre bien que dès le milieu de l’époque de Heian, soit au début du XIe siècle, l’on n’avait plus conscience qu’il s’agissait d’un phénomène étranger.

A cette époque, les sarugaku n’étaient guère plus que des spectacles de foire de toutes sortes comprenant, outre des danses proprement dites, des numéros d’acrobatie, de jonglerie, de dressage d’animaux, etc. Il faut cependant mettre à part quatre catégories de sarugaku qui auront, par la suite, une descendance extrêmement intéressante :

1° Les danses des noronji, des "maîtres ès conjurations", qui devaient engendrer le nô. 

2° Les récits des biwa-bôshi, des moines au biwa (sorte de luth), conteurs ambulants qui allaient, à partir du XIIIe siècle, réciter les romans épiques ; ceux-ci à leur tour donnèrent naissance, vers le milieu du XVIIe, au jôruri, au récitatif du théâtre de poupées d’Osaka, second genre classique du théâtre japonais. 

3° Les spectacles donnés par les kugutsu-mawashi, les montreurs de marionnettes, ancêtres des animateurs du théâtre de poupées. 

4° Des farces rudimentaires qui, associées au , donneront les kyôgen ; et ceux-ci, à leur tour, fourniront au kabuki naissant l’élément dramatique qui lui manquait encore.

Il n’est pas dans mon propos de traiter en détail des sarugaku, car il ne s’agit pas encore là de théâtre proprement dit. Qu’il suffise de préciser qu’au cours du XVe siècle un certain nombre de troupes d’artistes patronnées par divers temples perfectionnèrent les danses, d’abord religieuses, qu’ils exécutaient à l’occasion des fêtes de ces temples, et en firent ce que l’on appelait alors le sarugaku-no-nô

 

LE NÔ

1.-Histoire du nô.

Au XIVe siècle, le sarugaku-no-nô en était venu à se rapprocher considérablement d’un autre type de danses, plus spécifiquement japonaises, le dengaku-no-nô. Dengaku signifie, littéralement, « danses agrestes » ; il se serait agi de danses paysannes en relation avec le cycle des travaux des champs. En fait, au début du XVe siècle, le dengaku était devenu une forme de spectacle très élaboré, lui aussi aux mains de groupes de professionnels. Quelques-uns de ces derniers étaient parvenus à acquérir un grand renom dans les environs de la capitale. Ils avaient relégué le sarugaku-no-nô au rang de danses provinciales assez méprisées. Des danseurs de sarugaku, parmi les meilleurs, venaient alors demander des leçons aux maîtres du dengaku.

La situation respective des deux écoles allait soudain se trouver renversée, au point que le dengaku disparut peu après sans laisser d’autres traces que celles que les maîtres du sarugaku en voulurent bien conserver. En 1374, Yoshimitsu, le troisième shôgun de la dynastie des Ashikaga, assista à un spectacle de sarugaku dans un temple. Il y vit ceux que l’on peut considérer, à juste titre, comme les fondateurs du classique, Yûzaki Saburô Kiyotsugu, plus connu sous le nom de Kan.ami (1333-1384) et son fils Fujiwaka, le futur Zeami (1363-1443), alors âgé de douze ans. Il fut à tel point séduit par leur jeu, et sans doute aussi par leur personnalité, qu’il les attacha immédiatement à sa maison, et leur accorda une protection de tous les instants, malgré l’opposition de certains de ses familiers qui lui reprochaient ces relations vulgaires.

Yoshimitsu ne pouvait mieux placer sa protection. Il avait en effet mis la main sur les deux plus grands hommes de théâtre que le Japon ait jamais connus. Si nous ne savons de Kan.ami que relativement peu de chose, ce que son fils nous a rapporté de lui, nous sommes par contre très bien renseignés sur le personnage de Zeami. La tradition attribuait à ce dernier près de la moitié du répertoire actuel, et les meilleures pièces de ce répertoire. Cela suffisait à faire de lui le plus grand des poètes japonais, car, quels que soient l’intérêt et la beauté de la poésie classique, waka ou haiku manquent un peu de souffle si on les compare à ces poèmes admirables que sont la plupart des livrets de nô. Or, en 1909, 1’on découvrait une série d’écrits de Zeami, les traités confidentiels dans lesquels il léguait à ses successeurs les secrets de son art. Ces textes nous donnent un grand nombre de renseignements sur l’auteur et son père, ainsi que sur l’histoire de la période de formation du  : nous savons maintenant que Zeami, parachevant l’œuvre entreprise par Kan.ami, fut le véritable créateur d’un art dont aucun aspect ne lui était étranger, car il était à la fois auteur, compositeur, chorégraphe, metteur en scène et acteur. Dans ses traités, tous les problèmes essentiels, théoriques et techniques, de l’art dramatique, sont examinés ; sa pensée n’est jamais figée, et il ne craint pas de reprendre, parfois à des dizaines d’années de distance, certains points sur lesquels ses idées se sont affermies ou, au contraire, transformées.

Mais on aperçoit également, dans ces opuscules, la raison de la rapide sclérose du après la disparition de Zeami. Lorsqu’une personnalité trop puissante a marqué un art de son empreinte, il est rare qu’il se trouve un successeur qui sache le maintenir au niveau où le Maître l’avait placé. C’est ce qui se produisit avec le . Nous voyons Zeami, dans ses derniers écrits, après sa soixante-dixième année, découragé, s’interroger sur l’avenir réservé à son art après sa mort ; son découragement était justifié : son fils Motomasa, en qui il avait mis tous ses espoirs - « un artiste qui n’eut d’égal en aucun temps », écrit-il - était mort dans la fleur de l’âge, alors qu’il commençait à récolter les fruits d’un long apprentissage. Nous possédons de Motomasa quelques pièces qui laissaient bien augurer de son talent. A la perte de son fils s’ajoutait un exil que Zeami prétend immérité. Après la mort de son protecteur, il semble en effet s’être peu à peu brouillé avec le shôgun pour des questions d’administration intérieure de son école, dans laquelle il refusait d’admettre aucune ingérence extérieure. Toujours est-il qu’à soixante-dix ans passés, il dut partir pour la lointaine île de Sado. Il est probable cependant qu’il put revenir à la capitale avant sa mort qui survint en 1443. Il avait alors quatre-vingt ans.

Après Zeami, il faut mentionner encore celui qu’il considérait lui-même comme son véritable successeur bien qu’il n’appartînt pas à son école au sens strict, son gendre Komparu Zenchiku. De Zenchiku, le répertoire a conservé un certain nombre de pièces qui ne sont pas loin de valoir celles de ses deux prédécesseurs. I1 était certes un artiste de grand talent, et qui avait été à bonne école. Lui aussi a laissé des notes techniques fort utiles, mais d’un intérêt moins universel que les traités de Zeami.

Zenchiku fut le dernier des grands maîtres du . Après lui et pour quelques dizaines d’années encore, on continua à composer de nouvelles pièces. Certaines ne sont pas sans charme. Mais ce n’est plus la puissance de Kan.ami, l’élégance raffinée de Zeami, ni même le solide métier de Zenchiku. La plupart de ces pièces du XVIe siècle ne figurent d’ailleurs plus au répertoire. Celles qui subsistent ne sont trop souvent que de plates imitations où le pastiche le dispute aux inventions de mauvais goût. Lorsque, par hasard, un auteur suit les conseils que donne Zeami dans son traité De la composition du nô, il s’applique au respect de la lettre au point de tomber dans l’absurde. Le avait vécu en tant qu’art vivant. Jadis destiné au grand public, art populaire même, il ne sera plus, désormais, qu’un divertissement aristocratique réservé aux shôgun Tokugawa et aux grandes familles de seigneurs provinciaux qui entretenaient, dans leur château, les descendants des confréries de sarugaku du XVe siècle, répartis entre cinq familles d’acteurs.

En cinq siècles, le n’a guère évolué, mais son mouvement s’est ralenti. On a pu établir, en effet, que la même pièce, jouée aujourd’hui, dure presque deux fois plus longtemps qu’autrefois. C’est à cette particularité qu’est dû ce qui apparaît aujourd’hui au profane comme le caractère distinctif de ce théâtre, à savoir sa lenteur et sa dignité hiératique. Et c’est ainsi qu’il est devenu cet art de musée que de pieux conservateurs entretiennent avec componction devant un public restreint de fidèles confits en dévotion.

Il n’en reste pas moins que le est aujourd’hui encore un spectacle du plus haut intérêt, et qu’il provoque chez le spectateur, du moins lorsqu’il est bien interprété, un état d’esprit voisin de celui que Zeami entendait susciter. Sa densité esthétique est telle qu’un programme de cinq nô serait insupportable sans les intermèdes comiques, les farces appelées kyôgen que, très tôt, on avait pris l’habitude d’intercaler entre deux successifs. Ces kyôgen sont, eux aussi, issus d’une forme du sarugaku, sorte de farce rudimentaire qui s’est transformée peu à peu en une comédie plus élaborée, par un processus analogue à celui qui mène de Tabarin à Molière. Les kyôgen sont des farces analogues à nos fabliaux du Moyen Age : la Farce du Cuvier, récemment adaptée, a fait un excellent kyôgen. Le ressort comique est souvent grossier. Il s’agit avant tout de provoquer une détente nerveuse par un rire franc et sans arrière-pensée. Les têtes de turc du kyôgen sont essentiellement les mêmes que celles de nos fabliaux : la femme, le seigneur, le curé (ici le desservant d’un temple bouddhique), le valet sot ou fripon.

Quelques rares kyôgen s’élèvent presque au niveau de la comédie de mœurs, et l’on pourrait les rapprocher des premières comédies de Molière encore très proches de la farce pure : Sganarelle ou Scapin sont des personnages de kyôgen. Les kyôgen contribueront, au XVIIème siècle, à la formation d’un théâtre d’action aux antipodes du , le kabuki.

 

2. -Description du

Ce qu’était le au temps de Zeami, on peut l’imaginer assez bien grâce à ses traités ; pour savoir ce qu’il est devenu cinq siècles plus tard, il suffit de se rendre dans une des salles spécialisées de Tôkyô ou de Kyôto. Et l’on constatera qu’au ralentissement près que je signalais ci-dessus, le n’a guère changé.

Le public, pourtant, s’est renouvelé depuis la guerre, et quelques artistes, dont le maître KITA Minoru que nous pûmes voir naguère au Théâtre des Nations, tentent actuellement d’épousseter un art qui était quelque peu sclérosé. On a même, récemment, porté à la scène de nouvelles pièces : ces essais, très discutés, ont du moins le mérite de secouer la torpeur de la critique traditionnelle qui, depuis longtemps, ne s’intéressait plus qu’à de menus détails techniques. Les amateurs sérieux crient au scandale, ceux qui suivent les représentations le nez dans leur livret, guettant la moindre défaillance des acteurs, admirant de confiance les octogénaires et pleins de mépris pour quiconque n’a pas atteint au moins la cinquantaine. Mais le , tiré de son sommeil séculaire, n’en semble pas moins avoir retrouvé au milieu du XXe siècle une vitalité nouvelle.

Il nous faut maintenant décrire cette forme de spectacle qui n’a d’équivalent nulle part au monde et qui, bien que contemporaine de nos mystères, présente parfois des aspects rappelant étrangement les recherches les plus audacieuses de notre théâtre dit d’avant-garde.

La salle d’abord : elle est, en général, assez petite, quelques centaines de places, la plupart du temps sans fauteuils, les spectateurs étant assis sur leurs talons comme ils le sont chez eux, sur ces nattes souples qui remplacent le plancher dans la maison japonaise. Tout le fond de la salle est occupé par la scène. Celle-ci, en souvenir d’un temps où elle était un édifice indépendant, dressé dans la cour d’un temple, est recouverte d’un toit de style bouddhique. Elle comporte deux parties : le plateau et le pont. Le plateau carré, d’un peu plus de cinq mètres de côté, avance dans la salle, à droite ; sur le côté droit de ce plateau, un étroit balcon sur lequel s’installe le chœur, de quatre, huit ou douze chanteurs ; au fond, le plateau est prolongé par un espace large d’environ deux mètres où sont assis, face au public, les musiciens : de droite à gauche, une flûte, deux tambours à cordes et pour les pièces les plus animées, un « gros tambour » ; peinte sur la cloison du fond, l’image d’un pin antique qui étend ses branches noueuses parfois entrelacées de rameaux de pruniers en fleurs. Le plateau est prolongé, sur la gauche, par le pont, qui peut avoir jusqu’à quinze mètres de long ; son extrémité est fermée par un rideau qui le sépare des coulisses.

Les musiciens entrent en scène les premiers, par le pont ; en même temps arrive le chœur, par une petite porte ménagée au fond à droite. La pièce commence par une ouverture instrumentale destinée à créer l’atmosphère : attaque de la flûte, bientôt accompagnée par les deux tambours. Les joueurs de tambours ponctuent cette musique de cris modulés assez surprenants pour qui les entend pour la première fois.

Puis vient le waki, « celui du coin », l’acteur secondaire, qui restera, à peu près tout le temps que dure la pièce, assis au pied du pilier de droite, sur le devant de la scène : son rôle est celui d’un spectateur, d’un voyant, ou mieux encore, d’un médium, car le shite, « l’acteur », le protagoniste, dont le masque produit un effet de « distanciation » est, le plus souvent, un fantôme, une divinité ou un démon apparaissant au waki. Presque toujours, nous sommes prévenus que le personnage central de la pièce n’est qu’une vision ou un songe de ce dernier. Le waki en effet, qui est généralement un moine, arrive, au cours d’un voyage, en un lieu illustré soit par un combat, soit par un antique roman d’amour, ou bien encore hanté par une divinité ou un démon. Un vieillard ou une jeune femme qu’il rencontre là lui rappelle l’histoire et la légende de ce lieu pour lui révéler enfin qu’il ou elle n’est autre que le spectre du héros ou de l’héroïne, le démon ou la divinité qui hante ces parages. Le shite disparaît alors pour revenir l’instant d’après, en brillant costume et sous ses traits véritables. Puis il évoquera, par une danse, sa vie passée ou les traits de sa nature.

Une représentation complète de comprend cinq pièces choisies respectivement dans chacune des cinq grandes catégories entre lesquelles se répartit le répertoire. La pièce « d’ouverture » est une « pièce votive » ou «  de divinité » Elle prépare le spectateur à ce qui va suivre en le mettant dans un état de réceptivité convenable. La seconde pièce met en scène un guerrier ; elle répond toujours au schéma que je viens d’indiquer : le spectre d’un guerrier tourmenté par le souvenir de ses fautes, apparaît à un moine devant qui il retrace son dernier combat avant de disparaître, généralement apaisé par les prières du saint personnage. La troisième est une « pièce de femme » : une héroïne des temps passés vient, doux et pitoyable fantôme, implorer le secours du moine afin qu’il l’aide à se détacher des passions qui l’enchaînent encore au souvenir de sa vie terrestre. Puis vient une pièce dite « du monde actuel ». Celle-là contient déjà l’embryon d’un drame et peut comporter une action assez animée, par exemple une scène tirée d’un récit épique ; ou bien c’est l’histoire d’une « folle » : la plupart du temps une mère dont l’esprit est troublé par la disparition de son enfant qu’elle finira par retrouver, à moins qu’elle ne découvre une tombe. Enfin, pour terminer sur un rythme plus rapide, endiablé si j’ose dire, un «  de démon » ; démon que notre moine va exorciser ou - pourquoi pas - convertir, puisque, « par nature, tout être porte en lui la faculté de devenir bouddha ».

Ce rapide survol de cinq pièces dont chacune dure une heure ne permet évidemment pas d’évoquer toute la densité, toute la gravité que recèle un tel spectacle, et encore moins la tension d’esprit qu’il produit chez le spectateur. Celui-ci ne pourrait supporter le spectacle si les cinq se suivaient sans interruption ; d’où la nécessité des intermèdes comiques, des kyôgen qui, déclenchant un rire mécanique, viscéral, assurent la détente nerveuse indispensable.

 

3. -Les traités secrets de Zeami.

Tel qu’il est, et malgré les réserves que j’ai pu être amené à faire sur son interprétation actuelle, le n’en reste pas moins un document de tout premier ordre pour l’histoire du théâtre. Le manque d’imagination, l’attachement presque religieux aux formes et à la lettre du passé, ne seraient dans cette optique qu’une garantie supplémentaire d’authenticité. Mais nous avons de cette authenticité un témoignage, et un témoignage de première main : l’ensemble des traités qui constituent la « Tradition secrète du sarugaku-no-nô ».

Ces traités, Zeami en avait commencé la rédaction vers l’an 1400, alors que, héritier et continuateur de son père Kan.ami à la tête de la principale école de sarugaku, en pleine possession de ses moyens et favori du shôgun, il était le maître incontesté d’un art dont il sera le plus illustre représentant, sinon le créateur. Destinés à l’instruction de ses successeurs, ces traités devaient,dans l’esprit de leur auteur, être « transmis à un seul homme par génération » et tenus rigoureusement secrets. A quelques « fuites » près, ce secret sera gardé pendant près de cinq siècles, dans les premiers temps parce que les acteurs y attachaient effectivement une grande importance, plus tard parce que, désormais incapables de les comprendre, ils les avaient peu à peu oubliés.

Non qu’on en ignorât l’existence : en 1665 avait été publié sous le titre de Kadensho, « Livre de la transmission de la fleur », un ouvrage qui était un faux, mais qui contenait, plus ou moins altérés, des passages de l’authentique Kadensho de Zeami. Cependant il fallut attendre la découverte fortuite en 1909, par le philologue YOSHIDA Tôgo, d’un paquet de manuscrits, d’ailleurs tardifs et truffés de fautes de copistes, pour que l’on pût enfin se faire une idée d’ensemble des traités et de leur auteur, jusque là entouré de mystère.

La publication de ces manuscrits sous le titre de Zeami Jûrokubu-shû, « Recueil de seize opuscules de Zeami », suscita d’actives recherches dans les archives. C’est ainsi que l’on put mettre au jour d’autres manuscrits plus anciens, dont certains contenaient d’autres traités encore inconnus. La découverte capitale cependant, fût celle, faite en 1943, dans un temple de la région de Nara par M. KAWASE Ikuma, de textes qu’il crut d’abord avoir été rédigés de la main même de l’auteur, et qu’il publia sous le titre de « Manuscrits autographes de Zeami ». L’examen des écritures a fait abandonner cette hypothèse, mais il reste que ces textes doivent avoir été copiés du vivant de Zeami pendant son exil à Sado, par quelqu’un de son entourage, à l’intention de Zenchiku. Ces manuscrits, qui ont permis de rectifier la plupart des erreurs des copies postérieures, contiennent une partie seulement, mais la plus importante, des traités retrouvés à l’heure présente. Ceux-ci sont au nombre de vingt-trois qui peuvent être répartis en trois groupes.

Le premier, qui représente en volume un peu plus de la moitié de l’ensemble, comprend des textes essentiellement didactiques, sous forme de conseils raisonnés. L’auteur y donne les recettes du succès en fonction du comportement, et de l’acteur, et du spectateur. 

Un second groupe de traités est consacré à la technique pure. Le ton en est beaucoup plus impératif ; c’est celui du maître qui énonce les principes du chant, de la musique, de la danse. Les aperçus originaux n’y manquent pourtant point, mais le déchiffrement de ces textes reste pour le moment problématique, car beaucoup, sinon la plupart des termes techniques utilisés par Zeami sont aujourd’hui désuets.

Il reste une troisième catégorie de textes, très courts, dont l’authenticité me paraît extrêmement douteuse. Leur obscurité volontaire, l’abus des aphorismes, des paradoxes chers à la secte zen, le mysticisme laborieux et fumeux qu’ils traduisent, contrastent étrangement avec la rigueur logique, la pensée claire et vigoureuse, le scepticisme ironique des autres traités qui n’ont en vue que la définition d’une esthétique appuyée sur une technique réfléchie. Je serais tenté d’y voir l’œuvre d’un successeur du maître, peut-être Zenchiku dont nous connaissons des textes de même nature. Dans l’état actuel des recherches, il est impossible de conclure, mais en tout état de cause, ce dernier groupe de traités paraît incompatible avec le caractère de Zeami tel que nous le connaissons par les traités techniques.

Quoi qu’il en soit, le premier groupe est incontestablement, du point de vue de l’Occident, le plus intéressant. Il s’agit de notes rédigées apparemment au hasard. Le même sujet y est repris et approfondi après plusieurs années parfois, ce qui permet de suivre l’évolution d’une réflexion logique, qui, à aucun moment, ne s’écartera de l’expérience pratique. On y discerne des repentirs, des retours en arrière, résultant d’une confrontation attentive des règles traditionnelles léguées à l’auteur par son père, avec ses propres observations. Les « procédés éprouvés », en d’autres termes, les recettes et les trucs de métier, sont énoncés dans une première étape comme autant d’enseignements des anciens. Mais bientôt, Zeami s’efforcera de déterminer la raison d’être de ces recettes ; certaines d’entre elles se révélant, à l’épreuve, inefficaces ou même nuisibles, il cherchera la cause de ces échecs. Et c’est ainsi qu’il sera amené à distinguer, par exemple, « l’expérience utile » de « l’expérience figée ». L’expérience utile est une expérience vivante, sans cesse à l’affût des réactions de la critique, qui se renouvelle à chaque âge de la vie, à chaque étape d’une carrière et « jusque dans la vieillesse ». L’expérience figée, par contre, est celle de l’acteur qui, parce qu’à tel moment de sa vie, tel procédé lui a valu les applaudissements du public, s’obstine à rechercher indéfiniment les mêmes effets, sans s’apercevoir que son public n’est plus le même et que, surtout, lui-même a changé.

Le succès repose en effet sur une double connaissance : la connaissance du public et la connaissance de soi-même. Observer le parterre, infléchir son jeu en conséquence afin d’établir le contact, puis amener insensiblement le spectateur à accepter la conception du nô qu’on lui propose, tel est le secret de 1’« habile » acteur. Mais pour cela, il doit connaître très exactement les « limites de ses moyens », le « degré de ses facultés ».Et c’est ainsi que Zeami en arrive peu à peu à définir le principe fondamental de la « concordance ».

L’acteur qui connaît ses limites et qui connaît le public, saura de ce fait même établir cette concordance : il interprètera une pièce « concordante » à ses « facultés », « concordante » à son public du moment, mais encore faudra-t-il qu’il l’interprète d’une manière « concordante » au pouvoir de discernement de ce public.

Dans un de ses derniers traités, « L’échelle des neuf degrés », Zeami résume cette théorie sous une forme systématique : les acteurs, les pièces et les publics possibles peuvent être répartis sur neuf degrés, eux-mêmes regroupés en degrés « supérieurs, moyens et inférieurs ». A tout moment, degré de l’acteur, degré de la pièce qu’il interprète et degré du public, devront être « concordants ». Supposons qu’un acteur « moyen » interprète une pièce « moyenne » devant un public « moyen » : le succès lui est acquis. Mais qu’un acteur « supérieur » offre une pièce « supérieure » à un public « moyen » ou « inférieur », il y perdra son temps et sa réputation, par manque de discernement. Devant un tel public, un artiste « véritablement supérieur », saura redescendre en se jouant aux degrés inférieurs », c’est-à-dire interpréter sans prétention une pièce médiocre, en grossissant volontairement ses effets, « fût-ce au prix d’un effort exténuant ». Il répondra ainsi à l’attente des spectateurs et son comportement « insolite » surprendrait et remplirait d’admiration même « un œil exercé » qui reconnaîtrait dans ce pastiche sa parfaite maîtrise en toutes circonstances.

Un artiste capable d’une telle performance doit être toujours et partout « insolite », jamais il n’ennuiera, car personne ne pourra jamais prévoir ce qu’il sera tel jour et dans tel lieu. Etre « insolite » : tel est en effet l’unique secret du grand acteur. Pour qu’il le soit à coup sûr, Zeami lui recommande de composer lui-même, à son exemple, les pièces qu’il doit interpréter. Encore faut-il que le spectateur ne puisse percer ce secret, car si, le voyant entrer en scène, le public se dit : « Il va être insolite », l’effet est manqué, rien ne pourra plus surprendre le public qui, déçu, n’éprouvera ni intérêt, ni émotion. C’est là le défaut « du nô qui s’impose trop. » Que faire dans ce cas ? Il n’est qu’une « ressource » : jouer mal pendant quelque temps ! Le public, déçu cette fois encore, se détournera de vous jusqu’au jour où vos qualités oubliées paraîtront à nouveau : « insolites ». Une absence momentanée, une tournée de province, pourrait, dans certaines conditions, assurer des résultats analogues. Dans ce cas, assurez-vous pourtant au préalable que vous n’avez pas, à la capitale, de rival capable de vous supplanter.

De toutes façons, assure Zeami, « seul feu mon père » savait à la capitale comme dans les provinces les plus reculées, devant un parterre de « personnes de qualité » aussi bien que devant une assemblée de rustres, ajuster son jeu au temps et au lieu de façon à recueillir des applaudissements unanimes. Sans doute sa modestie seule - car tous les témoignages de l’époque nous le confirment - l’empêche-t-elle de dire « feu mon père et moi-même ».

Ce bref aperçu de quelques-uns des thèmes essentiels des traités ne peut donner, sans doute, qu’une faible idée de la richesse exceptionnelle de ces textes dont l’intérêt dépasse de loin les limites étroites du nô et même celles de l’art dramatique, japonais ou occidental. Sans jamais perdre de vue les nécessités techniques, Zeami en arrive très souvent à analyser les éléments psychologiques et même physiologiques de l’émotion esthétique. Démontant les rouages complexes du comportement de l’artiste, il en examine les répercussions sur l’œil et l’esprit du spectateur, ce qu’il appelle « l’effet visuel ». L’artiste doit avoir, de chacun de ses gestes, une « vision objectivée », se voir lui-même « de devant et de derrière, de droite et de gauche », en somme, calculer, sans qu’il y paraisse, chacun de ses effets de telle sorte que se reconstruise dans l’esprit de celui qui observe le modèle qu’il porte dans son propre esprit. Il ne peut donc y avoir de « génie méconnu ». L’artiste incompris ne peut s’en prendre qu’à lui-même : c’est que, « par défaut de connaissance », à moins que ce ne soit « par vanité présomptueuse », il n’aura pas su se faire comprendre. Sachant que Zeami était poète et musicien autant qu’acteur, et qu’il vivait au milieu d’une Cour qui groupait une pléiade d’artistes de toutes sortes autour d’un Prince esthète et fin connaisseur, il est évident que cette dernière remarque, ainsi que la plupart de ses conclusions générales, doit, pour lui, s’appliquer, et il prend à plusieurs reprises le soin de le préciser, « à tout art et à toute voie ».

Il reste qu’un tel effort de réflexion logique, appliqué à la création esthétique, non par un philosophe et dans l’abstrait, mais par un homme de l’art, prodigieusement doué par surcroît, est extrêmement rare et, compte tenu de l’époque, même unique en son genre. Il n’est pas exclu que l’on soit un jour obligé de reconnaître que 1’œuvre didactique de Zeami constitue une des plus précieuses contributions de la culture japonaise au trésor commun de l’humanisme universel. 

René SIEFFERT 
Extrait de « Le Théâtre japonais », in Les Théâtres d’Asie, dir. Jean JACQUOT, CNRS, Paris, 1968, pp. 134-143