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Le Kathakali | Milena Salvini

      La Grande Nuit du Kathakali au Théâtre du Soleil (2015). Photo Virginie Johan.

 

Théâtre dansé classique sacré et séculier du Kérala, aboutissement d’un ensemble de traditions dont les sources lointaines empruntèrent aux spectacles rituels d’origine dravidienne, au Kûtiyattam, aux danses populaires régionales, au Kalarippayat (kalari : gymnase, payat : combat).

 

Une symbolique du maquillage

Au XVIIe siècle, le Ramanattam (geste de Rama), forme première de Kathakali, s’opposant au théâtre de temple Krisnanattam (geste de Krisna), donna naissance à un genre de poésie dramatique, ou Attakatha, en langue populaire malayalam, conçu à partir d’épisodes spectaculaires de la littérature sacrée et épique. Spécialement destinés au théâtre, ces textes engendrèrent des personnages archétypes, lesquels, par le déploiement de moyens plastiques et corporels, recréent l’univers démesuré de la mythologie. Alors que le Krisnanattam était en grande partie masqué, le Kathakali développa un art savant du maquillage en relief dont le système ornemental associé à la symbolique des couleurs (vert : vertu ; rouge : égocentrisme ; noir : primarité) tend à rehausser les traits psychiques des personnages sans entraver la mobilité de la musculature faciale. On compte une soixantaine de modèles différents parmi lesquels cinq catégories dominent : le Pacca (vert), héros noble et pur - le Katti (couteau), arrogant et ambivalent - le Tati (barbu), type démoniaque ou primaire - le Kari (noir), démone - enfin, le Minukku (brillant), qui réunit héroïnes et autres personnages au maquillage plat ocre-rosé ou safran. Sculptures et ornementations, de pâte de riz et de papier blanc, dont le cutti (bordure-mentonnière portée par les Paccas et Kattis), demandent plusieurs heures d’exécution, en particulier le grimage du dieu-singe Hanuman : noir et rouge avec une touche de vert et complété d’une barbe blanche, symbole de sa double appartenance aux mondes animal et divin.

 

Une pantomime savante

Selon un héritage transmis de maître à disciple, les acteurs-danseurs (traditionnellement tous masculins) sont astreints dès l’enfance à un intense et rigoureux apprentissage qui peut aller de six à dix ans. Figures martiales et chorégraphiques, gymnastique des yeux et de la face d’une haute technicité, langage des gestes ou hastamudras (hasta : main, mudrâ : signe - un millier de combinaisons) et du visage ou navarasas (nava : neuf, rasa : saveur), constituent l’ensemble d’une science de la pantomime dont les codes minutieux se réfèrent au Natyasastra, et à des traités régionaux plus récents. La codification, d’une rigidité relative, ne fait pas entrave à la liberté d’interprétation et d’improvisation. Conçus pour engendrer un plaisir esthétique et émotionnel partagé, les navarasas (Amour, Ironie, Compassion, Fierté, Colère, Peur, Répulsion, Émerveillement, Sérénité) sont la clé de voûte du langage dramatique qui associe distanciation et identification.

Un quatuor orchestral, dynamique et fonctionnel, réunit deux percussionnistes : le maddala (tempo et rythmes), et le cenda (illustration sonore), et deux chanteurs (seuls interprètes du texte) frappant respectivement un gong et une paire de cymbales. Chaque vers est repris alternativement, laissant toute latitude à une traduction visuelle élaborée ; les strophes sont ponctuées de brèves séquences dansées. Alors que les types nobles ou divins restent muets, les Kattis, Tatis et Karis émaillent leur jeu de cris, sons et onomatopées codifiés. Préparation des acteurs, musiques et danses invocatoires, entrées solennelles ou conventionnelles procèdent des traditions du Kûtiyattam.

    La Grande Nuit du Kathakali au Théâtre du Soleil (2015). Photo Virginie Johan.   

 

Les modes de représentation

Le spectacle est toujours donné de la nuit tombante au petit matin, à l’intérieur ou à proximité d’un temple, dans une riche demeure ou en plein air sur une aire de jeu spécialement aménagée et éclairée d’une haute lampe à huile de bronze (aujourd’hui renforcée de projecteurs). Le jeu linéaire, circulaire ou statique du Kathakali se satisfait d’un espace limité (6 m/4 m environ) ; toutefois, lors de poursuites, combats, processions, les acteurs investissent les rangs des spectateurs. Le spectacle accompagne les festivités religieuses et/ou populaires, ou simplement familiales, et peut revêtir, selon les circonstances, un caractère propitiatoire. Une scène d’amour introduit généralement l’intrigue qui opposera les Asuras (titans/démons) aux Devas (déités) ; conflits, rivalités, relations amoureuses et combats sans merci sont à l’image du monde des humains. L’élément humoristique, comique (pouvant friser la caricature), reste le propre de certains types, principalement des Tatis, Karis et des gens du commun. Art de possession et de l’imaginaire mêlant raffinement et réalisme, le Kathakali est souvent mis en parallèle avec le " théâtre de la cruauté " d’Artaud par l’exaltation des sentiments et le paroxysme des situations où alternent dévotion, haine exacerbée, passion, vindicte, héroïsme, barbarie sanguinaire des châtiments laissant toutefois place à la rédemption. Les grandes figures mythiques qui peuplent le Kathakali s’incarnent virtuellement par le truchement d’un apparat grandiose et déshumanisant : Pandavas et Kauravas du Mahabharata, Rama, Sita et Ravana du Ramayana, Nala et Damayanti, Kuchela et Narasimha de la Bhagavata Purana perpétuent, pour le peuple kéralais, l’enseignement vivant des textes sacrés. De l’ensemble du répertoire traditionnel, plus de cent pièces, un tiers environ a conservé la faveur du public.

              

Survie et renouveau

En 1930, sous 1’impulsion du poète mécène Vallathol N. Ménon, la création de l’Académie du Kalamandalam (officialisée en 1963) donna un nouvel essor à cet art demeuré dépendant du patronage seigneurial et dont l’avenir était incertain. Par la suite, l’avènement des "Kathakali Clubs " et de salles de spectacles proches des normes occidentales donna lieu à des représentations en soirée. Des œuvres nouvelles furent créées sur des thèmes puraniques et également bibliques, bouddhiques, shakespeariens, ou en rapport avec l’actualité du moment, tels que : Gandhi, la guerre du Japon, et même la mort de Hitler ! Plus récemment, on vit aussi la création quelque peu révolutionnaire d’une troupe exclusivement féminine et une adaptation du Roi Lear. En 1967, la troupe du Kalamandalam effectua pour la première fois une importante tournée européenne et fut invitée à l’Odéon par Jean-Louis Barrault, dans le cadre du Théâtre des Nations. En 1993, la SNA organise, à New Delhi, Le premier Kathakali Mahotsavam (festival) auquel participe une soixantaine des meilleurs artistes des principales institutions du Kérala.

Milena Salvini

 

La Grande Nuit du Kathakali au Théâtre du Soleil (2015). Photo Virginie Johan.