fr | en | sp | de

La musique du ver à soie/Jean-Jacques Lemêtre, Jean-Claude Lallias

Les débuts au Théâtre du Soleil

Je suis arrivé au Théâtre du Soleil sans rien connaître au théâtre. J'ai été engagé dans la troupe en 1979, pour Méphisto, comme compositeur et professeur de musique. J'étais supposé apprendre à chaque comédien à jouer d'un instrument différent. J'ai donc travaillé avec les acteurs cinq à six heures par jour pendant toute la préparation du spectacle. J'étais passionné de pédagogie musicale, et ce travail me confirmait le bien-fondé de ma théorie : on peut apprendre à jouer d'un instrument à tout âge. Les comédiens ont joué quelque trente morceaux que j'avais écrits avec ma vision des musiques en Allemagne dans les années 1920-1935. Une vision très personnelle puisque j'y introduisais mes influences tsiganes.

Lorsque nous avons commencé en 1981 les répétitions du cycle Shakespeare (Richard II, La Nuit des rois, Henri IV), je jouais des instruments contemporains. Mais le résultat ne me convenait pas : en particulier la batterie avec ses peaux plastiques était incompatible avec le timbre de la voix parlée. C'est alors que j'ai cherché du côté des instruments traditionnels venant du monde entier. J'ai commencé à poser les bases d'un travail très empirique, que j'aurais encore aujourd'hui beaucoup de difficulté à théoriser complètement.

 

Les sources orientales

La très grande majorité des théâtres orientaux sont non seulement accompagnés de musique, mais les acteurs, les actrices, les danseurs et les danseuses commencent par travailler la musique avant de travailler leur texte. Ils apprennent la partition musicale par cœur (il s'agit le plus souvent d'une tradition orale, où l'on chante de mémoire). La partition musicale est complètement codifiée et appartient à un répertoire en grande partie immuable, qui n'offre guère la possibilité d'improviser.

Dans la plupart de ces théâtres, le répertoire possède un style particulier. Le nô japonais, par exemple, est cadré par des conventions aux règles précises. Il est extrêmement difficile pour nous occidentaux de comprendre " le tempo spirituel du nô " [1]. La musique a plutôt un rôle d'accompagnement, au sens musical : rigueur, carrure, précision. Il est difficile aux musiciens d'apporter des variations personnelles, sinon dans la qualité de l'interprétation.


S'imprégner pour transposer

Mon travail au Théâtre du Soleil n'a rien à voir avec une démarche d'ethnologie musicale ou de musicologie. Je sors d'un conservatoire et de la tradition orale, du jazz, du free-jazz, du folklore, des bals... Tout cela constitue une palette musicale très large, une mémoire enfouie. Notre art n'est pas de copier, mais de s'inspirer et de transposer. Je compose un plat avec des ingrédients qui viennent du monde.

Je n'ai pas les contraintes de forme et de structure d'une tradition arrêtée. Je n'ai pas le souci de constituer un répertoire, d'inventer un style. Les modes musicaux des traditions orientales sont bien sûr différents des nôtres. Je les écoute, je les analyse, je m'en imprègne. J'essaie surtout d'en trouver l'essence, l'origine. Par exemple, la musique chinoise n'a que cinq notes. La musique du Cambodge est à quatre temps, alors qu'on pourrait la croire plus compliquée. Toutefois, je ne pouvais pas passer dix ans à étudier la musique khmère pour la création du spectacle L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk ou vingt ans pour créer celles de L'Indiade. Mon travail consiste à écouter beaucoup de ces musiques, à en percevoir les sources, puis à les transposer et à expliquer aux camarades qui jouent avec moi les principes fondamentaux qui peuvent nous guider.

Dans les spectacles, je mêle des instruments authentiques, des instruments que j'ai fabriqués et des instruments qui n'ont absolument rien à voir avec l'aire culturelle que le spectacle évoque. Pour le spectacle inspiré du Cambodge, qui est celui dans lequel je jouais le plus grand nombre d'instruments (il y en avait 280 sur le plateau), seuls onze instruments étaient authentiquement khmers. Il y en a même un que les Khmers eux-mêmes ne connaissaient pas. Il s'agit d'une harpe que j'ai construite à partir des sculptures du temple d'Angkor, et qui avait disparu apparemment depuis cinq cents ans.

Une improvisation contrôlée

Au Théâtre du Soleil, nous avons redécouvert le corps dans le travail des lois sur le mouvement et la parole. Dans notre culture européenne, on se souciait assez peu du corps de l'acteur (on s'en soucie un peu plus aujourd'hui). On ne considérait pas qu'un corps faisait des phrases, des membres de phrase, avec des césures, comme une langue. Les mots de la langue sont liés au corps. Dans la vie courante, on bouge et l'on parle naturellement, sans se poser de questions. Mais dès que l'on se met à jouer, que l'on invente sur le plateau, on fait mille gestes pour s'asseoir tout en parlant. Du coup, le spectateur n'entend et ne voit plus rien. Si un comédien doit s'asseoir sur un trône, il doit suivre ces quelques règles : " tu ne bouges pas en parlant, tu ne parles pas en bougeant ", " tu vas jusqu'au bout de ton mouvement. Et je le ponctue par un arrêt ". Ces lois ne sont pas valables pour un acteur oriental parce qu'il joue sur une partition qu'il a mémorisée, il joue " mesuré ".

Pas moi ! Je joue sur le corps de l'actrice ou de l'acteur, sur son rythme. C'est de l'improvisation contrôlée. Le début du thème de l'acteur - le leitmotiv de son personnage - est toujours le même, mais comme dans le jazz, il peut ensuite se modifier. L'acteur n'a pas le souci de respecter les conventions d'un thème, le nombre de mesures, comme avec une bande préenregistrée ou même comme avec un musicien trop carré qui imposerait sa mesure. La musique au Théâtre du Soleil n'est pas destinée à soutenir l'acteur. C'est vraiment un deuxième poumon, un travail collectif. Il n'y a pas la musique en dessous et le comédien qui se poserait par-dessus. On est en même temps : c'est mieux de respirer à deux poumons !

Le problème, lorsque l'on emploie le vocabulaire de la musique, comme pulsation ou rythme, c'est qu'il s'agit de termes qui renvoient à la régularité, à la carrure. Or, le corps, le cœur, la façon de vivre et de respirer sont anarchiques par rapport au rythme. La musique de théâtre ne peut pas être un carcan et mettre l'acteur sur un battement de métronome. Là se trouve la grande difficulté. Sinon l'acteur essaie de trouver un rythme, au mauvais sens du terme pour le théâtre. Il se dit : " je vais marcher en mesure : un, deux, trois, quatre... ". Mon travail est de sentir le rythme de sa marche, car toute marche est asymétrique. Elle n'est jamais régulière, sauf dans l'armée...

Si je mets l'acteur dans un rythme régulier, au bout de dix pas, nous ne sommes plus ensemble !

Une musique qui raconte

Je fonctionne avec des images sonores. J'utilise les mots que les acteurs comprennent. Je n'ai pas besoin de me réfugier derrière le vocabulaire technique de la musique. J'ai donc des images constituées pour chaque acteur qui remplacent d'une certaine façon le décor, puisque au Théâtre du Soleil la scène est nue. Ces images sont aussi parallèles à la lumière, qu'elles déclenchent très souvent. La musique joue donc une fonction centralisatrice : on ne sait plus très bien qui dirige qui. Est-ce l'acteur qui m'emmène ou le contraire ? Tout cela se déroule dans un présent très concret. Quand cela ne marche pas, on boite !

Dans les traditions orientales, la musique soutient l'acteur en tant que musique. A l'exception des musiques en partie préenregistrées qui accompagnaient les danses du chœur dans les Atrides, je ne soutiens jamais l'acteur comme une musique de film. Pour moi, ce serait un pléonasme. Je raconte quelque chose en même temps, je complète leurs visions.

Les images renvoient à la pluralité des rôles que la musique joue à différents moments du spectacle. Je fais office de destin, de dieu, d'élément : je suis l'air, l'eau, le feu... Je fais office de dessous et de dessus, je suis l'étoile qui clignote et qui regarde l'acteur. Tout cela, c'est le paysage. Je suis aussi la musique émotionnelle du personnage, sa petite musique intérieure. A certains moments, cette musique anticipe sur le destin du personnage. Le spectateur la reçoit. Sans qu'il ne s'en rende compte encore, elle le prévient comme une messagère... Je raconte un peu l'air qui est autour du personnage (que l'on peut écrire aussi ère ou aire...). Je dis aux musiciens qui sont parfois avec moi que leur fonction est de jouer telle image, tel thème. La nourriture sur un plateau, ce sont ces images. Je ne dis jamais de jouer do sol ré la !

Le tressage musical de la voix

Je joue une musique qui donne l'impression que les comédiens chantent en parlant. Dans Les Atrides, la parole de Catherine Schaub, le coryphée d'Iphigénie, était tissée dans la musique : nous étions proches d'une sorte de chant très primitif et très simple, au sens noble du terme. Si les acteurs du Théâtre du Soleil avaient à chanter, je n'aurais pas le même rôle. Le chant appelle la polyphonie, des harmonies, plusieurs musiciens, une superposition des sons. Or, nous sommes la plupart du temps deux : l'acteur et moi.

Musique pour le théâtre : d'autres recherches

Je me définis comme un musicien de théâtre, et j'en revendique la particularité. Si le Théâtre du Soleil enregistre un spectacle et en fait un film, comme ce fut le cas avec Tambours sur la digue, je refais en grande partie la musique. Celle que je jouais sur le plateau n'est plus adéquate. Ce n'est pas le même espace, la même force d'image : j'ai beau jouer le même air que dans la représentation théâtrale, le spectateur ne me voit plus. Le rapport au personnage n'est plus le même, le cadrage est différent, l'aura autour des personnages est différente.

Une recherche passionnante me conduit aujourd'hui, dans le nouveau spectacle, à utiliser en parallèle plusieurs bandes préenregistrées dans lesquelles j'intègre et je superpose des instruments que je joue. J'essaye d'inventer une sorte de musique de film en direct qui arrive au spectateur par toutes sortes de canaux à l'intérieur de l'espace du théâtre. Il semble que les jeunes spectateurs, en particulier, soient très intéressés par mes consoles électroniques... Et comme les Odyssées évoquent les intégrismes que fuient certains personnages, je suis derrière une sorte de moucharabieh, en grande partie caché à la vue du public. Certains spectateurs me disent ressentir une frustration par rapport aux spectacles précédents. Elle est, en toute cohérence, à l'image des frustrations que vivent les personnages : avez-vous déjà vécu derrière un voile ?

Entretien réalisé par Jean-Claude LALLIAS en octobre 2003.
"Jean-Jacques Lemêtre, la musique du vers à soie", in DUSIGNE Jean-François, Le Théâtre du Soleil, des traditions orientales à la modernité occidentale, CNDP, décembre 2003, pp. 53-56

  1. [1] Il faut ici citer Paul Claudel : " Du commencement à la fin toutes les paroles de chaque nô s'arrangent sur une mesure à huit temps. Il est très rare que chaque temps sur les huit soit marqué par le tambour. Ordinairement, quelques-uns seulement des huit temps sont marqués sur le tzusumi (tambours en forme de sabliers dont l'un est tenu sur le genou, l'autre sur l'épaule). Les Japonais tirent beaucoup plus que nous ne le faisons des subtilités du rythme (ou plutôt de ce jeu de cache-cache avec un simple rythme) et, par voie de conséquence, ils se montrent larges sur l'intervalle qui doit exister entre une note et une autre note. Je ne pense pas qu'un Européen aurait eu l'idée de diviser les coups de tambour entre deux instruments. Cela doit être horriblement compliqué. "
    " Lettre de M. Oswald Sickert ap. A. Waley : The Nô Plays of Japan ", L'Oiseau noir dans le soleil levant, Paris, Gallimard, 1929