C'est une boutique à l'enseigne de l'Odyssée. Une boutique magique, une coquille de tortue pleine de toutes les musiques de l'Univers. Immobile en apparence elle est le Voyage même de l'âme. La chance et la puissance de la musique, et celle de Jean-Jacques Lemêtre plus que toute autre en ce théâtre qui n'est plus Le Globe mais global, n'est-elle pas de nous transporter en esprit dans tous les coins du monde d'où elle nous arrive ?
On n'a jamais goûté un enchantement pareil : voici que tous les temps, tous les climats célestes et toutes les variations intérieures, tempêtes humeurs épouvantes jubilations des êtres humains, s'enchaînent et tournoient au sein d'une seule vaste mémoire acoustique qui héberge et rallume l'une à l'autre les traces de destins de l'Orient à l'Occident tout infectés de guerres.
Partout dans le monde quelqu'un soupire, cherche à fuir et se souvient ou pressent qu'un autre semblable à l'autre bout de la planète soupire dans une autre langue la même nostalgie humaine : partir ! partir ! échapper, traverser, passer fleuves mers montagnes, escorté talonné des ronflements des camions des raclements des trains des mugissements des vents des sanglots des agonies des criaillements des mouettes des grondements des contrebasses.
Dans la boutique à musiques de Jean-Jacques Lemêtre chante le chœur de nos douleurs : exils, naufrages, ténèbres des cruautés, souvenirs de bonheurs, espoirs toujours déçus, mirages de terres promises, interprétés par les acteurs les plus poignants. Leurs noms : Târ ; Harmonium ; Rabab ; Didjeridoo : lui c'est un tronçon d'eucalyptus creusé par les termites, un des plus anciens instruments du monde. Il est la voix des aborigènes australiens. Mais aussi de l'Afghan séparé de ses montagnes. La boutique est pleine de voix familières et inconnues. Elle tourne les passions comme un Canto de Dante.
Ici le célesta aux lamelles de fer s'élance vingt fois à l'assaut des grillages qui empêchent l'essor des réfugiés vers le train sauveur. Ici le petit violon indien berce les amoureux afghans qui n'auront aucune chance de s'en tirer. A entendre le gender indonésien, gamelan aux sons dansants, on croit pleurer.
A toutes ces gorges de messagers de l'étranger, présents comme des anges au chevet des rêvants, viennent se mêler en strettes, dans un léger décalage, comme l'intervalle entre le présent et le souvenir, les innombrables fragments des bruits qui tissent les brusques vies quotidiennes dont Jean-Jacques Lemêtre a fait sa récolte personnelle : ici « ma voiture de police » « mon sifflet » « mon oiseau » « mon écrasement de vague sur un quai », plus de cinq cents bruitages accordés sur la musique que Jean-Jacques joue au présent, enregistrés, mis dans un clavier de piano synthétiseur, sauvegardés, croisements des plus anciens instruments traditionnels et de l'ordinateur, tous serviteurs des émotions du cœur.
Et ces bruitages sont métamorphosés en notes de musique. Le bruit-oiseau est une note en plus dans l'harmonie, la note la plus haute.
Une tessiture inouïe étend l'âme sensible des sons les plus bas possibles au son le plus aigu, l'outre-note, l'oiseau.
Ainsi, tous les événements, les larmes, les spasmes, les souvenirs déchirants, les vains appels, les téléphones coupés, tous ces personnages cachés sous les personnages apparents toutes ces traces tragiques et hâtives, tout ce passionnement mondial est accueilli et transformé par Jean-Jacques l'enchanteur, dans la langue que tout le monde peut comprendre, celle qui parle à l'oreille du cœur et lèche doucement les plaies amères.
Hélène Cixous, le 21 janvier 2004
Texte accompagnant le CD de Jean-Jacques Lemêtre : "Le Dernier Caravansérail - fondamentales et rhapsodes (bases et extraits)", 2004.