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La création collective au Théâtre du Soleil - Béatrice Picon-Vallin

« Les acteurs, vous n’êtes jamais meilleurs que lorsque vous jouez bien. Quand vous jouez juste, la mise en scène est juste [1]. » Ariane Mnouchkine

« Quel est le théâtre […] qui puisse se targuer d’avoir un répertoire capable d’adopter la sincérité fruste des passions populaires, la liberté de jugement de la place publique, capable d’abandonner la servilité, d’acquérir un langage accessible au peuple, de deviner les passions de ce peuple, de toucher les cordes de son cœur [2] ? » Vsevolod Meyerhold

C’EST TOUT UN LIVRE qu’il faudrait écrire sur la question de la création collective au Soleil. Ou plusieurs. Aussi cette étude se contentera-t-elle d’évoquer et d’analyser quelques pistes pour rendre compte de l’évolution des modalités de l’écriture collective dans ce théâtre où mots et corps sont convoqués ensemble, comme sont convoqués l’imaginaire et l’invention de tous, au cours d’un long processus de travail où le théâtre impose ses lois au temps, et non l’inverse.

Dans l’histoire du Soleil se sont succédé des spectacles composés à partir de pièces existantes et des créations collectives, les premiers constituant souvent des cycles, comme « les Shakespeare » et Les Atrides. La question du lien qui les constitue en répertoire, ensemble de pièces et de spectacles considéré comme support de dialogue avec un public, doit être posée en rapport à la fois avec le contexte sociopolitique d’une époque (« Comment parler du présent ? » est la question à laquelle répond, dans tous les cas, chaque choix ponctuel), et avec l’état de la troupe qui, comme tout groupe humain, subit des crises, relationnelles ou artistiques.

Le Théâtre du Soleil a peu monté de pièces contemporaines, en dehors de La Cuisine d’Arnold Wesker qu’il a marquée de son sceau – affirmant ainsi, symboliquement, dans l’histoire du théâtre, l’association entre cuisine et spectacle, qu’il ne reniera jamais, et initiant un travail approfondi sur l’improvisation, combiné à unemise en place très précise – et de celles écrites pour la troupe par Hélène Cixous.

LE COLLECTIF, UN CHOIX RADICAL

Le « texte contemporain », au Soleil, sera donc souvent fruit de la création collective, conçu et expérimenté sur le plateau même, issu de ses contraintes et de ses lois. C’est la conviction personnelle d’Ariane Mnouchkine qui déclare, après la création collective Les Clowns (1969) : « Il faudrait que la création échappe à Untel. Je crois que, vis à- vis de ce problème, il faut prendre une attitude absolument violente et radicale. C’est d’ailleurs ce qui nous pousse, ou plutôt me pousse, car ce n’est pas l’avis de tous les membres de la compagnie, à ne plus m’intéresser au répertoire dramatique existant. J’aimerais qu’il y ait, au Théâtre du Soleil, des auteurs dramatiques qui travaillent entièrement avec nous. Peut-être y arriverons-nous [3]. » Cet auteur associé, au plein sens de cette expression un peu galvaudée aujourd’hui, sera donc Hélène Cixous qui, depuis 1983, saura mettre son écriture au service de ce théâtre et aller jusqu’à « mi-écrire » Les Naufragés du Fol Espoir, comme il est indiqué sur le générique. Mais ces auteurs dramatiques désirés sont aussi les comédiens de la troupe qui deviendront progressivement les véritables coauteurs du spectacle, en même temps que la notion de texte dramatique s’élargira, englobant mot, geste, image, son, rythme en un tout difficilement dissociable.

Après Les Clowns et une tentative de création à partir de contes populaires qui n’aboutira jamais, c’est le choc de 1789 (1970) vu par un immense public (200 000 spectateurs en une saison). Liée au contexte de 1968, la création collective semble surtout faire partie, dans l’esprit d’Ariane Mnouchkine, de tout processus authentique de création théâtrale. Il faut dire qu’elle a fait l’apprentissage de son métier de metteur en scène en Angleterre et au Japon, puis en expérimentant avec un groupe ami,  nécessaire creuset de son action, en osant avec lui prendre tous les risques et accepter de se remettre en cause à chaque nouvelle création.

Pour 1789, comme pour Les Clowns, l’improvisation est la règle, mais ici s’ajoute tout un travail de collecte historique et documentaire, d’entretiens, de lectures et de cours, de visionnages de films à la cinémathèque, de recherches iconographiques. L’improvisation individuelle des Clowns a évolué en improvisations collectives par groupes de quatre ou cinq comédiens avec des thèmes semblables, dont on confronte chaque jour les résultats. Les nombreuses « impros » sont enregistrées sur bande magnétique.On sélectionne, on met en ordre. Une séquence du spectacle peut combiner une vingtaine d’improvisations correspondant à plusieurs mois de travail. C’est à Mnouchkine qu’appartient le choix des textes historiques et le montage final. Mais elle dit alors : « Mon rôle a été de mettre en scène les idées générales… La seule idée sur laquelle nous nous étions fixés c’était : comment et où ça devait se passer – dans un champ de foire et joué par des bateleurs. Je n’ai jamais eu à faire de sélection : la sélection s’est faite toute seule, à l’évidence. Il m’arrive de vouloir dire à quelqu’un « ce n’est pas bon », mais alors je ne dis rien, car je sais que le comédien va s’en apercevoir très vite. En fait, il m’est difficile de dire exactement quel est mon rôle : nous travaillons de manière totalement empirique. Quand le spectacle est en marche, je ne suis plus capable de dire quelle a été mon idée de départ. Je crois avoir eu telle idée alors qu’elle est venue des comédiens et vice versa. Je crois que je suis là pour encourager, pour dynamiser [4]… »

Le statut juridique de SCOP (Société coopérative ouvrière de production) qui est celui de la fondation du théâtre et qui a été récemment réactivé, chacun percevant le même salaire et étant appelé à s’occuper de tout, rend encore plus poreuses les frontières entre le rôle du metteur en scène et celui des acteurs. Et dans les synergies de la création collective, le décloisonnement s’opère spontanément entre les disciplines – scénographie,mise en scène, technique, jeu, costumes. Au dispositif signé du scénographe Roberto Moscoso a collaboré Guy-Claude François, alors directeur technique, et Françoise Tournafond, qui signe les costumes et déclare : « Nous avons pu évoluer tous ensemble, ça a été une période extraordinaire. J’assistais à toutes les répétitions. Mon travail était parallèle à celui des comédiens. » À partir d’un stock de vieux costumes de théâtre et de cinéma, les acteurs font des propositions, suivies d’adaptations de la costumière (réagencement, rembourrage, coupe, superpositions, combinaisons…). « S’il fallait, on recommençait sans relâche [5]. » Sans slogans ni idéologie, libre de toute appartenance politique, 1789 est une fête théâtrale qui, par l’art, cherche à éduquer, former, à poser des questions, à éclairer. En 1969, Mnouchkine disait : « Le théâtre pour moi, c’est la clarté. Le théâtre, ça devrait être la lumière faite sur la société humaine et sur tout ce qui la compose [6] » Et l’image de la troupe-phare dans la tempête, proposée dans le final des Naufragés du Fol Espoir, est particulièrement saisissante et touchante pour ceux des spectateurs qui ont suivi tout le long parcours, radical et cohérent du Soleil.

Avec L’Âge d’or, l’écriture collective, qui s’expérimente à travers les masques et les types de la commedia dell’arte, se complexifie encore, puisqu’il s’agit cette fois de parler des conflits du présent : il faut non seulement se documenter, mais aussi trouver la bonne distance pour les traiter. Mnouchkine commence à travailler les stratégies de distance et de focalisation : la troupe rendra compte du présent en se projetant cinquante ans dans le futur, à travers les formes du passé théâtral revisitées. Le temps de préparation du spectacle, qui est aussi apprentissage de l’histoire du théâtre et du monde, bat tous les records, plus d’un an et demi, ce qui entraîne difficultés financières et personnelles.

L’Âge d’or, première ébauche est présenté en automne 1975, mais nombre de personnages énumérés dans le programme auraient dû figurer dans une seconde partie qui ne verra jamais le jour. Modalités – improvisations, enregistrement audio, évolution, fixation –, difficultés à cerner le rôle du metteur en scène (dans Les Clowns, le nom de Mnouchkine figure parmi celui de ses comédiens qui, « en vrac » [sic], signent le spectacle, mais, pour 1789 et L’Âge d’or, il réapparaît au titre de metteur en scène), et problèmes – quantité du matériel accumulé, choix et frustration des comédiens dont le travail, nécessaire au développement de l’ensemble, peut ne pas être retenu finalement – se retrouveront dans les décennies à venir.

« La “création collective” n’est pas un procédé miracle qui annule toutes les difficultés ; au contraire, elle les rassemble en permanence, chaque fois qu’un acteur entre ; et chaque fois, tout doit être révisé et réinventé (…) Lorsque je commence à improviser, je sais que tout viendra de moi et de ceux avec qui je vais jouer… ou que rien ne viendra », témoigne Philippe Caubère qui joue Abdallah, l’immigré. Et il ajoute : « Mais le chemin sera long et souvent il n’aboutira pas. Dans le meilleur des cas, il passera par la stimulation réciproque, l’émerveillement, la mobilisation complice du souvenir et de l’intuition, et dans le pire, par l’affrontement, l’incapacité pour moi de traduire ce qu’elle (Mnouchkine) voudra me faire jouer, son impuissance à déclencher chez moi le ressort qui m’y amènerait. C’est ainsi qu’après des périodes d’exaltation et d’une incroyable richesse d’invention, nous passions par de longs tunnels de vide, de doute et d’incertitude, certains d’entre nous frôlant même le désespoir [7]. »

Méphisto est un retour partiel au texte puisqu’il s’agit de l’adaptation d’un roman : les acteurs travaillent sur une ébauche, susceptible d’être modifiée en répétitions par leurs improvisations. Mais la création collective, qui implique tous les artistes en même temps va aussi convoquer l’alliance des arts : ainsi, musique, danse, jeu, texte, espace, lumière dans les cycles des « Shakespeare » et des Atrides. La présence du texte, certains traduits par Ariane Mnouchkine, ne remet pas en cause la façon de travailler, la synergie et la mobilité, la souplesse des interactions. À propos des Atrides, la comédienne Catherine Schaub s’exprime ainsi : « Les acteurs sont au centre, ils sont dans la lumière.Mais ce qui est très riche dans cette manière de travailler, c’est que tous les arts – tous les artistes – sont ensemble. Nous savons que nous avons tous une part de responsabilité dans l’avancée des choses sur un plateau. C’est la voie dans laquelle on va nous « faire pousser » qui détermine le jeu. Et le décor sera réalisé parce qu’il y a eu dans le jeu tel ou tel mouvement. Ce n’est pas un décor posé dans lequel on doit jouer. C’est vraiment comme cela. Nous avançons ensemble. »

 

 

Ariane Mnouchkine précise : « La présence de telle voix entraîne l’utilisation de tel instrument. Parfois, c’est très net. Jean-Jacques (Lemêtre) suit une voix, il attrape une tonalité. Et puis, est-ce que déjà quelques jours plus tôt ce thème courait en lui, ou bien cela vient-il pendant le travail, ou est-ce qu’au contraire Jean-Jacques s’est dit : “Tiens, là, on n’avance pas, je vais essayer autre chose ?” Je ne sais pas, mais un comédien a réagi, a saisi sa proposition – et je ne parle pas encore de la danse, je parle de telle impulsion, tel rythme, telle émotion, telle violence. Une spectatrice a dit un jour : “Dans ce spectacle, la musique est le second poumon.” Elle parlait du texte comme étant le premier. » Et Guy-Claude François ajoute sa note : « J’ai l’impression que c’est une partie de ping-pong à quinze ou plus [8]. »

DES SPECTACLES FLEUVES

« C’est comme une partition. C’est particulièrement difficile parce que vous êtes si nombreux. Ce sont nos lois fondamentales multipliées par trente. C’est du chant, de la danse, du mime, c’est tout en même temps. »

« Je regarde le texte et je vois ces terribles vieux mots, c’est comme si on les plongeait
dans un liquide régénérant. Ce n’est que le cœur battant de la musique et vos cœurs
battants qui doivent faire ça, et tout doit battre en rythme [9]. » Ariane Mnouchkine

Le Théâtre du Soleil est revenu à l’écriture collective proprement dite en 2003 avec Le Dernier Caravansérail.Mais Et soudain des nuits d’éveil… (réalisé à partir d’improvisations enregistrées sur bande audio, retranscrites sur papier et réécrites par Hélène Cixous), donné comme « création collective enharmonie avec Hélène Cixous » et le long travail d’écriture de Tambours sur la digue où l’auteur,Hélène Cixous, remet sans cesse son ouvrage sur le métier, en réponse aux exigences du plateau en travail, qui « mange le texte [10] », sont les prémices de ce retour.Un nouvel outil intervient ici, qui transforme la façon de travailler : la caméra numérique. En 1968, Ariane Mnouchkine se donnait un programme : « Aller plus loin à chaque spectacle [11]. »

Plus loin dans la recherche, dans la mise au point empirique des dispositifs nécessaires à la création – au point qu’on peut dire aujourd’hui que le Théâtre du Soleil est un laboratoire d’écriture collective.

Les improvisations vont de plus en plus s’appuyer sur un travail de documentation où les livres, les rencontres avec des chercheurs, des historiens, des gens de la vie réelle, les héros des histoires transposées sur la scène, les films, composent une trame indispensable.

L’assistant d’Ariane Mnouchkine, Charles-Henri Bradier, arrivé au Soleil en 1995, après Le Tartuffe, et aujourd’hui codirecteur, est à la fois le scribe qui note ce qui se passe en répétitions, le documentaliste qui crée des dossiers autour de chaque question abordée et fournit bibliographies et pistes de recherches. Il est l’interlocuteur indispensable des comédiens, celui qui tient le journal de bord et qui, alors qu’Ariane Mnouchkine, en avance sur le travail à venir, n’est pas disponible, l’est toujours. La fonction d’assistant est dédoublée, car un second poste est préposé à la vidéo qui permet de répondre aux manques cruels de L’Âge d’or où la bande magnétique n’enregistrait que les mots, ce qui explique le temps mis à tenter de retrouver tout le reste – qui était perdu. Les DVD de travail, et les enregistrements vidéo des improvisations, triés et classés par Charles-Henri Bradier par mondes, familles, thèmes ou groupes, selon le spectacle, fournissent au contraire un matériau authentique et complet où les mots et les intonations n’existent pas sans tout le texte théâtral – le jeu des partenaires, les corps, les objets, l’espace. C’est ce texte-là, complet, qui peut être, s’il y a lieu, retravaillé, le classement permettant des visionnages faciles.

Poumon du spectacle, la musique est le tapis volant des acteurs qui improvisent. Le compositeur et facteur d’instruments, Jean-Jacques Lemêtre, au Soleil depuis Méphisto (1979), est l’alter ego de la metteur en scène, travaillant en totale complicité avec elle. À l’écoute des comédiens, disponible, attentif, Lemêtre est informé, à la suite du « concoctage » qui précède chacune de leurs improvisations,d’un certain nombre de données, il saisira le reste au vol, en les accompagnant en live. Pour Les Naufragés, il utilise une banque de données préparatoire composée de sept cents disques ou CD (réunis par époque, la période 1880-1914), de mixages réalisés en studio, où il a retravaillé le son, les nuances, les souffles, et de compositions personnelles ; il propose, adapte, travaille avec le texte dit (et non pas écrit), s’accorde sur la voix des acteurs ou, puisqu’il y a des scènes muettes, sur leur rythme physique. La musique (constante dans les spectacles) ne doit pas écraser l’acteur qui doit grandir à la dimension de ce qu’elle propose. Elle l’empêche d’être psychologique quand il est « dans la musique ». Dans la générosité et la retenue, Jean-Jacques Lemêtre structure la création des acteurs, de concert avec Ariane Mnouchkine. Il communique parfois avec elle à l’insu des comédiens à l’aide d’un casque.Une part de secret est ainsi préservée (on chuchote beaucoup en création collective, et les acteurs ne sont pas en reste),mais le travail circule entre le metteur en scène, les acteurs et le musicien, entre propositions et réactions des uns et des autres.

Ici, musique et théâtre sont au service d’un troisième art, le cinéma. Car si la danse est arrivée pour les pièces grecques, parce qu’elles les exigeaient sur le plateau, le cinéma est arrivé dans Les Naufragés du Fol Espoir après de longs travaux d’approche initiés par les films 1789 et Molière, puis par l’entrée discrète de la caméra pendant les répétitions du Tartuffe.Des filmages des improvisations en filmages des spectacles, de l’utilisation quotidienne de la vidéo, des ordinateurs, à celle du logiciel d’écriture de scénario (Final Draft) dès Le Dernier Caravansérail, il était naturel, évident, mais non prévu, que le cinéma fasse son entrée, au cours du travail, sur le grand plateau du Soleil.Mais un cinéma indépendant et archaïque : le cinéma muet, depuis longtemps source d’inspiration pour Mnouchkine et ses acteurs. Avec l’arrivée du cinéma, de la caméra sur la scène qui constitue un dispositif de création comme les chariots des spectacles précédents, la méthode pouvait évoluer, et Mnouchkine avoue que quand la situation théâtrale était bloquée, « il fallait retrouver la liberté donnée par le cinéma [12] ».Une grande partie du texte écrit disparaîtra sur le « plateau de tournage » qui réclame de l’action. Une voix sera introduite vers la fin du travail, qui correspond à la fonction du benshi dans l’ancien cinéma japonais, et commentera non les scènes tournées, mais les séquences concernant la vie de la troupe de cinéma.

Différentes instances de création se combinent en un étonnant « feuilletage » (qui se retrouve d’ailleurs dans le dispositif scénographique des Naufragés) : l’auteur du passé, Jules Verne, l’auteur du présent, Hélène Cixous, qui travaille avec la metteur en scène, un groupe de « scénaristes » qui réunit les acteurs les plus « anciens » autour de Mnouchkine, et l’ensemble de la troupe au travail, porteuse des personnages, où comme toujours certains vont se révéler plus « locomotives » que d’autres.

« ON N’EST RIEN SANS LES AUTRES »

L’acteur Sava Lolov, au moment du Dernier Caravansérail, disait d’Ariane Mnouchkine qu’elle travaillait comme une bouddhiste – dans ce spectacle de la « parole donnée » aux réfugiés rencontrés dans des camps pour faire un spectacle sur eux –, pour caractériser sa passivité active devant les processus de propositions, d’échanges, d’amplification, de précision, d’abandon des visions accessoires pour créer la vision finale. Elle-même se voit comme donnant les outils aux acteurs qui eux créent tandis qu’elle « écrème, choisit, pousse, refuse, accepte, met grain de sel ou gramme de levain. » « Je suis metteur en scène, mais je travaille de façon collective. Ce n’est pas de la modestie. Cette méthode de travail est artistiquement efficace et politiquement juste. Il est demandé à chacun de donner le meilleur de lui-même. Tout ce qui est bien, c’est sur le plateau qu’on le trouve [13]. » À travers cette méthode de création collective organisée, dirigée et à l’écoute tout à la fois, c’est un modèle de société qui semble proposé, Ariane Mnouchkine reconnaissant qu’elle est « devenue de moins en moins ouvertement directive » – ce qui indique le chemin parcouru depuis 1789, où elle se juge « très violente [14] ». Et pour Les Naufragés du Fol Espoir, Mnouchkine pense récupérer cette fois une partie des créations délaissées (toute une troisième partie pour Le Dernier Caravansérail) qui constituent sans doute une des caractéristiques négatives récurrentes – pour les frustrations qu’elle engendre pour les comédiens – de cette méthode de création.

La création collective implique enfin le public et ses réactions, son travail d’associations sollicité par les couches variées de l’écriture en commun. Des processus très actifs sont à l’œuvre par exemple dans Les Naufragés du Fol Espoir où les arrangements musicaux subtils de Jean-Jacques Lemêtre (Strauss, Chopin, Bruckner, Smetana, Satie, Dvorák, Brahms, Wagner…) évoquent des événements, des émotions, des spectacles, des rencontres appartenant à unemémoire personnelle ou collective. Ces associations ne sont pas réductibles à des comportements d’identification, mais gonflent la représentation de la respiration vibrante des spectateurs attentifs.

À chaque fois différente selon le thème et les matériaux de départ, la création collective au Soleil implique donc une énorme quantité de travail, une complicité sans cesse renouvelée entre les uns et les autres et une confiance de tous en la metteur en scène. Charles-Henri Bradier aime à citer la première phrase d’Ariane Mnouchkine au début des Éphémères : « Je voudrais qu’on se parle », donnant le ton des relations délicates, fragiles, attentives impliquées par cette recherche [15] . Souvent la création collective met en scène la vie même de la troupe (Et soudain…, Les Naufragés…). Elle peut aboutir à des scènes entières (les « œufs ») qui seront reprises telles quelles dans le spectacle (Les Éphémères), ou à des moments ponctuels, fragmentaires qu’il faudra ensuite redécouper et monter ensemble (Les Naufragés). Il s’agit toujours d’aventures sans filet réclamant de longues périodes de répétitions risquées. Une des preuves, s’il en fallait, de la vitalité de cette méthode en phase avec son temps et les membres de la nombreuse équipe, ce sont les rencontres inattendues du théâtre et de la vie dont l’histoire du Soleil est remplie…


PICON VALLIN Béatrice, "La création collective au Théâtre du Soleil", n° 1284-1285 - 1er juillet 2010, pp. 86-97.

 

  1. [1] Notes de répétitions, Les Naufragés du Fol Espoir, 3 mars 2010.
  2. [2] Il s’agit d’une citation d’Alexandre Pouchkine par Vsevolod Meyerhold dans Écrits sur le théâtre, tome II, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1975, p. 57, que cite à son tour Ariane Mnouchkine dans un entretien sur ce livre, « Il nous aide à poser les bonnes questions », in Le Monde, 4 mars 1976.
  3. [3] Entretien avec Jean-Jacques Olivier, in Combat, 11 février 1970.
  4. [4] Ariane Mnouchkine, in « Ariane Mnouchkine : une autre manière d’être metteur en scène », propos recueillis par Bernadette Bost, in L’Écho de la liberté, Lyon, 20 novembre 1971.
  5. [5] Denis Bablet, entretien avec Françoise Tournafond, 1971.
  6. [6] Ariane Mnouchkine, in Télérama, 21 juin 1969.
  7. [7] Philippe Caubère, « À nous la liberté », in L’Âge d’or, première ébauche, texte-programme, Paris, Stock, 1975, p. 40-42.
  8. [8] Béatrice Picon-Vallin, « Une œuvre d’art commune », Rencontre avec le Théâtre du Soleil,mars 1993, in Théâtre/Public, n° 124-125, 1995.
  9. [9] Notes de répétitions pour Les Naufragés du Fol Espoir.
  10. [10] Charles-Henri Bradier, entretien du 20 juin 2010, La Cartoucherie.
  11. [11] « Une prise de conscience », in Le Théâtre 1968-1, Cahiers dirigés par Fernando Arrabal, Paris, Bourgeois, p. 124.
  12. [12] Entretien du 5 juin 2010, La Cartoucherie.
  13. [13] Idem.
  14. [14] Idem.
  15. [15] Entretien avec C.-H. Bradier, 20 juin 2010, La Cartoucherie, à paraître.