© Martine Franck -Magnum -Photos
Ils craignent, ils souffrent, ils frappent, ils sont frappés, 
 ils tombent sous les coups des êtres les plus proches, Iphigénie, 
 Agamemnon, Clytemnestra, ils souffrent chacun à sa place dans la 
 scène de famille, chacun et chacune en son nom et au nom du parent, 
 Iphigénie en tant qu'elle est la fille, d'une part, d'Agamemnon, 
 de l'autre de Clytemnestra, elle souffre au moins trois fois, pour elle 
 pour lui pour elle, chacun souffre, tue, est tué, chacun, chacune 
 est dans l'atroce filet que tissent les liens de la famille Atride, - 
 ce n'est pas seulement Agamemnon qui est dans le filet, toute la famille 
 est dans le filet, la famille tisse le filet, la famille est le filet, 
 chacun tire et tue un autre par le nom, par les liens que le destin mauvais 
 empoisonne,
 Le filet s'étend, ensuite Cassandra, ensuite Oreste, chacun y prend, 
 chacun y est pris
 Et pas seulement tous ces héros que rassemblent les liens de sang, 
 d'amour, de haine, et les noms qui les tiennent,
 Mais nous aussi, nous, que le poète a appellé le Chœur, 
 nous sommes dans le filet, et nous souffrons, et plusieurs fois, nous 
 souffrons autrement et d'une façon terrible et autrement tragique, 
 nous qui sommes le Personnage innombrable et Sans Nom de ces récits.
 Je parlerai du Chœur. De notre rôle, de notre action, de notre 
 destin.
 Je parlerai du Héros Sans Nom qui occupe une place si importante 
 dans les pièces où nous est racontée l'histoire cruelle 
 des Atrides, de son mystère et de sa nécessité : 
 rien n'est sans lui (sans eux, sans elles), rien n'est avec lui. Ce Personnage 
 qui ne tue pas et qui n'est pas tué, à quoi sert-il, que 
 fait-il là ?
 Plus tard - après les Grecs -, il va disparaître 
 ce Sans Nom, vous l'avez remarqué ? On ne le trouve plus chez Shakespeare, 
 ni chez Racine, ni au Nord ni à l'Ouest, sinon sous la forme de 
 personnes ténues, réduit à une presque "inutilité", 
 une nourrice, une suivante, quelques morts. C'est tout ce qui reste de 
 ce puissant partenaire.
 Regardez-le bien, regardez ces jeunes femmes qui tremblent des pieds à 
 la tête, traversées qu'elles sont par les messages fatidiques.
 Regardez ces vieillards qui luttent furieusement pour tenir debout sous 
 la tempête, et que le temps a amenés au bout du chemin de 
 vie jusqu'à l'état chancelant de la dernière enfance, 
 regardez ces êtres dont la chair fébrile est secouée 
 de presciences et d'appréhensions.
 Regardez-les bien, car ils vont disparaître, ces mediums. C'est 
 la dernière fois, peut-être, que, avec le Chœur et en 
 tant que chœur, nous sommes encore admis sur ce terrestre théâtre 
 en convulsion.
 - A quoi sert-il, puisqu'il ne tue pas, il ne venge pas, il ne cause 
 pas, et il n'empêche rien ?
 - Eh bien, là justement est la nécessité du 
 Chœur : il est là pour souffrir autrement, pour porter la 
 douleur de ceux qui, pris dans le Filet ne font rien, ne peuvent rien 
 faire, pour vivre la douleur d'impuissance, l'affreuse douleur sans consolation, 
 sans compensation, de ceux qui regardent souffrir, notre douleur.
 Le Chœur a sa propre tragédie, celle du Témoin Impuissant, 
 la tragédie, toujours recommencée, de l'exil, de l'interdit, 
 de l'exclusion, qui est le lot de tous ceux qui sont privés du 
 bien le plus précieux : la possibilité d'agir.
 Le Chœur incarne la passion des passions, celle des mères 
 qui ne sauvent pas leur enfant. Le Chœur est cloué sur place 
 par des clous invisibles, et il se tord d'angoisse. Rivés à 
 nos places de spectateurs, nous voilà ligotés par les liens 
 invisibles, nous reconnaissons, à l'angoisse qui nous serre le 
 cœur, que nous sommes de la même chair familiale que les Atrides, 
 la même que celle du Chœur.
 Mais, au Chœur, est dévolu le temps de craindre et le temps 
 de se plaindre que n'ont pas les personnages qui portent les noms dans 
 la famille.
 Le Chœur est toujours là. Sans trêve. Le corps du Chœur 
 est parcouru, piétiné, sillonné par les courses des 
 assassins et des victimes.
 Le Chœur en "sait" toujours trop long, trop longtemps à 
 l'avance, et pour rien. Il n'est pas devin, il est humain : ce qu'il pressent, 
 il ne l'affirme pas, il n'est pas prophète, il n'est pas le porte-parole 
 d'une divinité, il est le porte-parole tremblant et furieux de 
 la mémoire.
"Pourquoi donc cette Peur
Dressée obstinément devant mon cœur prophète
Se répand-elle en moi ?
Sans y être obligé, sans y être invité,
Un chant en moi lit l'avenir,
Et bien qu'au loin on recrache tout ça
Comme on le fait des rêves difficiles à comprendre,
La persuasive confiance ne viendra pas
Trôner au cœur de ma poitrine."
 (...)
 "Je suis témoin et de mes propres yeux j'ai appris le retour.
Et pourtant, mon cœur
Qui reçoit les nouvelles
Venues de l'intérieur de moi,
Déserté qu'il est par la confiance, compagne de l'Espoir,
Bat le rythme funèbre de l'Erinye.
Près du diaphragme que la Justice oppresse,
Les entrailles ne mentent pas
Quand de mon cœur montent des tourbillons.
De mon pressentiment
Que tombent les mensonges
Et qu'ils soient démentis !"
Le Chœur est le Héros du Pressentiment. Il est dans l'état 
 de Rage Tragique : 
 "Je sens que cela va mal finir, cela va mal finir, cela va mal finir" 
 - finalement, le pire, c'est que ça finit mal.
 Le Chœur souffre du mal de Job : toutes ses craintes sont exaucées.
 Or, dans la crainte, bat toujours le faible espoir que la crainte ne soit 
 pas exaucée. J'ai bien peur qu'elle soit condamnée, elle 
 va mourir, pensons-nous, et cependant, disant cela, nous ne nous croyons 
 pas, nous fuyons tête baissée sous l'orage de la pensée, 
 tout ce que nous pensons nous ne le pensons pas, nous nous mentons, nous 
 nous trompons, nous ne nous trompons pas. C'est que nous sommes vivants, 
 nous habitons dans le pays de la vie, et ce qui est au-delà, le 
 dehors, la mort, nous n'avons pas d'yeux pour le voir, seulement un chœur 
 pour le craindre. La mort nous ne pouvons pas y croire à l'avance 
 - ce serait être son instrument -, les vivants n'y 
 croient pas, même s'ils savent qu'elle arrivera.
 Notre mortalité, c'est cela : "ne-pas-croire-à-la-mort". 
 Cela ne nous empêche pas de trembler. Mourir, c'est perdre l'immortalité 
 que nous avons pendant la durée de notre vie. C'est ce paradoxe, 
 cette folie, qui anime le Chœur. Le Chœur résiste, jusqu'au 
 bout.
 Ah ! l'horreur que nous éprouvons lorsque ce que nous redoutions 
 se réalise : c'est ce que je craignais !, nous exclamons-nous, 
 humains obstinés à espérer que nous sommes. Jusqu'à 
 la dernière seconde nous avons craint en espérant, espéré 
 en craignant. D'un côté on s'attend au pire, de l'autre côté 
 on ne veut pas s'y attendre. La colère du Chœur est immense 
 lorsque le mal triomphe.
 Nous nous révoltons. Siècle après siècle. 
 Massacre après massacre. Nous ne voulons pas croire que nous sommes 
 mortels. Et cependant voici la preuve.
 Le Chœur a une aptitude infinie à espérer contre tout 
 espoir. Le Chœur est fait pour la déception.
 Mais ce n'est pas tout. Le Chœur n'est pas seulement le public prêt 
 au deuil, endeuillé, que nous sommes. Il est aussi identifié 
 à chacune des personnes de la famille condamnée, séparément, 
 il est l'un contre l'autre ; et il est aussi la famille, ce tout qui se 
 divise et s'entredéchire.
 - A la place d'Agamemnon, je ne tuerais pas Iphigénie - 
 me dis-je.
- Est-ce vrai ?, me dis-je.
 Je ne sais plus. Je suis un tel mélange. Je ne sais plus qui je 
 suis. Je vacille. Parfois j'en veux à Agamemnon. Parfois j'en veux 
 à Clytemnestra. Je prends parti diversement, la douleur de l'un 
 me convaint, la douleur de l'autre me persuade.
 C'est que je suis de la famille. Sous le filet, sur la scène, autour 
 du lit, de la table, de l'autel, le Chœur est à la place des 
 enfants qui sont sommés par le destin de choisir, dans la querelle, 
 entre père et mère. C'est impossible. Tout choix entraîne 
 un contre-choix.
 Dès qu'il y a Famille, commence la danse des identifications. (N.B. 
 Moi, personnellement, H.C., je suis pour Clytemnestra, N.B. N.B. : et 
 je ne suis pas d'accord avec Iphigénie. Mais je n'engage que H.C. 
 dans cette parenthèse.) Pauvre chœur, pauvres vieux enfants, 
 orphelins du vivant même de leurs parents, sans voix au chapitre, 
 et Sans Nom.
 Nous, créatures humaines, quand un malheur (nous) frappe brutalement, 
 tout d'un coup nous nous sentons seuls au monde, persécutés, 
 nous voilà fuyant devant nous, sans père ni mère. 
 En nous s'éveille le souvenir antique des plus lointains exils, 
 ceux qui frappèrent les humains il y a trente mille générations.
 Nous voilà tournoyant comme des fétus dans le vent tragique, 
 nous ne maîtrisons pas les événements. Alors nous 
 éprouvons la pénible sensation des Sans-Nom, que connaissent 
 bien ceux qui se trouvent jetés dans les situations d'illégitimité. 
 Nous ne sommes personne, même si nous sommes toute la ville et tout 
 le monde. Mais nous subissons personnellement, dans notre corps sans-nom la passion du pays, de la tribu, de la famille, de la race. Le Chœur 
 est là pour exprimer l'angoisse immémoriale qui surgit à l'occasion d'une menace précise.
 Une peur obscure nous avertit : ce que nous n'avons encore jamais vécu, 
 nos ancêtres en nous l'ont vécu. Certes, les événements 
 qui se passent sur scène ou qui vont se passer, n'auront lieu qu'une 
 fois. Ils sont extraordinaires. Et cependant, sent le Chœur, nous 
 (quand nous n'étions pas nés), nous avons déjà vécu cela, avant notre naissance.
 Voilà ce qui fait frémir le Chœur : des terreurs venues de vies antérieures. Et nous aussi, assis dans la salle, nous sentons que l'histoire qui se passe ici et qui n'est pas la nôtre, a été la nôtre ou le sera, un jour ou l'autre.
Le Chœur a mal. C'est le Chœur qui a pour "honneurs" (attributions) d'éprouver dans sa chair, en traduction affreuse, tous les maux de tous les protagonistes. Et aussi tous les mots si pénétrants. 
 Il a le temps, et il est le lieu, des tourments. Ceux des autres et les siens. Il a double ration de passion.
Sous les coups des paroles que prononce Agamemnon, ou Clytemnestra, ou Iphigénie, ou Cassandra,
Je suis blessé d'une morsure pourpre
Vers mon cœur a reflué un flot couleur safran,
La bouche de mon cœur est remplie d'une saveur amère
Mon propre sang m'écœure, il me semble que je vais mourir, 
 les paroles méchantes agissent sur mes organes comme des poignards 
 et des poisons, oui, je pourrais mourir de haine, de colère, de 
 peur.
Le Chœur nous emmène dans les régions où sévissent 
 les chagrins physiques de l'âme, ceux qui partent du cœur et 
 se répandent en convulsions intolérables depuis la poitrine 
 jusqu'aux pieds, ceux qui nous font tituber, les vertiges qui renversent 
 le monde et étendent la terre par-dessus notre tête.
Regardez-les, ces vieux danseurs enragés.
Ce que le Chœur exprime, pour une fois, c'est la vocation séismique 
 de notre âme-corps. Dans la peine de l'âme le cœur contracté comme un utérus, cherche à expulser la douleur, et en vain : car c'est le cœur lui-même que le cœur cherche à vomir. La terre entière est convulsée dans l'effort affolé d'arracher de sa propre poitrine la source du supplice.
Plié en deux, arqué, crispé, sur le visage la grimace, le Chœur, en proie à la crise, sanglote les noms des souffrances viscérales.
- Ah, j'ai mal à la mémoire, j'ai mal à la tendresse, j'ai mal à la justice, j'ai mal à ma mère, j'ai mal au courage, j'ai mal à toutes les parties subtiles, spirituelles, de mon être.
Je danse les étranges sauvageries du cœur allié
Moi qui ne puis rompre les liens qui me rattachent à l'autre.
- Ta douleur me fait mal, tu me fais mal, comme je te fais mal - 
 nous sommes des atomes d'un seul corps.
 Nous faisons partie. Inutile de le nier. Ce qui arrive en Argos nous arrive 
 à Paris. Nous faisons tout pour l'oublier, mais nous n'échappons 
 pas. Nous sommes dans le cercle - nous sommes concernés. 
 Le Chœur dans sa ronde dessine le cercle humain. Scandant le rythme 
 qui nous rappelle : Toi aussi, toi aussi.
Hélène CIXOUS
"La Communion des douleurs", in Les Atrides I : Iphigénie à Aulis et Agamemnon, 
Théâtre du Soleil, 1992
(photographies de Michèle LAURENT)