Rencontre avec Ariane Mnouchkine et Hélène Cixous
H. Cixous et A. Mnouchkine pendant une représentation de l'Indiade à la Cartoucherie (1987). Photo : Stefano Fogato
L’Orient, du pays imaginaire aux sources concrètes
Béatrice Picon-Vallin : Différentes traditions théâtrales d’Orient ont influencé votre travail. Peut-on commencer par redéfinir le mot Orient ? Ne devrait-on pas plutôt parler de l’Asie ? Dans quelle mesure cet Orient est-il une construction imaginaire ?
Ariane Mnouchkine : Il est plus juste en effet de parler de l’Asie. Et il est vrai qu’elle a d’abord été pour moi une construction imaginaire. Quand j’étais petite, dès l’âge de cinq ou six ans, je me disais : “ j’irai en Chine ”. Je ne savais pas ce qu’était la Chine, j’avais simplement dû voir une image ou un tableau. C’était un pays que je ressentais comme matriciel, comme l’origine même du monde magique, beau, sublimé. Finalement, le sort a voulu que je n’aille jamais en Chine. J’ai tourné autour, je suis allée à Taïwan, à Hong-Kong, en Corée, dans tous les pays frontaliers, mais en Chine, jamais. Au départ, donc, c’était une construction imaginaire. Après, bien sûr, il y a eu la confrontation avec la réalité de tous ces pays, de l’Inde aussi, qui, loin d’être “ désenchanteresse ”, m’a encore plus enchantée.
Hélène Cixous : L’Orient est un mot trompeur, mais ça me fait rien, parce qu’il fait rêver.
B. P.-V. : L’Orient qui vous fait rêver n’est pas le même pour chacune de vous. Est-ce dû à vos origines, à vos histoires ?
H. C. : Je pense que pour Ariane, cet Orient est d’abord un pur fantasme d’enfance. Il est devenu son continent originaire quand elle s’y est rendue à l’âge de vingt ans. Pour moi, c’est le contraire. Je suis née dans un pays que l’on considère comme appartenant à l’Orient, ou au Moyen-Orient : l’Algérie, et une partie de ma famille est d’une culture moyen-orientale. Je m’en suis éloignée d’abord, je me suis orientée vers le Nord par ma famille maternelle. C’est Ariane, qui, quand je suis arrivée au Théâtre du Soleil, m’a “ asiée ”.
La première chose qu’elle m’a dite, c’est : “ On va faire une pièce sur l’Inde ”, et je me suis complètement effondrée. J’ai regardé la carte, et je me suis senti comme un grain de poussière. C’était notre première conversation.
A. M. : Mes souvenirs sont différents. J’ai appelé Hélène parce que je voulais faire quelque chose autour du Cambodge. Je tournais autour de tribus minoritaires des montagnes de ce pays et du Laos, et je m’étais complètement perdue. Je voulais parler du génocide, de la perte des peuples. L’Inde est venue après.
H. C. : Lorsque tu m’as demandé de travailler avec toi sur le génocide, sur la disparition d’un peuple, tu avais un personnage intérieur que tu aimais beaucoup, qui était Kouchner, un médecin qui se rendait dans un petit peuple. Je t’ai suivie, et comme toujours par la suite, nous avions une documentation immense. J’ai écrit quelques scènes qui se passaient dans un village Jraï, un peuple qui n’existe plus aujourd’hui, qui a complètement été écrasé par les Vietnamiens et les Cambodgiens. Quand je t’ai apporté les premières scènes, tu m’as dit : “ Ça, ce n’est pas possible, tu ne vois pas comme c’est petit ? Moi je cherche un royaume ! ”. Alors on a cherché l’immensité, qui était juste à côté. Qui était le Cambodge. Comme à chaque fois, nous nous sommes demandé comment trouver la bonne échelle.
A. M. : Il faut toujours chercher le petit pour trouver le grand.
B. P.-V. : J’ai l’impression que ce royaume asiatique, pour Ariane, était d’abord fantasmatique, et qu’il touchait plus la forme que le contenu. Dans Sihanouk ou l’Indiade, c’est l’histoire tragique de l’Asie qui devient le thème même des spectacles. Mais au départ, cette Chine imaginaire, ce royaume du beau, n’était-il pas aussi le royaume du théâtre ?
A. M. : La phrase d’Artaud : “ Le théâtre est oriental ”, que j’ai découverte assez tard, a été pour moi une confirmation. Au début, il s’agissait en effet d’une question de forme. Il y a dans l’art de l’acteur extrême-oriental une chose que je ne rencontrais pas ici, qui est la métaphorisation du geste.
H. C. : Quand tu parles aux acteurs, tu leur dis très souvent : “ dessine ”. Quand tu m’as raconté ton premier voyage au Japon, c’est ce que tu as fait : tu m’as dessiné le Japon. Et ce sont des pays qui, en effet, dans leurs corps et dans leurs visages, ont quelque chose de totalement dessiné, ce que nous ne trouvons plus du tout ici.
S’inscrire dans une histoire du théâtre
B. P.-V. : Le rapport à l’Asie est fondamental pour le Théâtre du Soleil. Il l’a été pour d’autres dans l’histoire du théâtre du XXe siècle, depuis la visite de Sadda Yacco en 1902. Une vision du théâtre a alors commencé à changer. Aviez-vous conscience, à l’époque que vous évoquez, de vous inscrire déjà dans une histoire ?
A. M. : Pour moi, c’était totalement inconscient. J’étais quelqu’un de très ignare. La première fois que je suis allée en Inde et au Japon, c’était un voyage de hippie, un voyage initiatique. Je ne comprenais pas grand chose à ce que je voyais, mais tout entrait en moi. Je me disais que je trierais plus tard. Mais j’avais déjà fait du théâtre, et je savais que je créerais le Théâtre du Soleil à mon retour.
Des années plus tard, au moment du Songe d’une nuit d’été, en 1968, Nina Gourfinkel - qui était une émigrée russe spécialiste du théâtre des années vingt et trente en Russie - est venue nous voir. Elle était très vieille déjà. Très émue, elle m’a dit : “ Je ne comprends pas comment quelqu’un qui n’a jamais vu les ballets de Diaghilev, et qui est aussi jeune que vous, en soit aussi proche ”. J’étais très étonnée. J’avais entendu parler de Diaghilev, je me souvenais de certaines esquisses. Je lui ai dit : “ Merci, j’ai l’impression que vous me faites un immense compliment, mais, dans le fond, je ne sais pas ”. Là, j’ai pris conscience que nous nous situions quelque part, mais j’ai mis longtemps avant de me sentir appartenir à une histoire.
H. C. : Quand je suis arrivée au Théâtre du Soleil et que tu as commencé à me parler de théâtre, je trouvais au contraire que tu étais extrêmement bien informée. Tu m’as fait lire des choses que je n’avais jamais ouvertes, et qui t’étaient très familières, comme les écrits de Jouvet ou Copeau. C’est toi qui m’a initiée à ces textes.
A. M. : Je sais que j’étais, et que je reste quelqu’un d’ignorant, et peut-être qu’au fond, il y a là quelque chose de volontaire. Mais il y a des écrits de Copeau, Jouvet, ou Dullin que je considère comme des textes fondateurs.
H. C. : Ce qui est très surprenant, c’est que vous dites la même chose. Quand j’ai commencé à lire ces textes, alors que je connaissais déjà le travail d’Ariane, j’ai été sidérée. Il y a comme un univers sacré que l’on retrouve siècle après siècle.
A. M. : Il y a des metteurs en scène qui sont de véritables savants, comme Eugenio Barba. Je ne suis pas comme lui. Parfois je le regrette, parfois je me dis que j’ai besoin de cette illusion de perpétuelle découverte. Au fond, les grands penseurs du théâtre me confirment par leurs écrits ce que je crois découvrir sur scène. J’ai besoin de ce pseudo terrain vierge. Toi, Hélène, quand tu écris, le fait que tu sois aussi une enseignante, une savante, ne t’empêche rien. Alors que moi, je sens que si j’étais aussi une théoricienne, cela m’ôterait cette ignorance dont j’ai besoin comme d’un outil.
B. P.-V. : Ne doit-on pas parler d’oubli plutôt que d’ignorance ? Ne s’agit-il pas de choses que tu as oubliées et que tu redécouvres ?
A. M. : “ Ignorance ” n’est peut-être pas le bon mot. Disons que parfois, les gens qui savent m’ennuient, parce qu’ils restent là où ils sont. Souvent, les jeunes acteurs qui ne savent rien, je peux les emmener très loin, parce qu’ils ne s’arrêtent pas sur leurs acquis. Quand un acteur me dit : “ Ça, je le sais ”, cela signifie que l’on va s’arrêter à l’endroit où l’on se trouve ce jour-là.
H. C. : Il y a un mot que tu utilises souvent, et qui m’apparaît être à la racine du théâtre, c’est le mot “ enfance ”. C’est ce que tu cherches à préserver. L’être qui fait du théâtre est un être qui entre par la porte de l’enfance. C’est pour qu’elle ne se referme pas que tu fais cela. Pour préserver ce moment de découverte. L’écriture n’existe pas sans connaître ses antécédents, ses ancêtres. La littérature est une mémoire. Je travaille en ce moment sur Proust, qui a lu la totalité de la littérature française. Proust, c’est le rassemblement de toutes ces voix sublimes dans la langue pour une autre langue. Shakespeare, c’est pareil. Mais le théâtre, c’est un autre art.
A. M. : Je ne me classerais pas parmi les intellectuels, parce que je ne suis pas quelqu’un qui trouve toute seule dans une chambre devant une feuille de papier. Je suis quelqu’un qui cherche sur un plateau, avec des acteurs. Pour moi, le théâtre est épique. C’est une épopée dont l’histoire elle-même est une épopée. Effectivement, j’ai envie d’en faire partie, et je crois qu’aujourd’hui, le Théâtre du Soleil appartient à cette histoire du théâtre.
L’Orient, un corset libérateur et une malle aux trésors
B. P.-V. : Peut-être qu’au cours de tes voyages, c’est une mémoire du théâtre que tu as cherché, une mémoire qui n’existait pas en Occident.
A. M. : À travers cette recherche des traditions, je sais aujourd’hui que je cherchais au fond le corset libérateur. Le corset qui me forcerait à être droite, et qui me permettrait de voler.
B. P.-V. : Tu as dit un jour que l’Orient avait ouvert pour toi une route de recherche.
A. M. : Oui, pour moi, c’est une route, c’est un trésor. C’est à la fois le chemin et l’arrivée.
Quand je pense au Dernier Caravansérail, je crois que quelqu’un qui a l’œil un peu aiguisé sait d’où ça vient. L’Asie, j’y suis encore par les histoires que nous mettons en jeu, mais je l’oublie aussi, parce que maintenant, ce trésor, je sais qu’il est là et que je ne peux plus le perdre. Enfin, je l’espère.
B. P.-V. : C’est donc à la fois un mouvement et une malle aux trésors. Que trouve-t-on dans cette malle ?
A. M. : Il y a d’abord ce voyage, qui allait, sans que je m’en rende compte sur le moment, déterminer une grande partie de ma vie. C’était un voyage de construction, dans le sens du mot allemand “ Bildung ”.
H. C. : C’est un mot qui est très juste. “ Bild ”, c’est l’image, et “ einbilden ”, signifie intérioriser une image pour se construire.
A. M. : Pendant ce voyage, il y a eu des rencontres, mais qui étaient presque anonymes. Plus tard, quand je suis retournée au Japon, en 2001, j’ai retrouvé à Asakusa - le quartier des plaisirs de Tokyo - le théâtre où j’avais vu du Kabuki pour la première fois. C’était un théâtre minuscule, où j’ai eu le choc de ma vie en voyant un acteur dont je ne saurai jamais le nom. Avec un simple tambour, il jouait à lui seul une bataille. Cet homme, en deux heures de théâtre, m’a tout appris. Il m’a montré que le théâtre était toujours possible, qu’il pouvait tout raconter. J’ai compris que même dans le théâtre le plus misérable qui soit, si un acteur a du cœur, il peut nous transporter au fond des steppes les plus lointaines. C’était en 1963. Je ne saurai jamais qui était cet acteur, mais dans ma malle aux trésors, il occupe une grande place.
Il y a aussi le Kathakali que j’ai découvert au Théâtre des Nations, avant de le voir en Inde [1].
Il y a l’Opéra de Pékin, que j’ai vu à Singapour. Je me souviens, c’était sur une grande place, il y avait deux groupes d’acteurs, et c’était à celui qui attirerait le plus de monde. Les gens allaient d’une scène à l’autre, attirés par un moment acrobatique, par une chanson. J’ai repris ensuite ce dispositif pour faire travailler les acteurs.
Dans cette malle, il y a aussi le langage du corps qui existe au Japon, en Inde, à Bali. Ici, souvent, le corps ne s’exprime que lorsqu’il est agressif.
Il y a des livres, bien sûr, mais que j’ai lus bien plus tard. Et les personnes avec qui je travaille. Si je n’avais pas pu me poser des questions sur l’espace avec Guy-Claude François, est-ce que je serais parvenue à cet espace de plus en plus libre ? S’il n’y avait pas eu Jean-Jacques Lemêtre ? Et si, au lieu de travailler avec Hélène, j’avais travaillé avec un auteur qui refuse de re-écrire ses textes lorsque je lui demande, que serais-je devenue ?
B. P.-V. : Te reconnais-tu des maîtres orientaux ?
A. M. : Il y a des gens que j’ai vus, dont je ne connais pas forcément le nom, avec qui je n’ai pas travaillé directement. Le seul maître avec lequel j’ai travaillé sur scène, c’est Jacques Lecoq. Concernant les autres, il s’agit uniquement d’imprégnation. Pour échapper au réalisme, il faut trouver une forme, “ tailler le diamant. ”
B. P.-V. : Tu as souvent affirmé que le théâtre asiatique était un garant contre le réalisme. Pourquoi cette répulsion pour le réalisme ? Comment les différentes formes de théâtre asiatique ont-elles pu t’aider à t’en éloigner ?
A. M. : Pour moi, le réalisme, le jeu psychologique n’est pas un art.
H. C. : C’est vrai que tu es toujours dans la transposition, dans la transfiguration. C’est ce que les arts asiatiques, en tant que langues codées, t’apportent. Ce sont des langues immémoriales, de haute antiquité, qui ne bougent pas. On pourrait se dire que c’est du passé, puisqu’elles ont commencé il y a très longtemps. Mais elles continuent d’exister. En fait, ce qu’elles perpétuent, c’est un présent. Elles n’ont pas d’âge, elles ne peuvent ni vieillir, ni s’altérer. L’âge de ces arts, de ces traductions, c’est toujours le présent, et c’est le thème même du théâtre. Nous n’avons rien de ce genre. Le Nô traduit des passions par un seul geste.
Ce que tu es aussi allée chercher là-bas, c’est le premier des langages, le langage du corps, qui a complètement été aboli en Occident.
B. P.-V. : On retrouve ici le monde de l’enfance (infans), ce monde où l’on ne parle pas encore, qui est pour toi lié au théâtre.
A. M. : Hélène a raison. L’art de l’acteur oriental, c’est celui de trouver le symptôme d’une passion. C’est ce que certains ont oublié en Occident, où l’on cache les symptômes. L’acteur oriental doit trouver la maladie intérieure, c’est-à-dire la passion, ses couleurs, ses contradictions, et son symptôme. Au cours des stages, je dis souvent aux acteurs : “ Il faut faire une autopsie ”. L’acteur doit être comme un mineur qui plonge au fond d’une mine de diamants. Il y fait très chaud, c’est douloureux, dangereux. Mais il ne faut pas oublier que le morceau de charbon ramené à la surface ne sera jamais un diamant s’il n’est pas mis en forme. Il faut le tailler, et cela, c’est oriental. En Occident, on aurait parfois tendance à dire : “ Regardez comme je suis allé chercher mon diamant profondément ”, mais on ne le taille pas.
Un acteur oriental, accompagné d’un musicien, avec un tabouret et un bâton de chaman, a tout ce qu’il faut. C’est à nous, spectateurs, de faire le reste.
Il y a une citation d’Hokusai, un peintre japonais, que j’aime beaucoup : “ C’est à soixante-treize ans que j’ai commencé à comprendre la véritable forme des animaux, des insectes et des poissons, et la nature des plantes et des arbres. En conséquence, à quatre-vingt six ans, j’aurai pénétré plus avant dans l’essence de l’art. À cent ans, j’aurai définitivement atteint un niveau merveilleux et, quand j’aurai cent dix ans, je tracerai une ligne, et ce sera la vie ”. C’est ce que nous visons tous, peintres ou gens de théâtre : atteindre l’essence même. Je tracerai une ligne, et ce sera la forêt, je tracerai une ligne, et ce sera une mare de sang, je tracerai une ligne, et ce sera ma mort. Peut-être qu’à cent dix ans je parviendrai à faire cela, ou plutôt à le faire faire.
L’Orient est donc une mémoire, une route, un objectif. C’est dans le temps, dans le passé, et aussi dans le futur, comme ambition concrète. C’est aussi un théâtre qui est très concret. Le Natya Shastra dit qu’avant de commencer à travailler, il faut bien nettoyer le théâtre. C’est ce que disent aussi Stanislavski et Meyerhold. Il faut commencer par enlever ce qui est sale, ce qui est bête, ce qui est encombrant.
B. P.-V. : Gengis Khan, ton premier spectacle, avant ton voyage, racontait une histoire qui venait d’Asie. Comment te questionnais-tu sur la forme ?
A. M. : Je me souviens d’une scène avec un jardinier, qui avait déjà quelque chose d’oriental. J’avais donné à l’acteur un petit drapeau en soie pour arroser. Il y avait déjà des chevaux inexistants, des bannières qui signifiaient le vent...
B. P.-V. : Ces images te venaient-elles alors d’une culture picturale ?
A. M. : Plutôt d’une culture cinématographique. De Poudovkine [2], et de Mizogushi. Et puis il y avait surtout notre Orient imaginaire. Plus tard, dans Les Shakespeare, il s’agissait là aussi d’un Kabuki imaginaire et non d’une plate imitation. Nous n’avons jamais prétendu jouer du Kabuki.
B. P.-V. : Vous avez fait votre propre Kabuki, votre propre Nô. Mais tu es allée aux vraies sources, ainsi que les acteurs, et tu as aussi fait venir des acteurs de là-bas parmi vous.
A. M. : J’ai envoyé les acteurs en Asie au moment de Tambours sur la digue, car je souhaitais qu’ils se nourrissent vraiment. Nous ne l’avons pas fait avant parce que nous n’en avions pas les moyens, même si certains acteurs étaient déjà allés en Inde au moment de l’Indiade. Une chanteuse tibétaine est venue nous faire travailler, car nous avions besoin de chanter dans Et soudain des nuits d’éveil. Pour Tambours sur la digue, un maître coréen est venu ici, parce qu’il fallait que les acteurs jouent du tambour, et cela, on ne peut pas le faire de façon imaginaire. Mais nous n’avons jamais fait venir un acteur de Kabuki pour nous montrer comment jouer du Kabuki. Par contre, nous avons très souvent accueilli des spectacles venus d’Orient : du Kathakali, du Topeng, etc. Nous voulions partager ces bonheurs avec notre public.
Suivre les traces sans reproduire le moule
B. P.-V. : Quelque part tu as dit que ces traditions étaient comme des traces à suivre, et non un moule à imiter. Comment un acteur occidental peut-il faire cela ?
A. M. : L’imitation est un exercice important. Il ne faut pas imiter le moule, la croûte, mais il faut trouver le pourquoi du symptôme. Il y a une façon d’imiter qui est caricaturale et méchante, et une autre qui est amicale et qui apporte la connaissance. Les bons imitateurs sont des gens qui aiment ceux qu’ils imitent. Il faut imiter par l’intérieur. Le moule est intéressant, mais il faut ensuite l’oublier. Des traditions orientales, nous n’avons voulu garder que ce qui est absolument universel, et non le code local, ou celui d’une époque. Dans le Kathakali, par exemple, ce ne sont pas les mudras, ce n’est pas l’alphabet qui est important, mais le rapport entre les danseurs et la musique. Quand un acteur balinais entre en scène, ce qui me fait frissonner, ce n’est pas le geste qui ne peut être compris que par certains, mais le rapport au ciel, à la terre, à la musique. Ce que l’on garde, c’est l’élan que va avoir le guerrier avant de s’élancer.
Ce sont des traditions que l’on s’approprie, et qu’il faut digérer. Je pense qu’Henri IV était plus réussi que Richard II, parce que dans ce dernier, le corset était encore trop serré, trop épais, alors que dans Henri IV, il commençait vraiment à être invisible.
B. P.-V. : Le corset était présent, mais il te permettait, il permettait aux acteurs de voler. C’est ce que pense Meyerhold quand il affirme, dès 1913, qu’il n’y a pas de liberté sans contrainte.
A. M. : Le rythme, l’harmonie, l’écoute... Tout est contrainte. Mais sans contrainte, pas d’outils.
Tout vient de l’autre
B. P.-V. : Dans le théâtre asiatique, le corps, la musique, le texte sont conçus en rapport l’un avec l’autre. Est-ce que ce n’est pas la mise en forme de cette relation qui a été la plus difficile à acquérir ?
A. M. : Si j’avais travaillé avec un musicien qui m’avait envoyé des partitions, le Théâtre du Soleil ne serait pas ce qu’il est. Le fait que Jean-Jacques soit un musicien qui arrive avec les acteurs pour répéter, et qu’il reste avec eux pour jouer est absolument déterminant. La question de cette relation que tu évoques, nous n’avons pas eu à nous la poser, nous l’avons vécue. Et c’est la même chose avec Hélène. Souvent, en répétition, lorsque je n’arrive pas à trouver une scène, et que je ne sais pas si c’est de ma faute ou de celle de l’auteur, je l’appelle. Il y a aussi des scènes de Shakespeare que je n’arrive pas à trouver. Est-ce la faute de Shakespeare ? De temps en temps, peut-être que oui ! Comme Hélène est vivante, je peux lui demander de changer des scènes, et elle l’accepte.
H. C. : Au Théâtre du Soleil, comme dans tous les pays dont nous parlons, il y a une certaine ablation du “ moi ”. Ici, le comédien est traversé par quelque chose, il abandonne toutes les réclamations du moi, et cela, il ne peut le faire que lorsqu’il est en rapport avec l’autre. On le voit très bien en répétition. Dès qu’on n’est pas ouvert à l’autre, il n’y a pas de “ moi ”. La tradition soufie ne dit que cela. À la question “ Qui es-tu ? ”, la réponse n’est pas “ C’est moi ”, mais “ C’est toi ”. C’est quelque chose qui est très difficile à opérer ici. C’est pourtant ce qui crée l’ouverture. Tout l’espace de jeu est là. C’est la même chose pour chacun de ceux qui participent à ce travail, aussi bien pour l’auteur, que pour le musicien. Le Théâtre du Soleil, c’est une assemblée d’autres, une assemblée de “ toi ” qui me font. On ne peut faire partie de la troupe sans avoir cette ouverture.
B. P.-V. : C’est à travers ces renoncements que l’on parvient à atteindre une plus grande richesse. Il faut en effet relier cela à la philosophie des pays asiatiques, c’est-à-dire à un certain renoncement à l’ego. Dans le film Au Soleil même la nuit, Martial Jacques explique que s’il a trouvé quelque chose, c’est grâce à la comédienne avec qui il jouait. Ariane lui fait répéter plusieurs fois cette phrase : “ Tout vient de l’autre ”, et cette phrase le bouleverse.
H. C. : En Occident, nous sommes des cultures monothéistes, et il faut toujours que l’on ramène au centre. En Extrême-Orient, où nous trouvons des polythéismes, la société elle-même est “ poly ”, multiple. Au Japon, en Inde, les dieux sont partout. Quand j’ai commencé à faire du théâtre, je me suis dit que c’était le monde des dieux. Si j’ai pu répondre à la demande que l’on me faisait, c’est parce que ma propre structure est originairement polythéiste. On se rend compte qu’à chaque fois que quelqu’un croit être le roi, rien ne marche. Le Théâtre du Soleil est constellaire. On y trouve une quantité de petites planètes. Sur la scène, on ne peut pas être égocentrique, ce qui est une épreuve pour la plupart des gens qui ont envie d’être le centre. Quand on regarde dans l’histoire du théâtre, c’est pourtant ce que l’on voit : à côté de Sarah Bernhardt, il n’y a personne.
Une entente entre la musique, l’écriture, la mise en scène
B. P.-V. : Comment définir la place de la musique dans tes spectacles ? Peut-on la rapprocher de celle qu’elle occupe dans les théâtres asiatiques ?
A. M. : La musique a toujours été présente depuis Capitaine Fracasse. La collaboration avec Jean-Jacques a commencé pour Mephisto. Sans lui, je n’aurais pas fait Les Atrides, Tambours sur la digue, ou Le Dernier Caravansérail. S’il n’était pas présent dans Le Tartuffe, c’est parce qu’il a tout de suite senti que les alexandrins ne lui laissaient pas de place.
Pour moi, la musique est aussi importante que le texte. Sa présence est liée au corps. Nos spectacles étant longs, touffus, j’ai vite compris que l’on devait aider le corps des spectateurs à y participer, à les aimer.
Parfois, la musique, c’est l’espace. À d’autres moments, c’est le destin, ou la mémoire, ou encore le rythme intérieur d’un personnage, sa respiration. Jean-Jacques n’est jamais le même. C’est un vrai musicien de théâtre. Il entend la respiration d’un acteur. La façon dont il s’inspire de la musique asiatique est très savante. Il a une très grande connaissance de ces musiques, mais comme nous, il les traite d’une façon imaginaire. Quand il utilise un instrument asiatique, ce n’est pas toujours de façon traditionnelle.
B. P.-V. : La musique au Théâtre du Soleil a les mêmes fonctions que dans les théâtres asiatiques : attirer l’attention sur une chose, évoquer un sentiment à la place de l’acteur, donner une description, ou le bruit du vent. Pour Meyerhold, la musique est devenue essentielle dès les années 20. Il disait : “ Si je n’ai pas de musique, je travaille à sec.”
A. M. : Charlie Chaplin tournait en musique, avec un pianiste, pour avoir le rythme dans son corps.
B. P.-V. : Qu’est-ce que cela apporte au metteur en scène de travailler en musique ?
A. M. : Jean-Jacques ne m’impose rien, il me permet tout. Il ouvre un imaginaire.
C’est un très bon lecteur. Il est sans doute celui qui suit le mieux le texte. Il décrypte son rythme, et il en joue toutes les subtilités. Il y a des comédiens qu’il suit mieux que d’autres, parce qu’ils ont un rythme intérieur plus puissant, plus vrai, plus juste. De temps en temps, il a plus de mal avec un nouvel acteur. À ce moment-là, c’est lui qui doit le mener.
B. P.-V. : Dans Le Dernier Caravansérail, son travail est encore plus complexe.
A. M. : Je trouve qu’il progresse de spectacle en spectacle. Ici, la façon dont la musique, les sons, les bruits se superposent est extraordinaire. La complexité de la musique, dans ce spectacle, nous permet une grande simplicité. Il ne nous reste pas grand-chose à faire. Nous pouvons aller de plus en plus à l’essentiel, sans besoin d’anecdotes ou de commentaires.
B. P.-V. : Pour toi, Hélène, qu’est-ce que la présence de la musique implique dans ton écriture ?
H. C. : On s’entend très bien avec Jean-Jacques, c’est un vrai miracle. Il n’y a jamais eu d’écart entre nous. Comme si nous étions jumeaux. Le texte est là d’abord, mais lui est à côté. Nous n’avons jamais eu de discordance.
B. P.-V. : Comment peut-on expliquer cela ?
H. C. : Mon écriture est musicale. J’écris à l’oreille. Il y a une sorte d’harmonie intérieure dans laquelle Jean-Jacques se retrouve instantanément. Ariane a une oreille inouïe pour ce que fait Jean-Jacques. Elle est très polyvalente. Elle est aussi architecte. Pour elle, tout commence par la vision, par un espace. Moi je commence toujours par des voix. Je ne vois rien, mais j’entends. Jean-Jacques porte le texte, et les comédiens. C’est Atlas.
Les gammes asiatiques ne sont pas les nôtres et il connaît cela parfaitement. Il crée une musique totalement singulière, qui est à la fois abstraite et figurative.
B. P.-V. : Est-ce que parfois, elle peut tenir le rôle du texte ?
H. C. : Je crois que ça ne se produit pas vraiment. Au théâtre, on s’aperçoit que l’on écrit trop. Parce que certaines phrases sont remplacées par le geste d’un acteur, par une traversée de scène. Alors que lorsque tu es devant ton papier, tu as l’impression que tu dois tout faire. Mais une fois que l’ensemble des êtres qui font le théâtre se met en mouvement, tu t’aperçois que certaines phrases ne sont pas nécessaires. Certaines choses sont jouées et n’ont pas besoin d’être verbalisées.
Ici, il y a trois traditions qui s’entrecroisent. D’abord la tradition Shakespearienne, c’est-à-dire l’exploration du monde des passions, où il faut du texte. Puis la tradition du Nô, d’Eschyle, où il y a une certaine économie de la parole, où celle-ci est plus ténue. Et enfin, il y a des retours vers la création collective, où c’est le langage du corps qui domine.
Rendre familier le plus étranger, et mettre à distance le plus familier
B. P.-V. : Pour l’écriture de Tambours sur la digue, tu t’es plongée dans la lecture des pièces de Nô. Qu’y as-tu découvert ?
H. C. : J’y ai redécouvert des choses que je connaissais déjà. Dans le Nô, comme dans les haïkus, il y a une condensation extraordinaire. Un Nô ne peut exister s’il y a pas un consensus des spectateurs. Tout le public japonais connaît l’histoire qui est présentée. Il suffit alors que tu prennes un fil, et le public complète. Ce que j’adore, c’est cette poétisation extrême. Dans le Nô, toutes les situations sont paroxystiques et déchirantes. Comment faire passer cela ici ? Il faut espérer que le public accepte la minceur en entendant la profondeur. C’est une économie autre que la nôtre, mais qui se trouve déjà dans Eschyle, où tu n’as pas besoin d’introduire, d’expliquer, alors que nous devons toujours le faire ici. Nous devons transporter le public, alors que là-bas il est tout transporté, car il sait déjà.
Un des Nô les plus célèbres, Sumidagawa [3], raconte l’histoire d’une mère qui cherche son fils qui a été enlevé et qui est mort. Il suffit qu’apparaisse un personnage en barque pour que tout le monde sache de quoi il s’agit. Ici, nous ne pouvons pas faire ça.
A. M. : Si, je crois que si. C’est en tout cas ce que l’on doit essayer de faire. Le théâtre est un art qui fait lever les morts, un art d’invocation, d’évocation, d’incarnation. C’est l’art qui doit rendre familier le plus étranger, et mettre à distance le plus familier.
Au fond, c’est ce que nous faisons dans Le Dernier Caravansérail. L’étranger devient familier, puisque les hordes d’étrangers que l’on voit dans les journaux perdent leur anonymat. Et en même temps, ce que l’on trouvait si banal devient monstrueux. Il faut faire passer l’abstrait dans le concret, sinon il n’y a pas de possibilité de compréhension. Je crois que c’est le rôle même du théâtre.
B. P.-V. : C’est la définition que donne Meyerhold du grotesque, et qui est pour lui l’âme du théâtre, « pays des merveilles ». C’est exactement ce mouvement-là : rendre étranger ce qui est familier, et familier ce qui est étranger. Le mot grotesque vient de l’italien grottesco, qui signifie la grotte, c’est-à-dire un endroit où il y avait des dessins étranges, mélangeant les règnes végétal, minéral et animal, qui déplaçaient la perception. Le théâtre, est-ce cela, déplacer sans cesse les plans de la perception, déstabiliser pour étonner et faire entendre, réagir ?
H. C. : Il est pour moi beaucoup plus facile de transfigurer le familier que d’introduire le sublime. Cela tient sans doute à ma méfiance à l’égard de nos civilisations sans sublime.
A. M. : Introduire le sublime n’est pas forcément tuer la familiarité.
H. C. : Au contraire, il faut qu’il entre familièrement. Faire entrer des dieux, c’est très compliqué.
B. P.-V. : Au fond, il faut faire entrer le sublime, et son contraire. L’un ne va pas sans l’autre.
A. M. : Un jour, un garçon qui avait participé à un stage au Soleil est venu voir Le Dernier Caravansérail. Au cours du stage, j’avais fait travailler les acteurs sur le théâtre oriental, sur la commedia, pour les empêcher de jouer de façon réaliste. À la fin du spectacle, il m’a dit : « vous devez être très en colère avec ce spectacle, car il est totalement réaliste ». C’était faux, et donc blessant. Je comprends qu’il ait voulu penser que le jeu était réaliste, et cependant, je sais que ce n’est pas un spectacle réaliste. Il y a des moments où la métaphore est visible, mais à d’autres moments, elle l’est moins. Au cours des répétitions, il m’est arrivé de dire aux comédiens : “Vous allez croire que je deviens folle, mais c’est trop théâtral, c’est trop joué, vous devez vivre”, et je leur ai même parfois demandé de moins dessiner. Pourtant, lorsque c’était trop épais et pesant, je les mettais en garde contre trop de réalisme. Comment théoriser cela ?
H. C. : Ce n’est pas une question de théorisation, c’est purement formel. Dès que tu as commencé à travailler sur ce spectacle, tu as transfiguré, puisque tu as ton petit théâtre roulant. Pour échapper au réalisme, il faut déplacer, décoller, monter sur le théâtre, avoir un petit théâtre au-dessus du théâtre. Dans Les Shakespeare, le déplacement inattendu venait du fait que les Anglais étaient totalement japonais. Là, il s’est opéré tout de suite, puisque nous avons le théâtre dans le théâtre. Ton plateau porte d’autres plateaux. Tu n’as pas seulement un théâtre sur ton théâtre, mais vingt-cinq. Les arbres mêmes sont des théâtres. C’est une évidence. Bien sûr, les costumes ne bougent pas, mais il y a toujours quelque chose qui ne bouge pas, qui n’est pas transposé.
B. P.-V. : Ce qui est dramatique aujourd’hui, c’est que l’on ne sait plus juger le jeu de l’acteur, ni le style auquel on a affaire. Souvent, les gens ne voient pas que l’on part d’une situation réelle et que l’on décolle dans le fantastique.
H. C. : C’est comme si l’on disait que Chaplin est réaliste. Je suis sûre que certaines personnes le pensent, parce qu’elles y sont habituées, et ne voient plus que chaque seconde est une seconde de création, de déplacement.
A. M. : Au fond, on confond “ concret ” et “ réalisme ”. Je tiens beaucoup à cette phrase de Jiri Trinka, un metteur en scène tchèque : “ La condition du merveilleux, c’est le concret ”. C’est aussi la condition du théâtre.
H. C. : Par exemple, le grillage lui-même est une synecdoque. Tout est immédiatement « transporté », métaphorisé au sens propre de ce mot (= transport), surélevé de quelques centimètres sublimes, mis en mouvement sur les chariots. L’espace et le temps sont autres. Chaque accessoire matériel est dé-mesuré, miniaturisé. Or le petit est signe du grand, comme Ariane le dit. Un bout de grillage est tout le kilométrage de grillages sur les remblais autour de Calais, la synecdoque est magique. La synecdoque c’est-à-dire la partie pour le tout, la voile pour le bateau, le fragment pour l’ensemble. Mais ce bout de grillage est aussi tout l’horizon du réfugié qui rêve de passer, ce grillage il l’a sur la figure, dans les yeux, dans la tête.
B. P.-V. : Ces plateaux roulants renvoient aussi à l’histoire du théâtre, à l’ekkyklema, le praticable roulant des Grecs, mais aussi à celui du Revizor de Meyerhold (1926). Et en même temps, c’est extrêmement moderne, car ces scènes, ce sont aussi des planches à roulettes. Tout cela se conjugue dans quelque chose de très théâtral, où les pousseurs sont aussi des spectateurs, nos propres délégués sur la scène, à la manière d’un chœur. Il s’agit d’une construction extrêmement formelle qui, me semble-t-il, coupe littéralement l’herbe sous le pied du réalisme.
H. C. : Ce qui est beau, et que tu as toujours fait, c’est le mélange des genres : sur la même scène, il y a des personnes d’apparence réaliste et un oiseau-marionnette, j’adore cela.
A. M. : Lorsque je regarde cette scène, qui se passe sur une falaise représentée par un morceau de moquette, et où se trouve aussi cet oiseleur afghan, je me dis que le théâtre est une chose formidable. De nombreux spectateurs viennent me poser des questions sur les planches à roulettes, mais personne ne s’interroge jamais sur la présence de cet oiseleur afghan sur la falaise.
H. C. : C’est une chose que tu m’as apprise. Quand j’ai commencé à écrire pour toi, je me cassais la tête de manière réaliste. Au moment de Sihanouk, par exemple, j’avais besoin d’une scène à bord d’un avion, et j’ai demandé à Ariane : « Comment vas-tu faire s’il y a un avion ? ». Elle m’a répondu : « Ce n’est pas ton problème. Le théâtre peut tout ».
L’acteur ne doit pas se montrer mais disparaître
B. P.-V : Les acteurs du théâtre asiatique, comme ceux du Théâtre du Soleil, travaillent énormément.
A. M. : Ma seule sauvegarde, c’est le travail. Je pense que j’ai une telle terreur sacrée du théâtre qu’il ne me viendrait même pas à l’esprit de ne pas travailler. Je suis lente, je n’ai pas la science infuse, je dois chercher pour trouver. Et il y a toujours dans la troupe de jeunes acteurs qui doivent travailler. « Le temps se venge toujours de ce qu’on fait sans lui », au théâtre plus qu’ailleurs. Je travaille comme une damnée, parce que je sais que sans cela, le résultat ne sera pas bon. Si tu veux « enchanter » le public, au sens noble du terme, incantare, pendant six heures, il te faut travailler, jusqu’à la limite de tes forces. Si tu ne le fais pas, tu es un lâche, un traître, un imposteur.
B. P.-V. : Tu dis qu’au commencement d’un spectacle, tu as besoin d’un espace d’apparition, d’une vision, mais que tu ne sais pas vraiment où tu veux aller.
A. M. : J’ai besoin du vide. Mais d’un vide qui ne soit pas sec. J’ai besoin du haut de la mappemonde, du plateau bombé. Je suis en haut de la planète, sous un ciel. Alors, on verra bien ce qui arrivera.
B. P.-V. : Est-ce que tu donnes aux acteurs des images ?
A. M. : Je leur donne d’abord beaucoup de documentation. Et sur le plateau, nous échangeons des images, des métaphores. Un metteur en scène doit nourrir l’imagination des acteurs.
B. P.-V. : Est-ce que tu les renvoies à certains acteurs ?
A. M. : Je les renvoie à Chaplin, aux acteurs du cinéma muet. Récemment, je leur ai conseillé d’aller voir Mystic River, où il y a des acteurs formidables.
B. P.-V. : Pour Tambours sur la digue, tu leur as montré des films autour du Bunraku ?
A. M. : Oui, bien sûr, comme Double suicide de Masahiro Shinoda (1969). Mais nous avons aussi revu toute l’œuvre de Mizogushi et de Kurosawa. Il est important pour eux de voir de vrais acteurs, pour savoir ce que veut dire jouer et vivre en scène. C’est tout un art de se transformer, de recevoir l’autre, d’incarner, de se laisser posséder... Un acteur doit disparaître derrière celui qu’il incarne, alors que souvent, en Occident, il se montre, il passe devant.
Entretien réalisé par Béatrice Picon-Vallin,
au Théâtre du Soleil, le 4 janvier 2004.
[1] Représentations de Kathakali données par la troupe du Kalamandalam (Kerala), à l’Odéon Théâtre des Nations, dirigé par Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud, du 23 au 27 mai 1967. Lire à ce propos l’article de Claude Baignères, "Spectacle de Kathakali", paru dans Le Figaro du 25 mai 1967.
[2] Voir par exemple le film de Poudovkine Le Descendant de Gengis Khan, 1929.
[3] Pièce de MOTOMASA, in La Lande des mortifications, vingt-cinq pièces de nô, traduit du japonais, présenté et annoté par Armen Godel et Koichi Kano, Gallimard, Connaissance de l’Orient, 1994, pp. 305-325.