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Hauts lieux - Ariane Mnouchkine, Michel Crépu et Richard Figuier

Les nefs de la Cartroucherie la nuit (1995) © Martine Franck | Magnum Photos


Il existe des endroits avec lesquels on se sent dans une relation d’empathie. Question de connivence ? Pas seulement… Encore faut-il que le lieu force le respect, qu’il engendre l’éclair poétique, qu’il requière de nous le sentiment du cosmique. Ainsi en va-t-il du théâtre…
 
 
Comment appréhendez-vous la notion de haut lieu ?
 
Cela commence par des idées conventionnelle. Il y a des hauts lieux reconnus par tous, il y en a de plus mystérieux. Il en existe où je ne suis jamais allée, que je suis toute prête à accepter en tant que tels, mais qui n’appartiennent pas à ma mythologie. On a beau faire, les cathédrales, par exemple, ne sont pas toutes des hauts lieux. Pour moi, Chartres vient en premier. Pourquoi ? Peut-être les hauts lieux sont-ils transformés par la façon dont certains poètes en ont parlé. Il faut que le lieu soit sacré par un homme, par une parole, puis reconnu par une communauté. En ce qui concerne Chartes, je ne suis pas chrétienne : ce n’est donc pas cet élément qui joue ; mais lorsque j’arrive à Chartres, je suis émue, réceptive à un mouvement, une force, une civilisation, une liaison. Chartes m’appartient, une mosquée à Ispahan m’appartient. Ronchamp a été une déception. Pourtant, j’y ai couru, mais l’œuvre s’est écroulée en moi. Ronchamp est trop totalitaire, on n’y sent pas la liaison entre l’œuvre d’un architecte et le désir d’une multitude. C’est l’autorité d’un architecte qui domine.
 
Pourtant, ce lieu draine beaucoup de gens… êtes-vous allée à Chandigarh ?
 
À Chandigarh, il y a quelque chose de pathétique, mais je ne suis pas sûre que cela prenne.
 
Y a-t-il des tableaux qui soient pour vous des hauts lieux ?
 
Oui, avec leurs peintres. Je pense à la salle des Vermeer. C’est un moment d’écrasement tout à fait consentant.
 
 Y a-t-il des hommes qui sont des hauts lieux ?
 
Oui, ce sont ceux sur qui j’ai fait un certain travail. Gandhi par exemple, et puis certains artistes. J’aime bien l’expression japonaise de « trésor vivant », qu’ils appliquent aux plus éminents de leurs artistes, mais j’ai envie de l’attribuer à tout vieux monsieur ou à toute vieille dame qui va emporter en mourant une nuée de liaisons. C’est peut-être pour ça que je fais du théâtre, parce qu’il rappelle, invoque, évoque, fait renaître.
 
Peut-être pourriez-vous nous parler du théâtre comme lieu de liaisons.
 
En discutant avec Bernard Sobel[1], nous disions que la cité n’existe qu’au théâtre. Vous jouez, alors la cité est là. La cité est toute proche d’exister parce qu’elle est toujours jouée et parce qu’elle ne devrait pas apparaître telle qu’elle est mais telle qu’elle aurait pu être.

Le théâtre contemporain a senti la nécessité de renoncer aux lieux de théâtre traditionnels pour découvrir d’autres lieux.
 
Je vous trouve optimiste, car j’ai l’impression que cette bataille des lieux, excepté la Cartoucherie qui nous est tombée du ciel et que nous avons sauvée de la destruction, est une bataille perdue pour le théâtre. Nous avons des difficultés à trouver des lieux pour nos tournées. Au moment de 1789, je me disais que nous allions cesser de construire des théâtres en béton qui ressemblent à des halls de gare, pour aller travailler sur des lieux. Copeau cherchait « la scène » où jouer tout l’homme. Un crime a été commis dont Paris ne se remettra pas, c’est le crime des Halles. On avait là le plus haut lieu de culture et de loisirs du monde.
 
 En quoi consiste cette recherche de la « scène universelle » ?
 
Cette recherche exclut celle des décors. Je fais une distinction entre un décor est un espace. Le public a du mal à établir cette différence ; soit il appelle espace un décor, soit il dit : « Il n’y a rien et on voit tout. » Nous sommes encore à l’époque des décors. Je crois que pour accepter ce rien, il faut une grande confiance dans l’art de l’acteur et dans le poète.
 
 Et la Cartoucherie ?
 
La Cartoucherie est un lieu attachant qui a un sens pour les gens. Ce n’est pas un théâtre parisien. En Asie, tout lieu sacré est un lieu de théâtre. Il y a de cela dans l’émotion que peut ressentir le public en arrivant dans un lieu. Quand nous avons pris possession de la Cartoucherie, c’était un miracle. Elle faisait partie des biens qu’a rendus l’armée. J’y suis allée, j’ai vu ces grands bâtiments et je me suis sentie chez moi. On est rentrés tout de suite. A l’Hôtel de Ville, c’est Mme Janine Alexandre-Debray qui nous a sauvés d’une expulsion éventuelle en nous signant le papier qui nous a permis d’attendre jusqu’à la création de 1789. C’était beau, en ruine, c’était le désert qu’on attendait, le lieu vierge.
Je n’ai pas pensé tout de suite que l’on pouvait jouer là. Je n’avais pas assez d’audace pour penser qu’on allait jouer au fin fond du bois de Vincennes. C’est un lieu qui petit à petit s’est révélé extrêmement simple et disponible.
 
 Comment s’est faite la mise en scène du lieu de théâtre, dans L’Âge d’or par exemple ?
 
Le lieu de la Cartoucherie a une telle exigence qu’il a décuplé la nôtre. Il est important que le lieu force au respect. Pour nous, L’Âge d’or a été un spectacle matriciel. On a compris là que l’important au théâtre, ce sont l’acteur – pas un diseur de mots mais un agissant – et le poète. L’Âge d’or, du point de vue du lieu, était une erreur. Nous sortions de 1789, de 1793, des lieux multiples donc, et je sentais qu’avec L’Âge d’or, j’allais vers un lieu unique. L’imposture a été de faire plusieurs lieux, ce qui ne s’imposait pas, à cause d’une crainte des gens du Soleil de trahir l’image de leur théâtre. J’ai cédé, mais c’était une faiblesse de ma part. Le lieu mis en scène au théâtre est toujours un lieu de rencontre. Dans L’Indiade, c’est un lieu épique, un lieu vrai : une grande esplanade de marbre et de brique devant… un temple. C’est un espace que nous aimons beaucoup. 
 
Comment L’Indiade a-t-elle généré son propre espace ?
  
Avec Guy-Claude François, nous nous permettons tout sur le papier. L’Inde, c’est le temple, la mosquée, le fleuve, le souk ; et je voulais tout. Sur le papier, toutes nos idées sont portées et rien évidemment ne subsiste. Les acteurs trouvent le lieu souvent sans support, à d’autres moments, il faut maintenir un mouvement comme les marches dan LIndiade. Le souk, c’est une actrice avec sa bouilloire. Ce sont les répétitions qui engendrent un espace nouveau.
 
Le lieu est-il un « précipité » de ce que voulait être L’Indiade ?
 
La difficulté  est que ce ne soit pas un lieu abstrait ni réaliste mais un lieu où théâtre et vie ne fassent qu’un. Il y a un moment où il est l’Inde et même le Monde…
 
C’est ce qui se passe quand on lit un poème, on a la sensation que c’est ça, l’éclair poétique.
 
Le théâtre est une chimie, une traduction. Une transformation de sentiments en mots. Une métamorphose de la réalité en vérité.
 
Quel est le rapport entre le poète, l’acteur et le lieu ?
 
Hélène Cixous vous dirait combien elle est frappée, devant un acteur en difficulté, de retrouver ce qu’elle éprouve elle-même quand elle écrit : devant la difficulté de métaphorisation, lorsqu’on est plein de quelque chose sans trouver la forme pour le dire, et puis de découvrir la forme mais vide, creuse.
Quant à l’espace, avant le spectacle, je ne vois pas le plateau du monde, cet endroit où les hommes et les dieux se rencontrent. C’est Shakespeare qui a installé sa plume au sommet du monde et l’a plongée dans les viscères les plus profonds. Du plus petit on arrive au plus grand. Le lieu, c’est le « petit grand ». C’est le petit qui est cosmique.
 
C’est Claudel disant contre Baudelaire : « C’est en allant au fond du fini qu’on trouve l’inépuisable. »
 
L’homme peut traduire l’infini par son fini. Le lieu est là où ça se passe. Il doit être sans obstacle pour les mouvements et les passions.
 


Propos recueillis par Michel Crépu et Richard Figuier

Autrement - Hauts Lieux | Série Mutations N° 115 | Mai 1990