Josette Féral : Tu as créé à la SAT (Société des Arts Technologiques) à Montréal, au printemps 2013 un spectacle, Babel Orkestra, d’une heure trente environ, présenté sous un immense dôme et conçu à partir d’une vaste collection d’enregistrements des langues. Quand as-tu entrepris cet immense projet?
Jean-Jacques Lemêtre : L’idée est née il y a vingt cinq ans, en 1987 pour être précis. Au Théâtre du Soleil, on finissait de jouer Les Atrides (1985, 1986 et 1987). Une fois le spectacle terminé, je me suis demandé ce que je pouvais faire après avoir utilisé toutes ces musiques sur scène : comment pousser encore plus loin l’art du choreute, un choreute qui ne chantait pas? Or, l’une des comédiennes, Catherine Schaub, avait cette fameuse voix qui précède juste le chant. Sa voix était très aigüe et d’une tessiture très courte sans grande amplitude. Quand elle était accompagnée par la musique, on aurait dit de l’opéra. Elle n’essayait pas de faire sens ou de jouer le sens; elle le chantait, le parlait : c’était comme le chanté-parlé (Sprechgesang) dont parle Wagner.
Le projet est donc le fruit de cette expérience. Auparavant, mon travail consistait à rechercher des instruments et à les accorder sur la voix parlée des acteurs. C’est un lien que j’ai toujours revendiqué, même si personne ne le comprenait, et je me suis donc mis à m’intéresser davantage à la langue, aux langues, et à les collectionner. D’un seul coup, je me suis trouvé dans la position d’un collecteur, d’un collectionneur de langues et de sons jamais utilisés. Il y a des langues que j’ai enregistrées pour la beauté de la vie de l’âme qu’elles portent, mais que je n’arriverai pas à utiliser.
J. F. : Peut-on dire que cela relève, au point de départ, d’un goût de la collection?
J.-J. L. : Non. Je travaille sur des spectacles tellement longs que lorsque j’ai utilisé cinq cents fois un instrument de musique, je ne peux plus l’utiliser dans le spectacle suivant, puisque le timbre, le son est tellement calé sur le personnage que le comédien reconnaît tout de suite le personnage lié à cet instrument. Donc, je ne peux plus l’utiliser ultérieurement pour signifier autre chose. Je ne fais pas partie de ceux qui pensent que le piano joue et remplace tous les instruments de musique, et qu’il est capable de rendre toutes les émotions de tous les êtres humains du monde. Pour les langues, c’est la même chose : il y a une immense variété de sons…
J. F. : Comment s’opèrent les choix?
J.-J. L. : Cela tient au hasard. Je ne décide pas à l’avance ce que je vais capter. Par exemple, quand je suis au milieu de l’Amazonie, je capte autant les chiens, les bruits des oiseaux, les bruits du vent, du feuillage que les mots ou les phrases. Je ne peux ni ne veux isoler les mots. La nuit, c’est même pire : j’entends tous les bruits des animaux et je pourrais les utiliser. Mais, pour cela, il faudrait que j’arrive à les isoler. Ce n’est pas ce que je cherche. Je veux juste la beauté de la langue et la musique de l’âme. C’est pour cela que mon projet a pris huit ans. Ce qui m’intéresse c’est la musicalité du langage. Je me retrouve donc à avoir des extraits de langues que je suis seul à avoir. En essayant de prendre l’éventail de langues le plus large possible, j’enregistre des gens qui parlent à coup de signes, ou qui se souviennent de mots ou de langues disparues comme le huron ou le maya – des langues qui leur viennent de leurs grands-parents et dont ils essaient de se souvenir.
J’effectue une sélection, disons, naturelle, mais dans le bon sens du terme. Si on me dit telle personne parle telle langue particulière, je vais l’enregistrer. Je finis par avoir de multiples doublons mais chaque personne a son timbre particulier, sa musique particulière, qui s’ajoute à la vraie musique de la langue.
Quand on plonge dans les langues, il y a le petit espoir d’en trouver l’origine, la langue adamique, peut-être. Toutes les questions que se posent les linguistes émergent d’un coup. Bien sûr, il s’agit de musique. Mais il y a un moment où la quête devient tout naturellement plus large. On me demande alors si je n’ai pas l’intention de retrouver la première langue du monde, de répondre à la question des origines.
J. F. : La durée de ces enregistrements varie-t-elle?
J.-J. L. : Oui. Certains durent quelques secondes. Par exemple, grâce à Yves Sioui, qui est Huron- Wendat, j’ai eu une phrase d’Abénaki et d’Atikamekw, de la part d’un Indien avec qui il m’a mis en contact. Celui-ci a voulu me faire un cadeau car sa langue, c’est la seule chose qu’on ne lui a pas volé. Il ne doit pas rester mille personnes dans le monde qui parlent cette langue. Une phrase comme celle-là me suffit comme paiement de tout mon travail.
J. F. : Comment abordes-tu les personnes dont tu veux enregistrer la langue?
J.-J. L. : De façons très différentes. Je les fais réagir avant tout. Je ne leur dis pas : « racontez-moi une histoire parce que j’ai besoin de votre langue » car j’aurai une réponse plate interrompue de temps en temps par des « euh », « ah », « oui ». Alors qu’en posant une question différente, qui interpelle les gens, je vais avoir l’émotivité du langage musical de la langue parlée et c’est ce que je cherche, une réaction qui agit sur la musique du langage.
Les questions que je pose dépendent du contexte. Par exemple, si je suis au fin fond du Timor et que je dis à la personne devant moi : « J’arrive du village de l’autre côté de la montagne. On m’a dit que vous étiez un chasseur vraiment pas terrible! » Je vais avoir une réaction pleine de notes. Évidemment, j’ai toujours, dans ces cas-là, plusieurs traducteurs. J’entends les notes de musique. Ce sont ces notes qui m’intéressent et que je mettrai dans ma composition.
J. F. : Est-ce qu’il t’arrive de demander à quelqu’un de reprendre l’enregistrement? On n’est pas tous forcément naturel au premier enregistrement.
J.-J. L. : Non, puisque je ne travaille, théâtralement, que sur l’émotion, les émotions, les sentiments. C’est pour cela que chaque tableau dans l’œuvre finale est un sentiment.
J. F. : Comment provoques-tu cette émotion?
J.-J. L. : Par les questions que je pose. Quand on parle avec quelqu’un, le premier mot qui sort est toujours en lien avec ce que tu viens de demander.
J. F. : Je ne pense pas que toutes les émotions soient immédiates. Certaines peuvent naître au cours du dialogue. Elle ne sont pas données d’emblée.
J.-J. L. : Le progressif ou le dégressif ne m’intéressent pas. Je cherche la sincérité.
J. F. : Cela veut dire qu’il y a des émotions que tu n’as pas dans ta banque. La colère, par exemple, ne naît pas forcément dès le premier contact.
J.-J. L. : La haine non plus, je ne l’ai pas.
J. F. : Alors, quelles sont les émotions qui figurent dans ta banque?
J.-J. L. : Pour la haine, j’utilise quelque chose d’assez étrange, c’est Hitler ou les dictateurs.
J. F. : Donc, tu n’as pas que des enregistrements de gens vivants.
J.-J. L. : Non. Il y a aussi plein de gens morts. J’ai également eu la chance d’enregistrer un des derniers shamanes de la Terre de feu.
J. F. : Une fois les enregistrements effectués, comment travailles-tu la composition?
J.-J. L. : J’agis comme un créateur/compositeur. Si j’ai besoin de mi, sol, la, je vais chercher celui qui m’a fait mi, sol, la lors de l’enregistrement, par exemple quelqu’un qui parle en Sa’dan-toraja ; je prends ces trois notes-là et je les colle dans ma composition. Ce ne sont pas des syllabes, ou des voyelles, ou quoi que ce soit d’autre. Ce sont avant tout des notes de musique.
J. F. : L’ensemble est très structuré. Il a une forme.
J.-J. L. : Ou une fugue à la Bach. J’ai utilisé les règles musicales de composition.
J. F. : Cette œuvre est-elle dissonante?
J.-J. L. : Non, consonante.
J. F. : Harmonique.
J.-J. L. : Oui.
J. F. : Rythmique.
J.-J. L. : Et mélodique.
J. F. : Dirais-tu qu’elle est « classique »?
J.-J. L. : C’est du classique. C’est tonal et modal.
J. F. : Mais ce qui n’est pas classique, c’est le point de départ. Ce ne sont pas des notes.
J.-J. L. : Si, ce sont des notes mais pas au sens classique du terme! Qui a décrété que le chant et le parlé n’étaient pas la même chose? Qui a décrété que quand on parle, on est dans le sens et quand on chante, on est dans la musique? Il y a des choses auxquelles il faut renoncer parce que c’est faux.
Un poème symphonique orchestral
J. F. : À quoi ressemble l’œuvre achevée?
J.-J. L. : À un poème symphonique orchestral, où les voix sont superposées, ce qu’on ne fait pas avec la langue dans le quotidien puisque la langue est dialogue et que le dialogue inscrit les mots de façon linéaire ou que cela s’appelle de la rumeur. Dans mon travail, les sons se superposent les uns aux autres, avec la différence qu’on comprend et on entend distinctement chaque langue. Ce n’est pas une rumeur, ce n’est pas un fond sonore. Comme tout est harmonisé musicalement, rien ne sonne faux. Il n’y a pas de dissonance. Tout s’ajuste comme une œuvre musicale classique.
J. F. : Tu as enregistré mille huit cents voix, deux mille cinq cents enregistrements. As-tu trouvé tout de suite la forme que cela allait prendre en fin de parcours?
J.-J. L. : La question principale était de trouver comment monter tout cela, comment le faire entendre. J’ai mis sept à huit ans pour décider que ce serait à la SAT (Société des arts technologiques) avec des marionnettistes. La question de la forme se posait quand même. Qu’allais-je proposer? Un concert où l’on entend des langues ? On inviterait des gens en écouter d’autres qui parlent? Ils n’allaient rien y comprendre. De plus, ils trouveraient cela rigolo cinq ou dix minutes, mais au bout d’un quart d’heure, ils en auraient assez; ils croiraient avoir compris même s’ils n’en comprenaient rien. À la SAT, étonnamment, j’ai découvert tout le public incroyable des musiciens du Canada et du Québec, que je ne connaissais pas et qui était là tous les soirs. Non seulement cela les intéressait, mais ils avaient rêvé d’une telle chose.
J. F. : Peux-tu décrire la structure de l’œuvre?
J.-J. L. : Musicalement, c’est une œuvre contemporaine. Elle dure une heure vingt. Neuf tableaux qui correspondent aux neuf sentiments universels des ragas indiens (Raga du soir, Raga du matin, etc.). Dans ces ragas, où il a été décrété qu’il y avait neuf sentiments communs à tous les peuples du monde comme l’orgueil, la compassion, la haine, la peur, l’ironie, j’ai fait neuf tableaux que j’ai conçus comme une image sonore.
Je travaille toutes les hésitations des différentes langues en me servant simplement de ce que les locuteurs font avant de parler : « Hum, alors ». J’utilise tout cela sans comprendre ce qui est dit et sans m’intéresser au sens. Je sais très bien ce qu’ils disent, puisqu’on me l’a traduit au moment où je les ai enregistrés, mais le sens ne m’intéresse plus. Je ne m’intéresse qu’à la musique de leur langue. Il y a des mots et des syllabes. Le public écoute une musique, un concert de musique avec des langues qui voyagent dans le dôme (1), un dôme qui est comme un globe du monde. Les langues partent donc en voyage. Les Tibétains traversent l’Himalaya. Du coup, je fais se rencontrer des langues qui ne se rencontrent pas. La folie, c’est qu’il y avait 174 enceintes dans l’œuvre réalisée. J’ai donc pu avoir 174 voix, les unes sur les autres.
J. F. : Comment éviter la cacophonie de toutes ces voix qui se superposent?
J.-J. L. : Cela peut faire cacophonique si l’œuvre est mal écrite. Il faut donc en penser l’écriture comme une composition. Il faut tout distribuer dans l’espace sonore, créer des circulations. On entend des gens « courir » dans tous les sens… Inutile donc de faire des simulations de bruits de pas. Ce ne sont pas les gens, ce sont les langues qui courent.
J. F. : Si chacune des 1744 enceintes était porteuse d’une voix, cela veut dire qu’en s’approchant d’une enceinte, le public pouvait entendre, comme dans l’œuvre de Janet Cardiff (2), chaque voix très distinctement dans son individualité. Où était placé le public dans cet environnement immersif?
J.-J. L. : Il était couché par terre, puisqu’il regardait les images. Les images étaient en relation avec les sentiments dont j’ai parlé. Trois marionnettistes ont travaillé sur cette création et sont partis de choses banales de la vie : un T-shirt, un tissu, un chapeau, un nid d’hirondelle, une herbe, un fruit pour entrer dans cet univers technologique performant. Il a fallu faire le pari qu’une des choses les plus vieilles du monde, les langues, pouvaient se mettre en relation avec d’autres choses parmi les plus vieilles aussi, comme les nids d’hirondelle et les tissus, par le biais des machines.
La rencontre avec Marcelle Hudon a été d’une telle évidence à cause de son écoute, de ce qu’elle me disait, de ce qui la faisait rêver, que j’ai eu l’impression d’échanger avec elle comme je peux échanger avec Ariane Mnouchkine, quand elle me parle de quelque chose et que ça me fait rêver. C’était la première fois que j’avais un rapport de créateur à créateur comme j’en avais l’habitude. Après, Marcelle est entrée dans l’œuvre. Elle a mis longtemps, des mois à l’écouter. Elle l’a écoutée, mille fois peut être, pour y entrer.
J. F. : Comment étaient les marionnettes?
J.-J. L. : Les marionnettes représentaient simplement un visage humain non réaliste, dans un contexte créé de tissus, de nids d’hirondelles… Marcelle a créé des textures, même des tessitures de couleur. Il y avait comme des tissages. Il y avait quelque chose qui se diffusait sur le dôme et qui donnait l’impression au public d’être un loup, un animal dans un terrier. À d’autres moments, on était dans un igloo au point d’en avoir vraiment la sensation.
Les trois marionnettistes – Marcelle Hudon, son frère Louis Hudon et leur ami Denys Lefebvre – sont partis de la vie réelle.
Ils avaient un rapport au corps semblable à celui qu’il y a au théâtre. La caméra était placée au-dessus, en-dessous… Ils ont projeté en petit, en grand, en déformé. Ils ont rajouté, superposé, etc. Le fait d’utiliser des marionnettes qui répondent à une tradition ancienne, simple, à l’origine même du théâtre et des langues qui sont l’origine même du monde était une forte rencontre.
J. F. : Les entrées au théâtre sont toujours capitales, comme les sorties. Quel début as-tu choisi pour entrer dans ton œuvre? Pourquoi ce moment-là? Ce morceau là?
J.-J. L. : J’ai conçu un morceau que j’ai appelé Introduction, sur le modèle des introductions d’opéra qui offrent la possibilité d’avoir tous les thèmes dès l’ouverture. L’introduction-ouverture est une forme musicale qui a ses règles comme une sonate, comme un concerto. Je l’ai créée comme un musicien compositeur avec des règles que j’ai apprises dans mes cours d’écriture musicale. Une ouverture commence d’une certaine manière. Après, on décrète si on agresse les gens avec quelque chose de fort ou si on fait une entrée petit à petit à l’oreille. Ce sont des jeux qui s’effectuent à l’ouverture. Ce n’est que de la technique musicale, pas de la technique théâtrale. Par la suite, qu’est-ce qui se passe à l’opéra? On entend l’amorce de chaque grand thème des personnages. J’ai donc fait une ouverture où le public va entendre un peu de chaque langue afin d’habituer l’oreille, sachant quand même qu’au bout d’un moment, la tessiture, l’étendue de la voix parlée étant très courte, elles devenaient fatigantes pour l’oreille. Il faut donc, à un moment donné, entre chaque tableau, faire du lavage d’oreille de façon à ne plus faire travailler l’écoute dans les fréquences où il y a des voix, mais au-dessus ou en-dessous, ou mettre du silence. Je peux alors remettre les choses à zéro et éviter la monotonie.
J. F. : L’ouverture a été conçue comme celle d’un opéra, ou d’un orchestre. Et la clôture?
J.-J. L. : Comme le final d’un opéra, du moins telle était mon idée. Après, il y a la réalité du lieu. J’arrive au dôme et on me présente mes camarades marionnettistes qui, eux, ont une réflexion théâtrale. Ils me disent que tel morceau ne peut pas s’enchaîner à tel autre. Alors je fais comme on fait en musique, c’est-à-dire que je change la fin d’un morceau pour pouvoir enchaîner, harmoniquement et mélodiquement, à l’autre morceau sans gêner l’écoute musicale. J’ai donc refait les fins. Il m’est arrivé aussi, de temps en temps, après être passé par ce lavage d’oreille qui nettoie l’écoute, d’enchaîner dans une autre tonalité sans problème. Cela s’appelle une « suite » qui fait que la seule continuité qu’il y ait, ce sont les tonalités. C’est un rapport musical harmonique au cycle de quinte. Le fait d’être dans une consonance qui ne gêne pas, qui n’agresse pas l’oreille, relève de la pure technique musicale.
J. F. : Tu as parlé tout à l’heure de la tragédie. Je trouve cela intéressant, parce que dans les œuvres encyclopédiques, comme la tienne, celle de Joris Lacoste, de Christian Boltanski, il y a un côté choral.
J.-J. L. : Oui. Même au sens musical. Je l’utilise bien sûr. Pour moi, ce sont des chœurs.
J. F. : Tu as expliqué comment tu sélectionnais certains extraits. Mais, dans un tel travail, il faut aussi renoncer, éliminer. Selon quel principe un enregistrement est-il considéré comme mauvais? Comme moins oins intéressant?
J.-J. L. : Quand la qualité de l’enregistrement est mauvaise. Mais ce travail pose un problème face aux structures. En effet, nous sommes en France dans un pays soit disant moderne. Or, je ne peux déclarer mon œuvre ni à la SACEM (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique), ni à la SACD (Société des auteurs et des compositeurs dramatiques), parce que je travaille avec des langues et que ces langues relèvent du texte. Donc, il faudrait que j’écrive le texte. Quelle connerie! Cela ne peut pas être de la musique, paraît-il !
Il y a cependant une chose importante à laquelle je me suis engagé. J’ai dit depuis le début des enregistrements que je donnais ma parole à ceux qui m’ont donné leur voix que ce ne serait pas diffusé n’importe comment ni n’importe où. Ces gens, comme les Indiens, m’ont donné cela. C’est la seule chose qu’on ne peut pas leur prendre. J’en suis le gardien et presque le garant. Je cherche un rapport artistique à l’œuvre
J. F. : Quels sont tes projets pour continuer cette oeuvre?
J.-J. L. : Actuellement, je suis en discussion avec une compagnie à Taiwan qui est intéressée par ce projet. Je cherche un rapport, avec les autres arts. Pour l’instant, je ne trouve pas. J’ai mis sept ans à trouver la SAT, alors que tout ce qu’on m’a proposé jusqu’alors ne m’intéressait pas. Par exemple, on m’a proposé de faire une exposition avec un parcours où, tout d’un coup, on entendrait de l’Inuit ou de danser sur cette musique, c’est-à-dire de l’illustrer. Cela ne m’intéresse pas. Mais mon travail intéresse. Il a un rythme, un tempo. C’est pour cela que les gens me le piquent. Le travail de composition musicale rythmique est fait. J’attends qu’un danseur ou une danseuse me propose quelque chose d’intelligent. J’attends que mon travail déclenche un rapport artistique.
J. F. : Depuis quelques années, il y a de nombreux projets qui se rapprochent de ce type de travail : Joris Lacoste, que je mentionnais tout à l’heure, avec l’Encyclopédie de la parole, Boltanski avec sa banque des « Battements de cœur ».
J.-J. L. : L’art contemporain et la musique contemporaine mènent à cela aujourd’hui comme un retour à la vie. Jusque-là on flottait dans l’abstraction, le cosmos, on était dans le délire. Il y a désormais un retour à la vie. On assiste donc à des concerts depuis dix ou quinze ou même vingt ans, des concerts de machines, des concerts d’êtres humains, des concerts de la nature, des concerts d’animaux. Mon entreprise s’inscrit donc dans cette suite logique. J’ai le sentiment que tout le monde attend le prochain Bach, c’est-à-dire quelqu’un qui donne une direction de base sur laquelle tout va repartir. Nous avons mis trois cents ans à démolir son système. Il faut à présent réorchestrer des règles, pour chercher dans d’autres voies. J’ai l’impression d’entendre la même musique aujourd’hui que celle que je faisais il y a trente ans quand je faisais de la musique contemporaine. On attend aujourd’hui autre chose mais, pour y arriver, il faut passer par ce que nous avons fait. La prochaine théorie musicale ne sera pas fondée sur Do, Ré, Mi, Fa, Sol, La, Si, Do. Elle sera basée sur la vie, le monde, les sons. Ce sont de vieux rêves. Même Mozart cherchait la musique des sphères.
J. F. : Quelle place occupe cette œuvre pour toi dans ton parcours?
J.-J. L. : La même que les autres. Je l’ai faite. J’en suis content. J’ai appris dix millions de choses que j’utilise et que je continue à utiliser, et d’autres que je dois encore comprendre. Le fait que je me retrouve musicien contemporain dans un monde électro-acoustique où je n’ai jamais voulu aller, faisant de la musique concrète par la musique que je viens de créer m’amuse. C’est un univers musical qui fait partie normalement de mon monde, mais qui ne m’a jamais intéressé. Là j’y rentre par un autre biais en contradiction avec l’étude classique de ces musiques dans laquelle j’ai été formé et en contradiction aussi avec les formes antérieures que j’ai créées.
J. F. : Et pour la suite ?
J.-J. L. : J’attends qu’on me fasse des propositions. Qu’on me dise comment ma musique va être utilisée. Si celle-ci devient un support d’ambiance, d’animation sur laquelle on peut coller des images, je refuse. Si mon œuvre est utilisée comme une musique de cinéma, on la réduit. Si c’est pour faire des documentaires, et qu’on la gonfle au niveau du cosmos, cela ne m’intéresse pas. Si c’est pour me proposer des textures, cela ne m’intéresse pas non plus. Je ne veux pas que cette musique serve à montrer du rouge qui s’enchaîne sur du bleu. Ces artifices ne m’intéressent pas. Il y a eu au départ sept ou huit propositions et puis Monique Savoie[i] m’a parlé de Marcelle Hudon que je ne connaissais pas vraiment même si j’avais vu un de ses spectacles à Québec quelque temps auparavant.
J. F. : Tu as parlé d’outils. Est-ce que sans les nouvelles technologies, l’ordinateur pour ne pas le nommer, tu aurais pu faire cette œuvre?
J.-J. L. : Oui, j’aurais pu, parce que je fais partie d’un monde où j’ai appris à découper une bande magnétique 6.25 et à utiliser du scotch pour recoller. J’ai appris cela. Ça fait partie de mon éducation musicale de jeunesse. On a commencé comme cela il y a quinze ans. Il y a quinze ans, ce n’était pas l’ordinateur qui faisait le travail. Maintenant, ce n’est plus le cas. Mon fils, Yann Lemêtre, est hyper spécialisé dans le domaine. Il m’aide.
J. F. : Une banque de mille huit cents langues nécessite un certain classement. Comment te repères-tu dans cette somme?
J.-J. L. : Tous les enregistrements sont actuellement dans un ordinateur, classés par ordre alphabétique. C’est tout. Pour le reste, je me fie à ma mémoire. J’ai une mémoire d’éléphant, ça aide.
J. F. : As-tu l’impression qu’il s’agisse d’une œuvre aux dimensions énormes? Que le projet est démesuré?
J.-J. L. : Non. Il est vrai qu’il n’y a pas de limite à ce travail. 174 boîtes de son peut paraître une œuvre énorme, mais si on la compare à un concert rock, cela paraît ridicule.
J. F. : Plus tard, que deviendront ces enregistrements?
J.-J. L. : Pour l’instant, ils sont chez moi. Un jour, il faudra prendre une décision, tout comme il faudra que je me pose la question pour les deux huit cents instruments de musique du Théâtre du Soleil.
Entretien réalisé par Josette Féral.
1. La salle de la SAT est un immense dôme ressemblant à un globe et permettant une écoute à 360e.
2. Voir The Forty Part Motet, à partir de Spem in Alium de Thomas Tallis, 1573.
[i] Directrice de la SAT (Société des arts technologiques).