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Apparitions

 

Tout a commencé en 1940 et jusqu’en 1948 dans ma toute petite enfance avant la conscience, la pensée, par une pièce de théâtre sans auteur, qui était l’histoire même, Res gestae, dont le théâtre était le centre de ma ville natale Oran. Le cœur d’Oran avait par chance la forme du Théâtre, je ne l’ai compris que cinquante ans plus tard. Enfant j’étais aveugle, mais j’étais voyante.

La scène était la Place d’Armes — à droite le Théâtre Municipal, à gauche le Cercle militaire et la pharmacie. À l’angle Les Deux Mondes le bureau de tabac de ma tante Deborah qui était la caverne d’Ali-Baba et la première version du chœur. Moi j’étais au deuxième balcon de la rue Philippe et je voyais l’histoire du monde entier se jouer devant moi. Cette histoire était structurée par une double intrigue. Un monde cherchait à anéantir un monde. Dans la première intrigue le nazisme plus le vichysme et les fascismes cherchaient à détruire les démocraties vacillantes, championnes des valeurs morales éternelles. Dans la deuxième intrigue ces mêmes forces du bien étaient divisées et à moitié mauvaises, colonialistes, misogynes, répressives. Du deuxième balcon où je grimpais sur les barreaux, flanquée de la poule, je me demandais comment dans cet enchevêtrement de forces violentes mauvaises bonnes, et où il était impossible de dissocier un bien pur de toute attente morbide ou diabolique, on pouvait espérer une issue qui ne soit pas tragique. Je n’en voyais pas de possible sur le plateau. J’avais trois ans et demie quatre ans et je cherchais de toutes mes forces un au-delà. Ma famille allemande était dans les camps de concentration, ma grand-mère y avait échappé de justesse. Elle était arrivée chez nous en Algérie où nous étions témoins et otages d’un grand nombre de persécutions principales et secondaires.

De partout surgissaient les formes de l’exclusion, de l’exil ou du massacre. Je vis aussi entrer sur la Place d'Armes Fortinbras de Gaulle et les Alliés. Nous étions libérés mais les Algériens étaient plus esclaves que jamais.

La démocratie montrait qu’elle était un rêve, un mot. Il n’y avait pas de justice, ni d’égalité, ni de respect. Presque pas de courage. J’étais au bord du désespoir. Le monde est tragique. Si je ne désespérais pas, c’est que ma famille était sans péché et mon père était un jeune médecin noble et incorruptible. Mais là-dessus il mourut à trente-neuf ans. Que font les dieux pendant ce temps ? Et nous les petits, les menacés, que pouvons-nous faire ?

« S’il y a un ailleurs, me disais-je, qui peut échapper à la répétition infernale, c’est par là où ça s’écrit, ça se rêve, où ça s’invente de nouveaux mondes. »

Telle fut mon obsession et ma nécessité. Y a-t-il un ailleurs ? Où ? Il faut l’inventer. C’est la mission des poètes. Encore faut-il qu’il y en ait. Et qu’ils ne soient pas jetés dans le hachoir de l’histoire avant d’avoir créé.

Des dizaines d’années plus tard j’assiste à la représentation de mes pièces, et que vois-je ? Elles avaient donc commencé avant que j’écrive, à Oran, Algérie.

Entretemps je n’ai pas cessé de me demander avec un étonnement grandissant qu’est-ce que le mal, d’en faire des expériences chaque fois plus stupéfiantes et plus douloureuses, d’essayer d’en comprendre la structure, la machine, l’inéluctabilité. Et de me sentir enrôlée comme gardienne des survies (je ne dis pas de vie - de survies) ou veilleuse de Nuit. La mission à moi léguée par mon père je la définirais ainsi : je dois tout faire pour que moi-même et les gens autour de moi ne soient pas emportés par l’oubli, l’indifférence, je dois entretenir l’éveil et maintenir les morts, les assassinés, les captifs, les exclus, au-dessus des mâchoires de la mort. C’est ma mission. Je ne prétends pas la remplir : il n’y aurait plus de problème. Je vis le tragique, je me vis comme tragique, je suis  toute occupée par la question du tragique. Ce qui n’empêche nullement, au contraire, le bonheur et le comique. Mais je vis et pense la menace, l’imminence et la trahison au sein même du bonheur de l’amour de la paix.

Quand j’utilise le mot tragique, je détermine ce mot d’une façon triviale, commune, c’est-à-dire que d’une part il y a le théâtre tragique, avec le bouc, la fatalité, de façon assez grecque, avec le mauvais choix. D’autre part, de façon un peu plus émancipée de l’étymologie et du contexte grec, je l’entends comme lié à la nécessité du double-bind c’est-à-dire au déchirement fatal de ce que j’appelle l’âme ou le cœur, aux situations de loyauté divisée, d’écartèlement de soi-même. C’est l’irréconciliable comme inéluctable : la situation où je dois accepter l’inacceptable, ou renoncer à ce qui m’est le plus cher et le plus nécessaire parce qu’il n’y a pas de bonne réponse ou de bonne fin, on ne peut pas attendre de consolation ou de justice, je l’ai cherchée, j’ai voulu la justice, j’ai traversé les générations et les frontières, j’ai dépensé ma vie à cette tâche, jusqu’à me retrouver presque à l’extérieur de moi-même - en vain, car la consolation et la justice n’existent pas. Mais quand même on a bien fait : car c’est dans cette recherche et cette poursuite que se trouve le lot de justice et de consolation qui nous est réservé. Tout en courant, cherchant, luttant, en m’engageant dans l’action, se creusait en moi quelque chose de calme, de calme par opposition au dramatique, quelque chose avec quoi il n’y a pas de négociation : comme le tragique est, et que c’est implacable, il n’y a pas de discussion qui l’emporte, c’est indiscutable (la discussion c’est Job - Job c’est le Théâtre, c’est le mouvement, la protestation, le désespoir (c’est-à-dire l’espoir blessé), la colère).

Non, j’aurai découvert à la fin qu’il n’y a pas et c’est comme ça, l’irréconciliable c’est ça le tragique. C’est comme ça. C’est pour ça, parce que c’est indiscutable, qu’il y a une certaine « sérénité », une stase, une immobilité. Cette conviction du c’est comme ça, elle est souvent portée dans mes pièces par des personnages qui sont sans doute assez proches du secret de mon cœur, par exemple Eschyle dans La Ville parjure. Ce sont des gens qui ont beaucoup vécu, des milliers d’années et d’aventures.

L’exemple le plus incontestable du tragique, selon moi, c’est la solitude, ce qu’il y a dans la solitude d’inescapable, d’inacceptable, et dont nous faisons l’expérience minime ou majeure dans toutes les relations humaines, dans les liens de famille, et jusque dans l’amour : nous ne nous comprenons pas en même temps l’un l’autre. Nous sommes les sujets du malentendu. Même dans l’amour le plus réussi la solitude ne se surmonte pas. Tu me dis : « Tu comprends ce que je suis en train de te dire ? » Et je te dis : « Oui, oui - bien sûr. » Et c’est seulement le lendemain que je comprends que quand je croyais te comprendre je ne te comprenais pas du tout. Le retard, le trop tard, le décalage, l’arrivée intempestive du message, sont notre expérience la plus familière et la plus douloureuse. Et c’est cela qui, transposé, transfiguré en ressort théâtral cause les ravages dans les tragédies : on appelle ça la lettre intempestive, elle part trop tôt, trop tard, et quelqu’un est tué, Cordelia n’est pas sauvée. Cette solitude (cette surdité, cette disjonction de nos rythmes) n’existe que s’il y a quelqu’un pour la faire apparaître. Il faut imaginer la conjonction des deux solitudes conscientes. On peut être deux en soi-même (voir Kafka), c’est l’incurable, l’insauvable ou l’insolvable. Ou l’impossible. Nous sommes impossibles. Et le contretemps. Le Théâtre est agi, c’est-à-dire miné par le contretemps.

Le tragique c’est l’anachronie irréductible : le rendez-vous manqué. Même quand il n'est pas manqué.

Sero te amavi : je t’ai aimée trop tard, beauté, dit saint Augustin à Dieu. Et Jacques Derrida le répète en entrant dans son texte tragique Un ver à soie : Sero ... Comment peut-on aimer trop tard ?  C’est Troptard qui est le démon du Théâtre.

Mais il y a toujours un élément d’aléatoire. Hasard, chance, un grain de sable dans l’engrenage : la possibilité que la programmation tragique tombe en panne, la grâce d’un rebondissement totalement imprévu. C’est comme ça, c’est nécessaire mais en même temps, il y a contingence.

Mais peut-être que le tragique, je le crains et je le soupçonne, c’est que c’est seulement du dehors, en sortant de la société (Ville parjure) et même dans la vie (Ville parjure. Histoire) qu’on peut transgresser interrompre la répétition. Ce sont peut-être seulement les « morts » - ou les poètes - ceux qu’Artaud appelle « les suicidés de la société » - qui arrivent à penser un au-delà de la vengeance, ou du ressentiment, ou des représailles. Mais pour cela il faut passer par la mort, ou par un équivalent : l’assentiment du moi au renoncement. Ne rien attendre. Atteindre l’état d’inattendance. Une autre innocence. Est-ce possible ?

« Le péché originel, cette vieille injustice que l’homme a commise, consiste dans le reproche que l’homme fait et auquel il ne renonce pas à savoir qu’une injustice a été commise à son égard, qu’il a été victime du péché originel », dit Kafka. Quelqu’un peut-il renoncer au reproche ? Qui ? Dans quelles circonstances ? C’est la question que je ne peux poser que dans l’espace du Théâtre. 

La pièce de théâtre dont j’ai la mission d’être l’auteur - disons un récit - commence mal. Elle commence par une tempête, un mauvais coup, le pire : en plein élan, la chute, un deuil au milieu de la fête. Voyez ces personnages qui étaient la vie même, les voilà poussés à leur perte. Je cours derrière l’histoire et derrière les personnages qui en sont les hôtes les maîtres les otages.

Où peut-elle aller ? L’attelage est emballé. La pièce roule de plus en plus vite. Comment ça va finir ? Personne n’en a aucune idée. Je voudrais qu’elle ne finisse pas mortellement pour ceux que j’aime. Mais tant de volontés et de désirs contraires la tissent.

 [Permettez-moi de vous présenter à grands traits deux de mes pièces : La Ville parjure et l’Histoire.. . . . . . . . ]

Mais d’abord tout a commencé pour l’auteur inquiet que je suis par une proposition, je devrais dire une tentation, formulée par Ariane Mnouchkine en 1981 : Veux-tu, peux-tu écrire une pièce pour le Théâtre du Soleil. J’ai tout de suite été enchantée et terrifiée. Je voulais, mais pouvoir...

Le Théâtre du Soleil, non seulement c’est immense en tout, en art, en ambition, en engagement éthique, mais d’abord en mesure et en nombre. Il y a une économie du Soleil, compagnie composée de 60 permanents : cela dicte à l’auteur des obligations ; je dois donner à jouer à vingt ou trente acteurs, ardents et affamés, donc assurer l’existence de cinquante personnages. Selon moi c’est presque surhumain. Chaque fois que je m’y engage, je tremble, je sais que ce sera très difficile. Mais exaltant. Donc j’y vais. Je m’embarque.

L’aventure a ses formes : d’abord une longue palabre avec Ariane. Car le sujet de la pièce est cherché décidé en accord entre nous deux. Il se situe toujours au croisement des événements contemporains (disons les res gestae) et du Théâtre, dans sa réflexivité même. Il ne s’agira pas de représentation mais de penser la nécessité du Théâtre, ses pouvoirs - mais aussi ses limites, comme partie prenante dans les faits mondiaux. Nous rêvons de raconter de telle manière que quelque chose va bouger en réalité. Sinon changer - ce qui serait énormément présomptueux - au moins être rappelé, ressuscité, délivré du silence. Notre travail, est d’abord une remémoration de ce qui est en train de se passer, une illumination du présent même.

C’est cette direction ou cette orientation éthique primordiale qui est la première cause de notre alliance théâtrale.

J’ai rencontré Ariane en 1972 dans des circonstances surdéterminantes et prophétiques : je suis venue la voir en amenant mon ami Michel Foucault pour l’entraîner dans l’action du Groupe Information Prison que Michel Foucault avait fondé. La première « pièce » qui nous ait rassemblées durait quatre minutes et était supposée être donnée devant les prisons. Mais je ne la vis jamais : le temps de débarquer les tréteaux, et la police était sur nous à coup de matraques. De 1972 à 1981 nous nous sommes mutuellement appelées et rendues à toutes les manifestations politiques dans lesquelles nous nous investissions : je l’appelais vers les femmes, elle vers les artistes et les exclus et prisonniers de l’univers, et nous venions chacune du côté de l’autre jusqu’au jour où elle m’a ouvert la porte de son « Globe ». Ce fut un vrai coup de théâtre.

Rétrospectivement je vois la logique de ce coup. Nous avons la même conception politique et esthétique - politicoesthétique de l’Art du Théâtre.

J’ajoute - car j’avais déjà écrit quelques petites pièces - que par sa structure, ses lois, ses fonctionnements, le travail des comédiens qui est l’œuvre d’Ariane, - le Soleil constitue en tout le lieu, la forge magique, l’atelier du Théâtre même, la caverne antique et moderne où les mystères du Théâtre sont sans cesse analysés et réactivés. Moi-même j’y suis toujours en apprentissage. Ariane aussi, car le Théâtre du Soleil est un monde qui se réfléchit, se sonde, se retravaille de pièce en spectacle. Il est soi-même son école et son laboratoire.

Donc nous partons en quête du Sujet. L’indication est la même toujours : chercher la scène, l’événement, les faits qui ayant lieu « ces temps-ci » sur la planète viennent nous atteindre cruellement, nous ont pris (nous le public, les citoyens) par surprise ou traîtrise, nous laissent blessés, démunis, épouvantés. Viennent ou vont nous atteindre. L’aiguille empoisonnée qui se plante dans nos veines. L’épisode qui en s'attaquant à une société, un pays, étranger ou pas, lèse les racines de l’humanité. Un symptôme, dirait-on, Annonciateur d’un mal qui promet de se propager. Si personne ne se met à crier au secours.

Des crimes des drames des scandales, il y en a en abondance. Mais l’élection ? C’est une longue affaire. Nous mettons des mois, des années parfois, à trouver ce qui fera la Fable irremplaçable. Et parfois nous nous trompons. Plus d’une fois je suis partie sur une fausse piste : nous avions été séduites. Là-dessus, parfois très vite, parfois après des mois de travail, je constate que je ne trouve pas la transposition. Alors ? On abandonne.

Souvent le « bon » sujet, c’est-à-dire le transfigurable, celui qui a des racines qui plongent dans l’inconscient et dans le trésor des mythes, et des ramures qui frôlent les nuages, se trouvait juste à côté du “mauvais” celui dont on fait le tour, qui n’a ni profondeur ni hauteur. Tel fut le cas pour l’Indiade.

Une fois la Fable aperçue dans le lointain, - et nous n'en apercevons d’abord que les côtes, - je me mets en route de mon côté, Ariane du sien. Pendant que j’écris, elle construit : le Théâtre entier est abattu et relevé pour être le réceptacle du nouveau venu.

Et maintenant quelques confidences sur ce qui arrive à « l’auteur ». Disons pour faire vite qu’il va arriver des dizaines et des dizaines de personnages en provenance de « là-bas », et que j’écris des dizaines de scènes.

Pour commencer il y a : le Lieu. Le lieu ! Le lieu est magique. C’est merveille de le découvrir. C’est de la vision d’un lieu que naîtra tout le travail d’Ariane. Et pour moi du moment qu’il y a lieu, il n’y a plus qu’à attendre. Quel lieu ? Selon moi celui de La Ville parjure est le plus fécond théâtralement des lieux, car il se confond avec la localisation structurelle du Théâtre même : notre plateau, le cosmos, a 300 m2 mais il a aussi une adresse et une forme motrice : oui le lieu, si apparemment immobile semble-t-il, doit donner l’élan et le passage : remparts de Hamlet, falaise du Roi Lear. Le lieu est un grand acteur sacré. Dans La Ville parjure - tout a commencé par un cimetière qui était une Ville en soi - un cimetière énorme (Ariane pensait à la Cité des Morts où vivent au Caire 150.000 « sans abri » parmi les tombes) peuplé de morts et de vivants et qui s’étend à l’extérieur de l’enceinte d’une ville. On peut tout faire avec un cimetière immense, jumeau ennemi de la Ville ennemie, Ville à l’envers Ville à l’endroit.

Pour moi le Théâtre est par définition la scène où se réunissent et s’affrontent les vivants et les morts, les oubliés et les oublieurs, les enfouis et les revenants, le présent, le passant, le passé présent et le passé passé. Il n’y a pas plus Théâtre qu’une grande Cité des Morts. C’est un plateau par lequel font apparition tous les personnages d’une histoire, depuis les plus antiques, les plus éloignés dans les siècles jusqu’aux plus contemporains, depuis les imaginaires, les inventés, les perdus retrouvés, jusqu’aux familiers réels. Les morts ne sont pas toujours si morts qu’on le croit ni les vivants si vivants qu’ils se croient.

Un Théâtre, un vrai, est toujours une espèce de territoire extérieur, d’une extériorité plus ou moins incluse ou frontalière de la Cité, un dedans séparé du Dedans Dominant, il est situé à la porte, et car il est subversif, mis à la porte de la Ville, au ban.

Voici le Lieu : le Cimetière. Ce sera la seule indication ou didascalie dans mon texte.

Maintenant c’est l’heure des personnages.

Entre - presque toujours et du moins jusqu’à présent - le personnage qui, je m’en apercevrai, va m’aider à mettre au monde cette création.

Pour l’auteur que je suis c’est l’apparition de cette Apparition primordiale qui va m’ouvrir la porte invisible du Théâtre. Ici, pas de rideau, pas de voilement - dévoilement. Mais, avant tout autre, entre, venant de toujours, le « passeur ». Je l’appelle comme ça depuis que j’ai découvert son existence. Qui ? Eschyle, le gardien du cimetière de La Ville parjure, Snorri Sturlusson le poète auteur des Eddas dans l’Histoire, le père mort de Sihanouk, Haridasi la baoul nomade dans l’Indiade. L’être qui fait le guet et le gué. Celui qui (n’) est (ni) dedans (ni) dehors. Qui êtes-vous ? lui demandent les avocats véreux  — Eschyle le gardien — Eschyle comme Eschyle ? — Oui, voilà c’est bien Eschyle-comme-Eschyle qui m’est venu quand je pris mon poste d’attente.

Je l’avais en mémoire, car je venais de traduire sa géniale pièce Les Euménides pour le Soleil, et je pensais beaucoup à lui l’auteur de tant de pièces disparues et jamais revenues. À moins que ce que nous écrivons ne soient les fantômes de ses pièces, sans que nous le sachions ?

Mais il n’arrivait et ne revint pas seul en vérité. Je venais d’écrire deux ans plus tôt l’Histoire et j’y avais rencontré Snorri Sturlusson. Or je l’avais ensuite, par chance, oublié. Snorri Sturlusson, Homère pour l’Europe du Nord, homme d’État, poète, historien, diplomate, celui qui recueillit l’immense tradition orale scandinave et la coula dans une forme poétique par lui inventée, « l’auteur » c’est-à-dire le passeur des mythes et légendes nordiques donc le père adoptif des dieux et des héros. J’éprouvai une joie singulière à faire de cet homme du Moyen Âge l’ancêtre et le contemporain des personnages fabuleux dont il fut le gardien et le rédempteur. Snorri par sa présence dans ma pièce déconnecte l’ordre des temps linéaire, il est lui-même le témoin des événements qui se sont passés des « siècles » ou millénaires auparavant, avant lui autrefois recommence aujourd’hui. Le créateur est lui-même une de ses créatures. Mais étant informé de l’antique version des faits qu’il s’est chargé de rapporter, version violente, cruelle et vouée à l’anéantissement, il se donne le but poétique de dé-manteler, arrêter l’ancien récit et de tout mettre en oeuvre pour que les agents du malheur prennent un chemin moins fatal. « Et si un tout petit poète, se dit-il, changeait le cours de l'histoire, s’il l’infléchissait ? ». La mythologie germanique est une histoire dans laquelle un certain concept du poète comme Dichter peut s’inscrire, après tout. Il pourrait y parvenir. S’il y arrivait l’histoire de l’Histoire et de tous les concepts de l’Histoire en seraient bouleversés. Ce Snorri germanique entra donc dans la pièce avec l’intention de la réécrire autrement.

Eschyle (le mien) n’a pas ce désir et ce rêve. Il est bien même en 1999 le héros de la pensée mythologico-philosophico-grecque, et de sa conception de la fatalité tragique, et cela ne lui vient pas à l’idée. Et pourtant - en tant que poète il déborde sa définition et sa culture initiale. Il est de la communauté et du royaume des rêveurs inventeurs toujours capables du pas-au-delà, au moins en imagination. Aussi mon Eschyle est-il hanté par ses doubles ou ses autres ; de sa bouche surgissent des paroles qui le surprennent un peu et le charment lui-même, et ceux des spectateurs qui n’ont pas oublié reconnaîtront ou croiront reconnaître des échos de Shakespeare ou Freud ou Montaigne ou François Villon. Car un poète est toujours hanté. Sa parole est mémoire et prophétie. Qu’est-ce qu’un poète peut bien faire, à veiller, seul, dans le tumulte de l’Histoire ? C’est ma question. Si Snorri tente de prévenir et de réécrire en poussant tous les acteurs à ne pas obéir à ce qui fut programmé, Eschyle est un poète tragiquement moderne par son impuissance avouée et son incapacité à prévoir ce qui va se passer. Il sait qu’il ne sait pas. Il est le veilleur vain de ceux qui dorment. Il est la mémoire qui ne peut pas prédire d’où viendra le malheur. Le temps historique et le temps poétique se croisent dans sa parole et sa conscience. Mais il est celui qui est inutilement dans le coup. À quoi aura-t-il servi ? À accompagner et à noter l’inévitable. Figure du témoin, mais du témoin dont parle Celan, le témoin qui demande - à qui - qui - témoignera pour le témoin une fois le témoin disparu ? Oui, qui témoignera ? Si « tous sont morts », « quand tous seront morts », qui sera le témoin ?

Question cruelle, paradoxale, ludique, fatidique, abîme et muraille vers lesquels mes pièces précipitent leur cours un peu fou, puisqu’elles mettent en scène le tragique de manière performative en posant des questions sur le tragique, en mettant en question la tragédie, en essayant d’interrompre la fin, le téléologique, en essayant d’écrire l’Histoire où « il y a encore du blanc » - encore de l’indétermination. Et ce blanc dans l’Histoire qu’on ne connaîtra jamais est un « vrai » blanc, une Neige qui recouvre tout d’une page sur laquelle un poète à venir pourrait écrire ce qui vient de se passer dans une autre version.

Et dans La Ville parjure c’est une Nuit, un tissu céleste étoilé.

Dans chaque cas, j’essaie de mettre en œuvre la possibilité d’une écriture théâtrale qui déborde la tragédie, - est-ce possible ? - écrire en comprenant la tragédie tout en la débordant et en posant dans la pièce même la question du débordement de la tragédie ? C’est ce que j’espère. Et voilà pourquoi mes pièces ont des fins si étranges et si peu finales. Mais je reviendrai, à la fin, sur mes espèces de fins.

Pour le moment revenons aux commencements, et à l’apparition des personnages. Me voilà donc en compagnie d’Eschyle ou de Snorri. Et maintenant j’attends les autres. J’attends. Qu’ils viennent. « Création » des personnages pour moi, c’est : laisser venir, laisser se former; des personnes ou « connues » ou mythiques ou encore jamais rencontrées, mais toutes, si célèbres ou anonymes soient-elles, également inconnues, mystérieuses, énigmatiques, neuves. Personne ne les a encore jamais vues même si elles s’appellent Brunhild ou Erinyes, ou Jeanne d’Arc. En tant qu’auteur je suis dans l’état de réceptivité, état concave et hypersensible. Mon « travail » consiste à être matière impressionnable. On peut comparer mon état à une forme de rêve éveillé, très passif, patient, hallucinatoire. Je suis le plateau vide. Ça peut durer longtemps jusqu’à ce que j’entende des pas. Je ne vois rien. Entrent des Voix. Des personnages. Je ne bouge pas. C’est un temps vide, un temps animal, vigilant, je suis en plongée, sous la terre et sous le temps. J’écoute. Peut-être que l’attente est une forme de prière. À force de les prier de venir, ils finissent par venir. Entre - Un personnage seul. Parfois deux ou quatre. Et voici qu’ils font une scène. Cette scène est d’une force extrême et nue parce que il ou elle ou eux sont seuls. Le personnage entre, nu, le cœur nu, il se gratte le coeur, il se regarde le coeur, il saigne, il s’étonne, il se révèle sans se comprendre, comme se révèlent les personnages de Shakespeare quand ils sont seuls. Et cependant pas seuls. Parce qu’il y a le public. Ils font des confidences à un témoin qui est à la fois absent et présent - c’est ce qui fait sa force ailleurs, les personnages qui se confient ou se confessent Iago, mon Hagen, Kriemhild, la Mère de La Ville parjure, s’adressent à un public (et au commencement le public, c’est moi, H.C., l’auteur) qui est à la fois là et pas là, qui ne dit pas un mot, mais dont le silence est d’or, qui écoute n’intervient pas, ne juge pas, et le personnage se montre comme il se montrerait à personne ou au diable, à quelqu’un qui, en aucun cas, ne l’empêcherait de se manifester tordu divisé tourmenté tenté hésitant, déconstitué - car il faut un interlocuteur pour se montrer et un interlocuteur sans opinion et sans voix. C’est moi. Mes personnages font cela avec moi l’auteur, ils savent que je ne suis pas là mais que je les écoute, ils se parlent, s’interrogent, se tâtent, s’expliquent, et Se c’est le mort, c’est-à-dire l’auteur. Moi cependant je suis tout oreilles, il me pousse des dizaines d’oreilles, j’enregistre le plus vite possible, je note à toute allure, j’entends passer leurs pensées, elles vont très vite, j’ai juste le temps de noter le commencement ultra rapide, le fil, le fin d’une confidence passionnée. Ce n’est pas de l’écriture. C’est un trajet, une flèche, une logique. Et tout d’un coup j’entends, je comprends, le coeur battant d’un personnage. D’une certaine manière, lorsque j’entends un cœur battre violemment sous le coup de telle émotion, c’est le signe qu’un personnage est né. Le battement s’exprime en quelques mots, en une phrase brève, qui va être la clé de cette créature. Aussitôt nés, ils vont à la bataille. Je les suis. Je les connais un peu, je reconnais la musique du cœur de celui que j’appelle le Roi, ou Nehru, ou Sigfrid ou Immonde ou Charles VII, je sais qui s’appelle comme ça et qui s’en va à la bataille.

Je dis bataille : tantôt il s’agit d’une vraie bataille de vraie guerre. Tantôt d’une scène, d’un affrontement et une scène est toujours une bataille. La pièce entière guerroie et cherche le moment d’une paix. Chaque scène est duel, ou charge, il y a des épées invisibles ou vraies, des pièges joués ou déjoués. Toute pièce est une guerre ou son double : la guerre avec des mots, le tribunal, le procès. Et chaque personnage est un roi, le roi d’un royaume en proie à une guerre intestine : je me bats contre moi-même, je m’attaque, je m’accuse, je me défends. Le plus petit des personnages, le portier, le valet, la servante, est roi ou reine. Le plus petit est grand. Pour la plupart ils vont connaître le destin des humains sous une forme grandiose ou modeste : le découronnement, la destitution, la trahison, le bannissement. Thèmes éternels mais chaque fois incarnés pour la première fois. Joyce disait dans Ulysses que la note du bannissement retentit dans toute l’oeuvre de Shakespeare. C’est vrai. Mais on pourrait dire cela de Tchekov : les hobereaux de La Cerisaie sont des rois bannis. Nous les reconnaissons mais nous ne les connaissons pas. Chacun sa peine à lui. Et Firs, le trop vieux, l’oublié, le reste est le plus banni des bannis.

Ce qui fait qu’il y a cent cinquante batailles différentes dans Shakespeare, c’est que c’est une fois Macbeth qui combat, une fois Richard II. Comment est le cœur, de quelle couleur, de quelle chaleur, de quelle douleur, le coeur qui s’en va à cette bataille-là, qu’est-ce qu’il risque, qu’est-ce qui va lui arriver, et qu’est-ce qu’il espère, qu’est-ce qu’il prévoit, et qu’est-ce qui ne lui arrivera pas, etc. Cela ne peut se produire que quand les personnages sont nés. Ce qui m’étonne éternellement, c’est qu’il y a un moment où le personnage est devenu si précis, si lui-même qu’il est totalement détaché de moi, qu’il est vraiment autonome au sens propre du mot, il obéit à ses propres règles, et je n’ai plus qu’à suivre sa dictée. Les scènes vont se dérouler, les personnages vont recevoir ou provoquer tel ou tel destin et je suis le scribe de la chose. Mais avant d’atteindre cette période de séparation, où je suis soulagée de l’angoisse de l’attente, beaucoup de temps passe. Parfois très longtemps. Cela dépend des circonstances extérieures et intérieures de l’écriture,  de l’efficacité d’une prière. Il peut m’arriver de ne pas voir les personnages être devenus ce qu’ils sont pendant des mois, d’être dans une phase préhistorique de préparatifs, d’hésitation, qui peut durer des mois. Mais dès que les personnages sont nés, ça va vite. Parce qu’à ce moment il y a l’Action, et l’action comme toujours au théâtre, est extrêmement rapide. Après avoir été égarée perdue en attente en inquiétude pendant six mois ou un an, l’action d’écrire me prendra deux mois. Si bien que si on me demande « Combien de temps vous faut-il pour écrire une pièce ? » je dis deux mois, mais ce n’est pas vrai. Combien de temps il me faudra pour arriver à l’heure d’écrire, un an, deux ans, et ensuite ça va vite.

Mais l’heure d’écrire est, pour l’auteur, la dernière heure. Ce que j’appelle écrire, la textualité, la textilité, la trame, le style, et qui, en fiction, est le commencement et le tout, est, en ce cas, la dernière main. Elle viendra donner chair et visions à des constructions psychiques et dramatiques. Elle est la dernière roue d’un carrosse à cent roues. Mais sans elle le carrosse ne roule pas.

Maintenant il est temps que l’âme des personnages en action soit peinte de leurs mots. Pour chacun, l’auteur cherche le style de l’âme singulière, son trésor de métaphores, sa parole inéchangeable. En sachant que le monde intérieur de chaque “moi” est toujours beaucoup plus riche, raffiné, nuancé, diapré qu’on croit. Ils ont les émotions, moi je fournis les mots.

Là-dessus il arrive parfois des événements incroyables : un personnage peut prendre sa volée d’une façon que l’auteur n’aurait jamais imaginé : voilà par exemple l’histoire d’une scène qui s'est produite malgré moi et que je désapprouve mais en vain.

J’étais dans mon bureau, dans l’état d’auteur docile aux passions des personnages. Je voyais Barout, le rabbin, qui est un des trois “narrateurs” contraires de l’Histoire, en train de feuilleter une Bible dans un coin. Arrive Snorri Sturlusson, le poète. Il est agité, surexcité, il ne trouve plus le manuscrit de la pièce, on le lui a volé, et soudain il voit le rabbin avec la manuscrit entre les mains, le rabbin, son ami, son copain ! C’est trop ! En Snorri se réveille Sturla Sturlusson le père scandinave, l’Odin borgne et brutal, il se jette sur Barout et d’un coup de couteau ! Vlan ! Fin de l’amitié, de l’histoire de la confiance entre les peuples et entre les poètes. Barout s’écroule, je veux crier : il est innocent, mais je n’ai pas de voix : je ne suis pas dans la pièce. D’ailleurs Snorri s’aperçoit mais trop tard, de sa folie, du cruel coup d’inconscient. L’irréparable a été commis. L’irréparable ? Ah ! non. Cela ne se passera pas comme ça ! Je me lève, les jambes tremblantes. Une telle scène chez moi, en moi ? Jamais. Je prends les feuillets - car tout venait de se passer sous ma plume, de ma main - et avec horreur, je les déchire et je les jette dans la corbeille à papier. Puis je descendis prendre un café et confier l’affreuse scène à ma fille : « Snorri vient de tuer Barout », murmurai-je. Je ne m’en remettais pas. J’arrêtai tout. Je ne dormis pas. Le lendemain je m’interrogeai sur ma réaction : — Tu as jeté cette scène au panier? —  Ne suis-je pas l’auteur ? — Mais au nom de qui et au nom de quoi condamnes-tu cette scène ? Tu veux sauver la réputation de Snorri ? Tu veux faire la loi aux personnages ? — Non, non. — Tu veux faire régner la morale. Pas de sang, pas de crime ? — Non, non, dis-je gênée. Je réécrivis la scène. Après tout, elle avait eu lieu. Et maintenant, me disais-je, que va-t-il se passer ? Mais c’était l’affaire de l’assassin et de l’assassiné. À Snorri d’agir. Et au rabbin aussi. L’un et l’autre dans l’état où ils étaient. Entretués. Entre eux toutes les questions de l’homicide, de l’injustice, des lois du sang,  de la mythologie germanique et de la mythologie judéochrétienne, se posaient et s’incarnaient. Le mouvement de la création fait oeuvre au-delà des désirs des coutumes et des lois de l’auteur, et l’emporte au-delà de lui-même.

Sans doute le Théâtre est-il le lieu propice aux passages à l’acte, à l’exécution de ce que dans la vie civile nous réprimons et refoulons. Les pensées, les fantasmes, les virtualités, meurtrières pour la plupart, profitent de la temporalité exceptionnelle du récit théâtral pour s’accomplir « en réalité ». Mais c’est bien pour cette raison, parce qu’il est un miroir magique, que le Théâtre est vécu comme une nécessité pour tous ceux qui entrent sous son toit. On vient se voir faire ce qu’on jure qu’on ne ferait jamais : tous les excès. Bons ou mauvais.

Je voudrais parler longuement de la langue des corps au Théâtre, mais je n’ai pas le temps. Alors deux mots : on voit, au Théâtre (donc on se voit); grâce au jeu des comédiens, toutes les figures de notre aveuglement, incarnées, visibles comme on ne les voit pas en réalité : dans une conversation réelle il est convenu qu’une conversation se déroule en face à face. D’ailleurs on utilise presque tout le temps la face, une seule face, du corps dans la vie quotidienne. Mais au Théâtre, la parole va, vient, frappe, voit, de tous les côtés du corps. On parle dans le dos des personnages, dans le dos des aveugles que nous sommes, on frappe, on voit, le dos des personnages, toutes les figures du malentendu, de la surdité, de la cécité, de la proximité, de la séparation, sont présentes à nos yeux, on se voit voir de près, de loin, prévoir, pressentir ne rien voir se tromper, oui, on se voit de dos, on se voit se croire seul alors que le monde entier - ou la conscience  est là. Cela donne à l’auteur la possibilité de créer un discours extraordinairement mobile, versatile, démultiplié. Comme nous n’en avons la jouissance que dans les rêves. Je donne à voir au Théâtre tout ce que je ne vois pas et tous ceux (les êtres) qu’on ne voit pas, qu’on n’a jamais vus et dont la présence autour de nous est si forte et si efficace que les Grecs donnaient à ces présences des noms propres et des états d’entités divines. Au Théâtre je vois la Nuit, les Morts, les Erinyes, les fantômes. C’est la fonction quasi divine de la parole théâtrale. Un jour j’écrivais une scène où Eschyle le gardien annonçait aux avocats crapuleux qu’il allait devoir fermer les portes de son cimetière.— Messieurs, (dit-il, pour les faire partir) la Nuit !

La Nuit ? Moi l’auteur j’entends Eschyle dire : voici la Nuit !

Sur ce la Nuit en personne entra. Et devint un des personnages les plus importants de la pièce.

Le Théâtre a besoin de l’économie de la magie. Il se passe dans le monde de la toute-puissance des pensées. Il faut la magie. Le problème de l’auteur, c’est que j’écris à une époque où la magie a été refoulée et déniée. Pourtant nos inconscients qui sont nos maîtres clandestins sont magiciens. Alors comment réintroduire la magie ? C’est la fonction poétique du langage qui a les clés : elle fait appel à la mémoire ancienne qui sommeille dans le spectateur, elle ranime les images et les visions. Mais cela ne peut se faire qu’au Théâtre. Qui va au Théâtre consent. Qui va au Théâtre s’accorde le droit éphémère d’entendre parler ceux qui sont privés de parole dans la Ville : les enfants, les poètes, les morts, les animaux, les arrière-pensées, les exclus, les sans-abris. En cela, en ce donner de parole, le Théâtre poétique est politique.

Vous remarquerez que les auteurs, parlant du Théâtre disent : « le théâtre, c’est... »

Conjuration, conjuration de cela qui n’est que : convoqué. Par convocation. Ou conjuration. Soit le Théâtre.

Et pour qu’il ait lieu, il suffit d’un objet magique de petite taille toujours. Par exemple, au Théâtre du Soleil, on pose un petit tapis par terre. Et le théâtre est.

Voici la fin de mon temps de parole. Et j’ai promis de parler de la fin. C’est difficile, car pour moi, il n’y a pas de fin finale. Les spectateurs ont fini par remarquer, et moi aussi, que souvent nos pièces n’ont pas de fin concluante. Il faut pourtant bien que  la pièce finisse, ça va être l’heure du dernier métro, et je ne l’oublie pas car le public est un personnage essentiel de toute pièce : il est là, tout s’adresse à lui, et il a l’heure.

Or depuis le début, la pièce cherche sa fin.

Au commencement déjà nous nous demandons, Ariane et moi : comment cela finira-t-il ? Mais cette question cache une inquiétude. Au fond sans doute voudrions-nous que “ça finisse bien”, c’est-à-dire pas trop mal. De toutes nos forces les personnages et moi nous cherchons à sortir du piège mortel, du cercle de sang, de l’inéluctable répétition. Si on savait, il n’y aurait pas de pièce.

De notre côté, nous voulons la fin. Qui ne voudrait la fin d’une tragédie ? Elle sera tragique mais elle mettra du moins un terme à l’agonie. Tout le monde sera mort. Alors arrivera Fortinbras et notre deuil pourra commencer. D’une façon secrète une fin même mauvaise est toujours en même temps le commencement d’une consolation.

On veut voir la fin. Moi aussi. Mais me disais-je depuis que j’avais quatre ans à Oran, le signe même du tragique, n’est-il pas que nous ne verrons pas la fin, elle viendra mais nous ne serons plus là pour la saluer et qu’elle nous salue. Il n’y aura pas de salut. La guerre va finir nécessairement, mais mon grand-père le soldat est mort sur le front sans voir la fin. Hitler est mort sans que six millions de Juifs l’aient su, du moins de leur vivant. Je connais des Khmers qui, sauvés des camps Khmers rouges et habitant parmi nous, n’arrivaient cependant pas à reprendre vie parce que, Pol Pot étant vivant, ils n’avaient pas vu la fin de leur supplice.

Ça finira quand même. Mais, avant la fin, je ne sais pas comment. Au Théâtre du Soleil, il y a une tradition, elle n’a pas été commentée, elle vient du fond des temps : il est entendu que je n’écrirai pas la dernière scène avant les derniers jours de répétition. Et c’est juste. Ainsi tous nous vivons  l’incertitude. Les comédiens ne peuvent projeter, tricher. Ils sont au présent.

— Comment ça va se terminer ? demandent les personnages, les humiliés prophétiques du cimetière, à leur ami Eschyle le gardien.

— Très vite, très violemment. L’heure n’est pas loin. La fin arrive. J’entends déjà la hache respirer. Vous l’entendez ? répond celui-qui-sait-qu’il ne sait pas.

Ce sera une surprise. Elle arrivera là où on ne l’attend pas. Il en est ainsi jusqu’à la dernière minute.

Maintenant il faut que je l’écrive. Je viens de voir son visage à la fenêtre du temps : elle est venue. Non choisie. Elle est le résultat de tant d’événements « intradiégétiques » et « extradiégétiques » comme on dirait.

Il faut l’admettre. Elle entre. Indéniable. Ça ne pouvait pas finir autrement, malgré nos efforts. Lorsqu’un monde est totalement pourri, il est condamné au déluge. Il en est ainsi depuis la première pièce de Théâtre : Dieu reconnaît que tout ce monde est mauvais, il n’y a plus qu’à effacer. Pour nous, c’est pareil.

La solution mathématiquement élégante : on efface tout. Après, on verra. Mais c’est terrible, crient les spectateurs. C’est insupportable. Alors Dieu accorde une arche aux spectateurs. Moi je ne suis pas Dieu, et je n’ai pu sauver personne. Lorsque tout le monde fut mort, à la fin de La Ville parjure, et que  pour la première fois, la troupe découvrit la dernière scène, la compagnie resta transie d’effroi et de chagrin. C’était pire que Les Euménides. À la fin des Euménides, tout est insupportable, la mère n’obtient pas justice, le fils matricide rentre dans ses biens, et les vieilles déesses qui réclamaient vengeance se laissent enfouir comme de vieux agneaux sous la terre. On sort du théâtre le coeur serré. Mais quand même les vieilles disparues sont immortelles. Tandis que nous, nous sommes mortels. Devant la peine que cette fin causait, moi l’auteur, je me suis autorisée à ajouter une scène d’après. Parce que moi H.C. je ne crois pas que la fin achève et ferme. D’ailleurs les comédiens et les gens du Théâtre non plus ne croient pas à une fin qui clôture : ils sont par définition du côté de la résurrection.

Donc nous avons tous été d’accord pour que, après la fin, vienne une suite. Objectivement elle se passe ailleurs et après la mort. Tous nos amis personnages morts réapparaissent. D’où ils sont, ils ont un point de vue extraordinaire sur le Théâtre de la Terre qu’ils viennent de quitter. A cette distance la Terre ressemble à une orange de lumière douce. Ils voient, ils nous voient. Comme nous sommes petits, agités, menacés.

Il faut que je finisse mon récit ici maintenant.

Cette suite au-delà de la fin a eu un sort bien intéressant : le public s’est divisé en deux. Ceux qui comme nous jouissaient du sursis et de l’impossible. Ceux qui ne toléraient pas cette fantaisie, cet enfantillage. Ceux-là venaient me voir et réclamaient la coupure, et la condamnation au panier de ce moment de transgression, un caprice, une irréalité. Le Théâtre disaient-ils, doit obéir, il ne doit pas déborder. C’est fini, c’est fini. Enlevez-moi cette saleté, cette obscénité. C’est de la démesure. C’est une insulte aux frontières politiques.

C’est ainsi que la pièce déborda dans la salle et continua, la bataille fit rage entre ceux qui avaient une conception de la tragédie qui obéit à la prescription programmation philosophico-grecque, pour qui l’histoire est un filet ininterrompu, et ceux qui comme moi ne peuvent respirer que par les interruptions, en passant par dessus bord et entre les mailles. Pour moi le Théâtre est lui-même la Preuve de la force transgressive réelle du Rêve, il est un météore de l’autre monde. Le lieu magique d’une histoire que l’on ne connaîtra jamais, qui nous attend et nous promet d’excéder toujours - tout ce que nous avons pu craindre désirer. C’est le temple de notre chance. Voilà pourquoi à la fin les comédiens reviennent : pour le salut. Le nôtre.

 

Hélène CIXOUS, Juillet 1998