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  • Guetteurs et tocsin
  • Publication du 18/10/2010

La Justice

16 octobre 2010

Pour la directrice de la troupe du Théâtre du Soleil, le moment est « crucial » pour toute la société française. Elle nous a expliqué son engagement dans le mouvement social contre la réforme des retraites.

Samedi, une fois encore, la troupe du Théâtre du Soleil et ses inconditionnels étaient en tête de cortège, entre la République et la Bastille, avec une grande marionnette blanche représentant la Justice bafouée, ensanglantée, et des banderoles avec des citations de Benjamin Constant et de Shakespeare. Fidèle à ce que fut l’aventure de la Cartoucherie, il y a quarante ans, lorsque des troupes de théâtre ont décidé de squatter une ancienne caserne militaire, au milieu du bois de Vincennes, Ariane Mnouchkine, sa « patronne », nous explique pourquoi sa troupe et ses amis s'engagent dans le mouvement social contre la réforme des retraites. Allant jusqu’à repousser des représentations de son dernier spectacle, Les Naufragés du Fol Espoir... Un titre d'actualité.

 

               

          

Pourquoi votre théâtre est si mobilisé, dans la rue, aux côtés des manifestants ?

Ariane Mnouchkine. Parce que c'est un moment crucial de la société française et de la politique. Je pense que cette réforme des retraites est injuste. Une réforme, pourquoi pas, mais pas une réforme qui accroît l'injustice, comme tout ce que fait ce gouvernement. Et ça va bien au-delà des retraites. C’est plus qu’un ras-le-bol, c'est une indignation générale, une inquiétude que nous partageons avec les Français. Notre place est auprès d'eux. Ils se déplacent bien pour nous voir...

 

Vous paraît-il important  que le monde culturel s’engage dans cette lutte ?

Ariane Mnouchkine. Évidemment. Non seulement en tant qu’individu manifestant mais aussi en tant qu'artisan du théâtre. C’est notre rôle, comme troupe, de venir et d’apporter un peu de forme, de vision, de musique, de rythme, de spectacle... Pour donner un peu de courage aux grévistes. Les manifs, avant, étaient beaucoup plus gaies. Je ne sais pas qui a décrété que pour faire ouvrier en lutte, il fallait faire triste ! ? On essaie d'apporter des paroles, des citations de grands auteurs, peut-être un peu plus profondes que de simples slogans.

 

Regrettez-vous de ne pas voir plus de gens du spectacle dans les manifs ?

Ariane Mnouchkine. Il paraît qu’ils sont présents mais discrètement. Je crois qu'ils devraient apporter leur art à la rue, pour donner aux cortèges une beauté, de la gaîté. 

 

 

La Justice, en route vers la place Syngtama. Athènes, juin 2011 © Archives Théâtre du Soleil

 

 

Vous allez jusqu’à donner de vous-même puisque vous venez de reporter une deuxième représentation de votre nouveau spectacle, Les Naufragés du Fol Espoir.

Ariane Mnouchkine. Oui, c’est la moindre des choses. À côté des efforts des travailleurs en grève, c'est peu de chose. Et je comprends très bien que les jeunes s'y mettent. On leur dit que ça ne les concerne pas vraiment, parce que c’est dans quarante ou cinquante ans, mais non seulement c’est faux mais en plus ils protestent contre une certaine façon de faire de la politique, une façon de gouverner qui n’est plus tolérable. On sent bien que le président de la République banalise l'intolérable, il déchire le tissu diplomatique. Il banalise des flics qu'on lance sur des entants. Le lycéen de Montreuil qui s’est pris un Flash-Ball dans le visage n’avait pas l’air bien dangereux.

 

Depuis les années soixante-dix que vous êtes une artiste engagée, aviez-vous déjà vu un gouvernement pareil ?

Ariane Mnouchkine. Vous avez raison, je n’avais jamais vu ça ! Le rapport que nous avions avec le général de Gaulle, par exemple, il était ce qu'il était, mais on ne le haïssait pas, on le respectait. On voulait qu'il s’en aille, c’est tout... Et lui respectait la France et son peuple. Alors que là, on est face à un gouvernement de l'irrespect. Je ne veux même pas citer le nom de son président tellement il est affligeant.

 

Vous avez l’intention de continuer à manifester ?

Ariane Mnouchkine. Tant que les gens de la base tiendront, nous seront à Ieurs côtés. Le Théâtre du Soleil manifestera avec les citoyens indignés par l'injustice. Une autre réforme des retraites est possible. Elle doit être élaborée à la lumière d’un grand et indispensable débat citoyen et non par le fait brutal du prince. Un référendum d’initiative citoyenne doit et peut imposer au gouvernement cette remise à plat exigée par une immense majorité des Français.

 

Entretien réalisé par Guillaume Chérel pour L'Humanité du 18 Octobre 2010.

Photos © Pedro Guimaraes