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  • Publication du 06/10/2025

Cérémonie de remise du Prix Formentor de Littérature 2025 à Hélène Cixous, 1er octobre 2025 - Madrid

Le 06 octobre 2025

 

Le prix international Formentor de littérature 2025 a été décerné à Hélène Cixous le 31 mars 2025 en reconnaissance de l’ensemble de son œuvre.  

 


Les Aventures de la Littérature

- « Dois-je parler ou me taire ? » - C’est la question de la littérature. C’est ma question. To say or not to say. Elle m’accompagne et me poursuit depuis mes premiers mots. Depuis mes premiers pas dans le Temps. J’avais trois ans. Je faisais la connaissance du Monde et de l’Humanité. C’est-à-dire de l’inhumanité de l’humanité. Et c’était la Guerre. Au commencement il y a la guerre. Et au commencement il y a le mot. Un mot ? Quelques mots. Des mots puissants, dangereux, certains sont doux comme des baisers, certains sont aiguisés et flamboyants comme des poignards. Des poignards empoisonnés. Des mots se font la guerre, des mots font l’amour. Tout d’un coup le monde fait rage, soudain une bombe explose devant moi. Juif ! Le mot juif. C’est la première fois que je l’entends. Il tombe sur moi comme un mot fatal. « Juif » ! C’est donc mon nom dans le tribunal qui écrit l’Histoire ? Je suis étonnée. Je suis accusée. Je suis révoltée. Je suis condamnée. « Quelqu’un avait dû calomnier Josef K, car sans qu’il ait fait quelque chose de mal, un matin il fut arrêté. » C’est la première phrase du Procès de Kafka. Je ne me laisserai pas exécuter. La littérature c’est la liberté. Je cherche à comprendre. A penser au-delà.
L’écriture a commencé. Elle commence par un dilemme : « Dois-je parler ou me taire ? » Comment ne pas parler ? C’est la question qui soulève tout livre avide de vérité. Comment dire qu’on ne peut pas dire ? Comment ne pas dire ce qu’on ne doit pas dire ?
 
Nous sommes en février 1940, à Oran, au paradis pourri, au Jardin interdit. Des orages de passion éclatent en moi. Ce cri de douleur rouge dans ma poitrine, comment ça s’appelle ? Un peu plus tard ou peut-être ce jour-là, les noms des douleurs et des colères surviennent : le livre de ma mémoire a commencé à s’écrire. J’apprends le mot haine. Rime avec Hélène. La langue joue avec moi. Eloquar an Sileam.

« Dois-je parler ou me taire ? »
« Eloquar an Sileam » ? se demande Énée par Virgile dans un souffle au livre III de l’Énéide, à l’instant où il hésite à évoquer l’horrible état du corps de Polydore, si transpercé de lances qu’il est devenu un buisson suintant sans cesse de sang
avons-nous le droit, ai-je la force, moi, témoin indemne des douleurs qui torturent mes semblables, de parler ?
dois-je garder le silence ? Ou bien ?
Comment garder la tendre distance qui ne trahirait pas la puissance des compassions ? Le besoin de pleurer ?
Et tandis qu’Énée se déchire intérieurement, Virgile se décide à faire entendre les Voix. Comment ne pas parler ? Comment parler ?
Quelle parole qui ne soit pas frelatée de littérature de luxe ? Questions si familières à tous les témoins serviteurs de la mémoire.
–  Le juste serait le Cri, me dis-je. Mais j’ai déjà crié, me dis-je. J’ai déjà reçu les lances de la guerre et j’ai lâché un Cri, ce genre de Cri qui s’élance jusqu’au ciel, mais en vain, comme l’a déjà regretté Rilke, et avant Rilke tout poète – car depuis Homère c’est le souci du poète – et après lui Celan, et, après Celan, l’Ukraine devenue cet immense personnage transpercé de coups, et qui ne se tait pas, qui fait trembler le grand Récit des siècles, encore une fois.
Le Cri, chant de colère et de douleur, premier mot perçant tout sommeil et toute indifférence, le Cri, en ces ténèbres-ci, a pour nom Ukraine ! Ukraine ? Entre Ukraine. C’est la première fois que j’entends son nom. Je l’apprends : Oukraïna. Je le psalmodie. Voilà qu’il me fait penser au nom de ce vieillard ami de Priam, Ucalegon, notre voisin, celui qui à jamais nous précède dans la mort
 
J’aime les premières fois. Ce sont des dates de naissance et de mémoire. La première fois que j’ai entendu le nom de Don Quichotte. La première fois que j’ai entendu le nom de Kafka. Je me souviens du nom de Hamlet et de celui de Montaigne. Et Ulysse. Et Moïse. Et Rousseau. Et… Tous ces gens-là vont et viennent sur la terre sans aucun souci des frontières, ils ne connaissent pas l’ordre ni le nombre des temps
 
ici, si j’avais le temps, je ferais volontiers une liste de mes connaissances, mon carnet d’adresses est mythologique, c’est le répertoire de ces proches avec qui je m’entretiens et qui font de mon univers intérieur un monde simultané. Tandis que je vous parle, des dizaines d’événements et de découvertes se déroulent, j’ai dans la tête des continents. En haut à gauche débouche dans une aube déserte, Place de la Concorde à Paris, un homme qui vacille légèrement et murmure « Andromaque, je pense à vous… », à ces mots de Baudelaire… nous voilà à Paris-Troie
Mais revenons à cette page. Où aujourd’hui est ailleurs, et Andromaque Oukraïna

Alors ça recommence ?!! la Guerre ? le Viol de la Vie ?
Et c’est comme ça qu’elle aura commencé la Littérature-fureur, par une explosion du cœur humain, par des soupirs en flammes.
Ce cri, je l’ai encore poussé naguère à Jérusalem. Et même à Berlin il y a peu. C’est tout ce que j’avais à dire. Naturellement.
Quand j’avais trois ans, il y a très longtemps – mais 1940 c’est si près – à Oran, à l’abri dans la cave, pendant l’alerte, je ne l’ai pas poussé : le monde entier n’était qu’un cri, avec hululements.
Dans la cave, il faisait noir, étouffant, comme dans une pré-tombe, mais j’étais protégée : mes parents veillaient et nous souriaient
A ceux qui sont réfugiés sous la terre, il faut un peu, un petit peu de sourires de parents, un peu de l’air de l’humaine tendresse
Je sens encore la sensation d’asphyxie et d’assourdissement dans la cave en bas de l’escalier. A l’époque 1940 je me berçais en chuchotant le mot qui respire : mamanmaman.
Aujourd’hui une parole ne cesse de clignoter sa lueur dans l’épaisseur sous la guerre : Oukraïna, Oukraïna.
(J’écris cela en mars 2022. J’écris cela en mai 2025 comme au temps de Virgile.)
J’écris cela à Paris-Kiev. J’ai la tête pleine d’explosions nouvelles. Le mot drone sillonne tous les espaces aériens de l’univers. Il n’est pas encore dans les dictionnaires.
 
La Littérature se bat.
Elle se bat contre la guerre.
Elle se bat contre la mort. Contre ma mort.
Elle se bat contre elle-même
 
Elle s’est toujours battue avec moi, je n’ai jamais pu vivre sans sa toute-puissance, elle est mon arme et mon amour, la preuve de ma fragilité. Le corps-à-corps avec mon impuissance. Le chant de bataille. Le champ de bataille
Elle nait des cendres et des sangs
Elle cultive la peur et la perte. Depuis le premier chapitre de l’Histoire, dès les premières phrases étonnées, il s’agit pour nous, l’écriture, de chercher le temps perdu. Il y a du tombeau vivant dans tous les livres. Parfois un livre est une barque sur laquelle on traverse le Léthé pour aller de l’autre côté, chez les morts. La nuit nous prenons les rêves pour nous rendre en Au-delà.
Il y a un Pays miraculeux où vivent des êtres chers qui ne connaissent pas l’arrêt de vie ni l’arrêt de mort, qui ne vieillissent pas qui ne trahissent pas
 
En février 2022 j’apprends le nom Oukraïna. Il m’appelle, il m’enchante. En février 1948 mon père s’éteint. Les violettes fleurissent. Vous l’avez remarqué ? Les guerres éclatent à la venue du printemps, en mars la littérature accourt aux frontières
  
En 1940 ma langue joue des langues. La langue se moque, mute, se traduit, mue, s‘étrange. La littérature parle en plusieurs langues. Certaines phrases semblent dire autre chose que ce qu’elles disent. Quand Omi ma grand-mère allemande arrive à s’échapper du pays nazi en novembre 1938, et demeure désormais avec nous, en Algérie, elle apporte sa langue allemande avec elle, elle la met à table à côté du français qu’elle ne parle presque pas. L’Algérie est dite « française ». En Algérie les langues se battent, se cachent, s’interdisent, s’imposent, se métissent, se prennent en otages, se déguisent. Dans la rue ma mère et Omi chuchotent l’allemand, il ne faut pas le dire, l’allemand est mal vu, en plein air l’allemand est explosif, dedans l’allemand chante et vit, maintenant c’est l’américain qui claironne sur les places et les plages, en 1942 tout le monde dit  « OK, Bye bye », et mâche du chouingom. Les Zarabes fourmillent dans une langue qui n’a pas cours sur le marché, c’est une monnaie méprisée, j’adore le chant de l’arabe, quand j’ai dix ans mon père me donne un maître d’arabe, il me tend les clés du monde, enfin je vais être admise dans le jardin de vie, la porte s’ouvre, je vais arriver dans ce pays où je suis née, soudain mon père s’éteint, la porte claque. Je suis dehors. La langue est coupée. Que reste-t-il de l’arabe ? Un mot. Le mot Khobs. Le mot d’appel et de prière. Le mot : Pain. Un mot-clé. Comme le mot : Dieu. Ou : Vie.
Mon père perdu je perds l’arabe. Je garde Pain.
A Oran prospère l’espagnol. L’espagnol sent la fleur d’oranger. Dans la cour, Dolorès fait la lessive en chantant à gorge déployée « Besa me, besa me mucho ». Mémé, ma grand-mère paternelle, gouverne en espagnol. Elle me parle d’une voix sévère, elle m’appelle « Jaqueca ». On dirait un mot arabe. Jaqueca est mon nom d’Oran. Du côté des Cixous, ils parlent espagnol. Mon père s’appelle lui-même Jorge. Du côté des Jonas d’Osnabrück, on parle allemand. Tout est dans les lettres qui font les mots. J’ai tout de suite compris qu’Oran était dans Osnabrück. Qui parle espagnol parle arabe qui parle français qui parle latin, la langue est un magasin qui regorge de secrets. Dans le magasin de langues sont entreposés tous les éléments de la littérature. Magasin, un mot prometteur comme un conte des mille et une nuits, comme la mémoire, comme la littérature, cet entrepôt qui garde récits, portraits, témoignages des millénaires de Vies de personnages humains en immortalité. Je suis l’héritière d’un trésor de signifiants. Magasin ! Le matin le père de mon père se rend au Magasin. Magasin est synonyme de musée, librairie, commerce, gare, entrepôt, rêverie, caravelle, archive, on y trouve de tout, le monde entier y passe. C’est un caravansérail, un microcosme, plus d’un monde. Mon grand-père a un coup de génie : il appelle le magasin : Aux deux mondes. Je reçois le message. Ici commence la littérature. All the world’s a stage, Shakespeare le dit en anglais.
Le Destin fait des cadeaux, notre sort est décidé par un nom, si nous voulons l’oublier Shakespeare nous le rappelle, par un mot nous sommes sauvés ou condamnés. Accusés, jugés, joués. Nous habitons dans un livre et souvent nous ne le savons pas. Si on me demandait de citer les mots, les noms, les scènes qui me sont les plus précieux dans Shakespeare, je n’hésiterais pas. Aussitôt se présenterait la toute-puissante méditation de Juliette Capulet s’adressant à Romeo Montague (What’s in a name).
– Tu es toi-même, mon bien-aimé. Arrête d’être un Montague. C’est seulement ton nom qui est mon ennemi mortel. Ah, sois un autre nom, dit-elle.
Ça me fait penser au conseil que me donna mon ami Jacques Derrida lorsque mon premier livre était sur le point de paraître. – Tu es toi-même, dit-il. Cesse d’être une Cixous. Ce nom est ton ennemi. Sois un autre nom. Suis mon conseil.
Et je tentai de suivre ce conseil.
Mais comment me séparer jamais de moi-même ? Et vous, pourriez-vous être un autre nom ? Même si je m’appelais désormais Jonas je ne pourrais jamais cesser d’être Cixous. Le nom a une force fatidique. Cette nuit, j’avais un chien. Un grand chien apparemment orphelin, aux boucles grises, l’air à la fois assuré et fidèle. Comment s’appelle-t-il ? demandai-je. Son nom est Jackie, me répondit le rêve. J’aurais dû le deviner. Jackie, c’est le nom de Jacques Derrida.
 
Portrait de la Littérature
 
Tout d’un coup le titre m’est venu. Il était sept heures du matin, le 9 mai, Isha la Belle me priait de venir jouer avec elle. – Tu viens ? J’ai dit : – Excuse-moi, mon amour, je ne peux pas jouer maintenant, je suis toute occupée. – Que fais-tu ? – Je fais un portrait de la littérature. La littérature-vue-par-moi, HC. Littérature, vois-tu, est une créature créante. Une divinité créatrice, mise au défi. Au défi de la mort, donc de la vie, de la vie la mort. De petite taille, elle se mesure à des Cyclopes. Par exemple aujourd’hui de cette année 2025 le Cyclope est un certain Trump, naturellement c’est un ogre borgne et cannibale. Et c’est notre ennemi. Il ne lit aucun livre, il mange des cuisses d’humains toute la journée.
Dis-je à Isha-la-vie-même.
– Tu n’as pas à être jalouse. Je ne t’oublie pas un instant. Dès que je m’agis à invoquer Littérature et donc lui rendre hommage, vous Isha et Haya, mes chats, mes déesses de la vie, vous êtes dans le paysage. Vous mes co-vivantes, comme dirait Montaigne notre ancêtre commun.
Quand il y a danger ou besoin, quand il y a beauté ou angoisse, les chats, j’ai besoin de vous. Pour vous, vivre c’est jouer. Se jouer de la mort
 
Plus tard, quand l’auteur ou l’autrice, « une rêveuse occupée à observer la nature au profit de l’art, un philosophe, un poète », se retournera sur ce mystère, la littérature, cette violente vocation qui l’a prise et dont on n’a pu se débarrasser qu’en la jetant dans les livres, on remarquera ce trait qui revient frapper à l’entrée de ce qui à la fin sera une œuvre : au commencement il y avait une condamnation à mort. Déjà les proches brûlent. Jam proximus ardet Ucalegon. Le lendemain Victor Hugo se met à écrire son premier livre. Il a 29 ans. Il s’agirait désormais de lutter jusqu’au dernier jour contre la peine de mort. Ucalegon brûle. Éteignons le feu, dit-il. Supprimons le bourreau. Le premier, Hugo signe la pétition. Aussitôt Dostoïevski joint sa signature.
Que veut la littérature ? Changer le feu en texte.
La littérature c’est la contre-attaque. Et c’est aussi l’entrée des Noms sur la scène, la présentation des êtres dont on n’avait jamais entendu parler et qui deviennent les éternels personnages qui habitent (les deux mondes) le pays à deux mondes – littérature.
 
Mênis
 
Il existe donc un rapport étroit entre la littérature et la guerre. Mênis la colère est le secret de la littérature. Une colère plus grande que la colère, une fureur, un courroux, une explosion qui transporte l’humain à une hauteur divine, le temps de chanter ce qui le dépasse. Ainsi parlait Homère. Homère, s’il existe, un autre nom de Dieu, dieu le Poète. Chaque poète se pose la question qui tourmente et enchante Hölderlin : « et à quoi servent les poètes en temps de besoin ? » ; « et quoi faire et quoi dire, je ne sais pas ». Oui, les poètes chantent l’impuissance et le besoin qui font le génie. Ils sont, dit Hölderlin, dit Baudelaire, dit Celan, comme les saints prêtres du dieu du vin qui a voyagé de terre en terre lors d’une nuit sainte.
C’est la question qui engendre l’œuvre, la douleur et la joie dans la douleur qui porte le livre loin au-delà de l’auteur. Écrire déchire. Écrire ravit. Écrire arrache : des pleurs, des rires.
 
Dans les années qui rampaient en haletant hors des champs de cendres et d’ossements, les années 40 et 50 du siècle massacrant, quand j’avais dix ans et quinze, et toute ma curiosité en fleur, j’interrogeai les initiés de l’horreur, ceux qui avaient fait l’expérience de la survie c’est-à-dire la sousvie, la vie sans vie, les déportés inguérissables, les porteurs de cicatrices ineffaçables. Ceux que Kafka évoquait sous l’aspect des revenants-de-la-mort-apparente, ces êtres qui ont passé la mort.
– Est-ce qu’on nait, dans les camps ? demandais-je. – Riait-on ? – Écrivait-on ? Quoi et comment ? Et les portes des rêves, les passait-on ? Cette question, je l’ai posée d’abord à ces réfugiés à Oran, fuyards en attente de visas, à ces évadés tremblants. Que ma mère jeune Allemande d’Osnabrück, rencontrait sur les bancs des parcs publics, dans les années de sang, j’avais sept ans. Et par la suite, vingt ans plus tard, dans les années 60, à Paris, ville-refuge pour poètes de tous les pays. C’est à vous que je pense, merveilleux argonautes. J’ai toujours votre adresse dans mon carnet. On se réunissait rue des Grands Augustins chez Julio Cortazar, chacun venant d’un rivage lointain menaçant et familier, en apportant son exil semblable et différent. Ici campaient de superbes voyageurs, on n’a jamais vu autant de héros de la littérature rassemblés dans une même fête de l’amour et de l’admiration, Carlos Fuentes, Octavio Paz, Julio, et aussi Vassilikos, et pas loin Alejo Carpentier et aussi Italo Calvino, et aussi l’immense et inversement modeste Piotr Rawicz et aussi
Et de quoi parlaient-ils ? Ils parlaient vie, liberté, écriture, passion, et révolution, à commencer par la création poétique. Et la mission des poètes en temps de besoin ? Aller sur le champ de bataille, à Cuba ou à Prague, et d’une aile rapide revenir témoigner, partager l’espoir et la fureur. « D’ici les Mayas contemplaient un temps circulaire », écrivait Carlos Fuentes tandis qu’il contemplait les siècles lointains et le temps actuel.
Et comme ils vivaient déjà l’avenir, l’assemblée exaltée s’accordait à désigner le prix Nobel, et ce serait d’abord Octavio Paz.
 
Revenons à fin 1939 le grand portail du Jardin Militaire s’ouvre, je crois que c’est le paradis, j’entre, je crois entrer, quelque chose m’interdit d’avancer, dedans je suis dehors, interdit rime avec paradis, la chasse a commencé je grimpe sur la frontière, je cueille mon premier-livre, il s’appelle En riant. J’apprends à lire, à rire. Impossible d’entrer. La littérature c’est peindre ce qui arrive comme impossible. C’est difficile. Peindre cette difficulté. Faire l’impossible.
 
J’ai passé toute ma vie de bâtisseuse, archéologue de l’avenir, à la recherche du Livre qui m’attend pour finir. Il s’agit du livre que je fuis et que je pourchasse, que je désire et que je crains. C’est le livre fantôme, le livre promis. Le livre qui se sauve. Chaque fois que l’écriture  m’appelle, au début du mois de juillet je m’élance, comme Ulysse fuyant Polyphème, je mets les voiles, déjà je gagne la haute mer, là-dessus se produit la déroute, au lieu du Livre promis se produit un faux bond, un livre inattendu se glisse à la place du livre promis. Chaque fois qu’il s’élance l’arrivée s’éloigne. Le livre que je n’écris pas se sauve. Personne signe.
Ces dernières années j’ai commencé à interroger chaque arrivant. – Es-tu l’ultime ? Peut-être n’écrirai-je jamais le livre que j’espère. Peut-être est-il déjà écrit, et je ne le sais pas ? 
Quand le Formentor est arrivé, venant de loin… – j’ai eu besoin de relire Don Quichotte. Par où commencer ? Je suis montée à bord le jour où Don Quichotte est fait chevalier. Visa pour l’aventure : la folie lui est accordée par l’aubergiste, un saint, un ange.
Question que se pose le candidat : suis-je fou ? ou folle ? Question que j’ai posée à Jacques Derrida. Réponse : – Non. Tu es un olni.  
Question posée à Jacques Lacan. Réponse : – Ben oui.
Ça m’a rassurée. Suis-je bien folle ? Crainte ou désir.
 
Ça s’écrit. Ce n’est pas moi qui écris. Ça s’écrivait. Le livre arrivait. Il fonçait, j’entendais son galop derrière moi, son souffle de tempête, m’atteignait, me soulevait, me dépassait à une vitesse folle, se dictait, me dictait ses phrases, ses épisodes, éclats, hallucinations, un sabbat
moi je n’aurais jamais osé, dresser des cathédrales, lancer des flottes, mettre au monde d’innombrables vivants, résumer une vie dans une boîte d’allumettes
Le Livre en fait à sa tête, je copie
Et un jour, c’est fini. – Salut, dit le Livre. La fin est là. J’arrête.
On ne m’a pas demandé mon avis

Hélène Cixous
discours à l'occasion de la remise du prix Formentor le 1er octobre 2025