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Les longs cheminements de la troupe du Soleil (1)

 

Toi qui chemines, il n'y a pas de chemin, il n'y a qu'à marcher.
                                                                                   Antonio Machado


Juin 1998. J'ai décidé de suivre la tournée du Soleil à Moscou. Pour deux raisons. Parce que Et soudain des nuits d'éveil m'avait semblé souvent injustement traité par la presse nationale. Et parce qu'à Moscou, Ariane Mnouchkine, « légende vivante du théâtre français » [1] était l'objet d'une longue attente, longtemps déçue - en 1979 L'Indiade y avait été annulée au dernier moment pour des raisons techniques -, mais que le moment de chaos social, de déficit total d'idées, de valeurs et de résistance matérialisé par une défiance apparente à l'égard de tout spectacle tant soit peu lié au politique semblait peu propice à une écoute sensible du public moscovite. Et pourtant... Mais avant de suivre ce déplacement vers la Russie, où Ariane Mnouchkine a des racines familiales, une halte s'impose sur l'objet déplacé.

 

La danse du Cerf interprétée par Duccio Bellugi Vannucini © Martine Franck-Magnum Photos

 

 

Et soudain des nuits d'éveil... : et le texte ?


I propose we call ourselves distillatori !
Distillers. We all agreed, awed by the challenge
that the name implied
Peter Brook [2]


Avec Des nuits d'éveil, le Soleil revient à la création collective du texte, abandonnée après L'Âge d'or. Et la critique blasée de jouer la déception devant ce "retour" aux années soixante-dix, de dénoncer la faiblesse du dit texte, voire son absence. Vieille rengaine caractéristique d'un théâtre français attaché à la priorité de l'auteur et des mots par tradition, et préférant souvent un pseudo-texte prétendu profond et à peine joué, à un spectacle de théâtre, œuvre d'art commune entre les arts, les membres d'une troupe, d'une équipe. L'histoire du théâtre du XXe siècle nous l'a montré : si au théâtre le texte est beaucoup, il n'est pas tout, et surtout il n'est rien sur un plateau sans l'art de l'acteur qui sait développer son propre texte scénique, sans l'art de composition du metteur en scène, le traitement matériel de l'espace et du temps. Dans une grande pièce de théâtre classique, « le texte nourrit le corps des acteurs dit Ariane Mnouchkine, ici, le processus est inverse : c'est le corps des acteurs qui produit le texte, qui est un texte plus modeste. La poésie est ailleurs » [3]. S'il s'agit, comme on peut le lire dans le programme, d'« une langue de bric, de broc et de tahi delek, légère, gaie, économe, urgente, allusive » [4], si le texte ici est « du côté de la parole » [5], il n'est jamais nu, mais sans cesse irradié, porté, par le jeu qui le précède, le suit ou l'accompagne, avec la lumière, la musique, les couleurs, et ne peut être perçu indépendamment d'eux.

Pour une partie de la critique française, l'absence de texte engendre l'ennui, état qui on le verra est loin d'être partagé par la salle ; elle conduit à ne percevoir qu'une pâle succession d'anecdotes au lieu d'être emporté par la tragédie du Tibet [6]. Ici, l'erreur consiste, comme le disait Vsevolod Meyerhold, à ne pas juger l'œuvre selon les buts que s'est donné l'artiste, mais selon ceux que l'on voudrait lui imposer. Car le sujet ici, ce n'est pas « le Tibet, mais nous face au Tibet » [7]. Et le spectacle pétrit ensemble, dans un long travail collectif, la petite histoire d'un groupe et l'Histoire d'un pays - sur laquelle l'information abonde dans le programme et dans le foyer de la Cartoucherie - à travers l'intérêt que porte ce groupe au martyre imposé au Tibet par le joug chinois. Il raconte avec simplicité combien est envahissante « la peine de tout un peuple », combien l'engagement est difficile, perturbant, problématique parfois, combien il engendre de doutes, d'hésitations, de craintes et de souffrances, même si le peuple que l'on soutient et qui cohabite avec vous le temps d'une action de résistance est aussi discret que le peuple tibétain. De façon plus large, c'est de l'accueil de l'étranger et de l'autre en général qu'il est question. Enfin, le Soleil analyse le processus de développement d'une prise de conscience politique à travers situations quotidiennes ou théâtrales, et s'intéresse, comme souvent dans ses spectacles, à la façon dont naît la décision. Certains ont trouvé « réducteur » qu'on puisse se servir du Tibet pour parler de l'aventure de la solidarité, de l'hospitalité, du « vivre ensemble » [8]. D'aucuns se plaignent de la « gentillesse », des « bons sentiments », d'autres fustigent comme Libération avec mépris, les « clichetons » et « l'infantilisme » [9]. D'autres encore parlent d'« auto-célébration » des militants, dénoncent « le préchi-précha ». On reste surpris par tant d'incompréhension : comment ne pas voir par exemple l'humour, l'ironie des personnages et des acteurs à l'égard d'eux-mêmes, l'auto-parodie qui sous-tend les dialogues, et la fragilité du discours qui renvoie chacun à soi-même et n'impose aucun diktat, puisque l'action menée demeure sans effet. Le Tibet n'est-il pas une cause perdue ? Mais il n'est pas une cause unique, puisque dès octobre, à la reprise, Tibet se lira très vite Timor.

Depuis trois décennies, le Soleil cherche inlassablement la manière de parler du présent de nos vies dans un style qui tisse le direct et l'indirect. Tout est affaire de conjugaison, donc de temps, et de combinaison, donc d'espace. Être dans le présent : ce que le théâtre a en général du mal à assurer aujourd'hui face au cinéma qui paraît mieux armé. Et pourtant, La Ville parjure - qui n'était pas, répétons-le, un spectacle sur le sida - abordait le scandale du sang contaminé bien avant que le cinéma ou la télévision n'osent s'en emparer. « On mesure, affirme Matthias Langhoff, la force d'une période théâtrale à sa rapidité de réaction à ce qui l'entoure » [10]. On peut mesurer la force du Soleil à cette aune-là.

Si, à travers « les Grecs », comme dit Ariane Mnouchkine en parlant des Atrides, il s'agissait de parler de soi et des moyens de conjurer le chaos du monde, c'est à travers sa propre expérience et son engagement aux côtés des Maliens sans papiers transposés dans une fiction qui se nourrit dune autre situation réelle, mais lointaine, que le Soleil évoque la situation du Tibet. Trouver les filtres, les distances adéquates, varier les approches, expérimenter différentes modalités du dispositif théâtral face au réel à représenter : mythes, grande histoire proche ou lointaine, ou petite histoire locale. À chaque fois, donc, une distance est mise en jeu, jamais la même. Dans Et soudain des nuits d'éveil, la distance semble infime, encore diminuée par « l'absence de littérature », selon le mot d'Ariane Mnouchkine, entre la fiction narrée et la réalité qui vient d'être vécue, entre les personnages et les acteurs. Elle est en fait plus complexe qu'il n'y paraît, car si le dispositif de jeu coïncide avec le lieu réel, la fable utilise le plateau de multiples façons : en le mettant en abyme, en scène, puisque la plupart des étrangers accueillis dans la pièce sont des gens de théâtre, ou en débordant de multiples façons - à tel point qu'on ne sait plus parfois si c'est la réalité qui occupe le théâtre ou si le théâtre se gonfle pour envahir la réalité -, puisque le théâtre et la scène devenus lieux de la fable rappellent à tous, à tout moment, la fiction d'occupation. Porosité constante des frontières, souplesse du traitement des distances amenuisées. Si chaque membre du Soleil joue non pas son rôle mais celui de l'autre, du voisin, dans le cas des personnages tibétains, le public peut se méprendre [11] : ainsi la danse du Cerf interprétée par Duccio Bellugi Vannucini qui va jusqu'à l'extrême limite de sa propre fatigue et de celle de son lama-personnage, nous touche plus que lorsqu'elle sera interprétée par d'authentiques moines venus en juin 1999 sur cette même scène de la Cartoucherie... Pris dans cet habile dispositif, le spectateur passe par toute une palette d'émotions et de positions, de regards - de l'illusion à l'éloignement, de la reconnaissance à l'étrangeté, du rire aux larmes.

La distance est encore subtilement traitée par le fait que le thème principal, comme on dit en musique, est celui de la distance justement, du « dérangement » [12], des répercussions d'un événement sur un quotidien qu'il transforme, où il modifie les points de vue à tel point qu'on ne reconnaît plus rien. Et par le choix du Tibet à la très ancienne civilisation, son étrangeté et son "merveilleux", incarnés par exemple dans la danse du tashi shoelpa apprise par la compagnie auprès de Dolma Cholden, du TIPA [13]de Dharamsala, venue pendant trois mois à la Cartoucherie. Enfin, dans ce subtil montage de distances infimes, sont introduits des moments de fortes dissonances, purement théâtraux : ainsi la chasse au yack des dames Pantalon, ou le personnage d'Eléonore, petit Arlequin virevoletant constamment des uns aux autres, celui du Vagabond, figure poétique et populaire de l'exclu, de l'étranger voyageur sur la grand route, dont la présence équilibre celle des figures plus réalistes. Là encore, les uns et les autres doivent être perçus ensemble.

Ce discours construit, théâtral, sur le présent est doublé par un discours sur le théâtre. Dans la fable deux troupes sont face à face, situation qui est la métaphore de la question sans cesse posée au Soleil : comment le théâtre occidental peut-il accueillir le théâtre oriental et s'en nourrir ? À cette question s'en ajoute une autre ici : comment ne pas devenir réaliste en s'approchant si près du réel ? La réponse est comiquement donnée par le personnage de Charlotte la bougonne. Elle concerne très sérieusement la façon dont l'acteur qui entretient un rapport étroit avec la musique transforme par le rythme qu'il intériorise sa démarche et donc son mode d'être-en-scène. Tout cela est-il si infantile, si simpliste ? Il faudrait parler plutôt de naïveté et d'enfance, cette enfance dont tous les grands créateurs de théâtre, Meyerhold en tête, savaient qu'il fallait s'approcher pour saisir une partie des secrets du jeu théâtral, et de cette évidente simplicité que l'on n'atteint que par le plus grand travail et à travers les plus grandes difficultés.

Ariane Mnouchkine dit : «  Je considère que le théâtre doit être et politique et historique et sacré et contemporain et mythologique. Ce sont seulement les proportions qui changent de spectacle en spectacle » [14]. On comprend mieux l'ampleur de sa recherche quand on voit alternativement Et soudain des nuits d'éveil et Tambours sur la digue. Chaque spectacle qui traite un sujet brûlant est aussi un défi esthétique concernant l'essence du théâtre, inlassablement questionnée par Ariane Mnouchkine et dans les termes les plus concrets qui soient. Parler du Théâtre à travers la transposition d'événements réels, réfléchir sur son but, sa finalité en même temps que sur sa forme, tel est bien aussi le projet des Nuits d'éveil, station sur le long parcours d'une quête poursuivie sans jamais baisser la garde, avec une troupe souvent reconstruite, où les nécessités de mise à niveau des nouveaux et de progression des anciens doivent également être prises en compte.

Le travail collectif sur la dramaturgie et sur le texte composé [15] « en harmonie avec Hélène Cixous » - partenaire fidèle d'un processus le plus souvent inexistant dans le théâtre contemporain et qui sait s'incliner devant les exigences et les contraintes d'une scène remuante où s'effectue simultanément un travail parallèle au sien - a fait intervenir la vidéo (déjà présente dans le travail de préparation du Tartuffe, mais alors utilisée par la seule metteur en scène), comme carnet de notes des improvisations. On pourrait parler d'un montage d'attractions, de numéros qui prennent sens les uns par rapport aux autres. Comme à l'accoutumée, la musique s'insinue dans le texte, donne des répliques, pose des questions, propose des réponses, elle donne la "clef", la couleur, la tonalité de certains dialogues ou les soutient.

L'art du comédien, qu'Ariane Mnouchkine définit comme celui qui est capable de croire [16] est un art de transformateur que chaque nouvelle expérience approfondit, et qui requiert engagement artistique extrême et discipline de fer. Les acteurs ont parlé à Moscou de « la terreur qui s'empare (d'eux) les premiers jours de répétitions devant le vide où (ils ont) à s'installer, terreur sacrée sans laquelle il est impossible de commencer ce voyage initiatique qu'est la fabrication de tout spectacle. » [17]

Typés sans caricature, les personnages qui ont souvent la justesse et la précision de ceux des grands films du muet, sont dessinés par les acteurs au croisement de l'expression plastique qui les cisèle dans l'espace et du battement rythmique que leur insuffle Jean-Jacques Lemêtre et son orchestre magique composé de quinze instruments tibétains et de trente instruments inventés - sans compter tous les autres qui viennent de trente et un pays différents - et aussi pour cette fois d'un piano, puisque l'action concerne des Européens. On a pu parler d'une « symphonie de démarches » [18]. « On ne marche pas sur un plateau de théâtre, on y chemine », est-il dit dans le spectacle. Et les petites pérégrinations de chacun sur cette zone d'une blancheur étincelante confluent dans le grand cheminement de la troupe, son lent ébranlement de plus de trente années vers un continent nommé Théâtre...

 

Des spectateurs éveillés et émerveillés


« Moi, je viendrais bien ici une fois par semaine », disait une dame tout en goûtant à la limonade du désert [19]. Car entrer à la Cartoucherie, c'est entrer au « pays des Merveilles », si l'on reprend la définition que Meyerhold donne du théâtre [20]. Il fallait écouter les spectateurs à l'entracte ou à la sortie, lire le courrier envoyé au Soleil, ou consulter sur Internet, sur le site ''Passion théâtre" [21], les pages réservées aux Nuits d'éveil, comme à chaque spectacle de la saison - dans ce dernier cas on avait sans doute affaire à un public jeune qui ne connaissait pas les parcours du Soleil et découvrait en même temps qu'un spectacle une manière de faire du théâtre.

On pouvait saisir ainsi, bien mieux qu'à travers la critique spécialisée, la relation forte qui s'était instituée entre le spectacle, la troupe et son public et qui aboutissait à la constitution d'un sujet collectif, d'un "nous".

Les spectateurs - fidèles ou nouveaux - ont envie de parler de ce qu'ils ont vu, ont vécu : « Comment parler ?... Et pourtant, comment se taire ? » [22]. Leurs lettres s'adressent à la troupe ou à la femme qui la dirige. Ils n'expriment pas une opinion définitive et injustifiée, mais cherchent leurs mots pour caractériser l'expérience à la fois intime et partagée que le Soleil leur a permis de vivre. Ils expriment une reconnaissance infinie, et les mots qui reviennent sous les plumes ou les touches sont : générosité, rareté, émotions, éveil, force, espérance. Reconnaissance devant la beauté, la féerie, la magie, la « puissante vitalité » du spectacle qui « porte » le public, qui « touche juste, avec les personnages », où « les comédiens irradient » ; reconnaissance « pour l'expansion que vous donnez à notre vie », pour « ce spectacle géant, nourrissant, stimulant », qui « donne envie de vivre », ou « aide à vivre », « ouvre les yeux » [23].

Certaines de ces lettres mériteraient d'être publiées, car, au-delà du témoignage dont elles sont porteuses, elles décrivent avec précision les effets, les traces durables des œuvres du Soleil sur ses spectateurs, « génératrices d'énergie et d'enthousiasme », dont « on (ne) sort pas indemne ». Précision des formulations : « tout cela m'avait éloigné du quotidien, tout en me mettant en face d'une réalité ». Les spectateurs sont sensibles à l'engagement, à l'esthétique, à l'intensité des émotions ressenties dont ils disent qu'elles sont « physiques ». Et les "anciens" souvent éblouis, parfois exaspérés, s'émeuvent de ce parcours de trente ans avec le Soleil et sa « passion la plus férocement exigeante qui soit du théâtre ». Le mot « chef-d'œuvre » est lancé, devant ce « cyclone », cette « marée immense qui emporte et renouvelle ». Et un cri revient : « Ne vous arrêtez pas », « Continuez », comme si le public n'en revenait pas de tant de travail, de tant d'attentions pour un rendez-vous avec lui, « rendez-vous précieux », qui rend d'abord « heureux d'avoir été là ».

Sur Internet, les spectateurs s'inscrivent en faux contre l'ennui dont se sont plaints certains critiques. Citons parmi d'autres témoignages la fin d'une missive électronique qui rend compte de l'état particulier provoqué par le très long spectacle du Soleil : « (...) Nous sommes avec les acteurs. Les acteurs sont avec nous, les cernes se creusent, chacun se purifie pour entrer dans l'histoire : après tout, le peuple, c'est nous. C'est un face-à-face dérisoire avec le gouvernement qui fait des affaires, face à un petit théâtre de banlieue plein de Tibétains et d'un public qui se fait passer des fax de soutien ou d'insultes. Je me souviens ici de ces moments où le sentiment de justice infinie se transforme, à tort, en sentiment de puissance. À l'époque de Devaquet, j'eus de la chance, nous avions emporté la mise, le projet fut retiré. Ce ne sera pas si facile cette fois. La réalité est parfois plus gaie que la fiction. Je m'arrête là, je ne veux rien savoir du génie de la mise en scène, du remplissement parfait de l'immense espace multiforme, de la musique qui suivait les acteurs comme leurs ombres, je devine tout un art qui ne m'intéresse plus. Les spectacles qui m'ennuient ne font pas que m'ennuyer, ils me font penser au travail, aux soucis et au temps que je perds : j'ai honte d'avoir voulu me distraire, je ne tiens plus en place et je veux partir. Les spectacles comme Et soudain... sont aux antipodes : l'ennui ne veut plus rien dire, j'oublie même que je voulais me distraire, j'oublie que je veux fuir l'ennui, trouver le plaisir, comme un bon animal raisonnable. Non, ici, je suis déjà capturé, suspendu et saisi comme une viande, acteurs et spectateurs se mangent les uns les autres dans la jouissance et l'espérance des réincarnations meilleures ». [24]

 

Le Soleil sous les étoiles rouges ternies


(L')influence (du théâtre) est incommensurable.
Dans une salle de 600 personnes, on ne sait jamais chez qui
la petite flamme va s'allumer ce soir-là.
Ariane Mnouchkine [25]


Et soudain des nuits d'éveil était le dernier spectacle présenté au troisième Festival Tchekhov que Valéri Chadrine [26], ex-fonctionnaire du Parti, mais homme au parler libre, a organisé à la force du poignet et en accumulant les dettes. De nombreux sponsors ont soutenu ce Festival, tenant à ce que leurs noms apparaissent, mais en se montrant le moins généreux possible et c'est sans doute le maire Loujkov qui a fini par éponger les dettes. La programmation était éclectique, extrêmement large, et beaucoup de troupes étrangères venaient à Moscou pour la première fois. Se sont succédé des spectacles de Marthaler, Chaïkin, Lebl, Lupa, Lee Breuer, Wilson, Serban, Brustein, Donnellan, Csanyi, Suzuki, Vandekeybus, Jarocky, Py, ceux des Russes Dodine, Fomenko, Ginkas, Lioubimov, Vassiliev, et de membres de l'ex-URSS comme Tuminas, Sturua, Tcheidzé. Chadrine tenait beaucoup à ce que « Moscou voie Mnouchkine ». « Moscou a vu Mnouchkine et c'est l'important », disait-il, alors qu'il ne savait pas encore qui, en dehors de l'AFAA, allait l'aider financièrement... L'invitation faite au Soleil et à sa troupe nombreuse avait valeur de symbole.

C'est à la fin d'un Festival étalé sur près de trois mois, dans la chaleur torride d'un mois de juin à faire fondre le macadam, au moment où les Moscovites fuient la ville pour retrouver leur datcha, à des dates déplacées au dernier moment et qui de surcroît encadraient le 12 juin, nouvelle fête nationale - la Libération de la Russie -, alors que les anciennes dates étaient imprimées sur les programmes, que le spectacle fut présenté. Malgré tous ces facteurs contraires, le public est venu, d'autant plus qu'Ariane Mnouchkine a réussi à faire baisser le prix excessif des places. Un certain nombre de spectateurs ont quitté la salle après l'entracte. Si on retrouvait là une des caractéristiques de ce Festival pour l'ensemble de ses manifestations, à la fois lice aux problèmes des transports urbains désorganisés et à la suffisance moscovite exprimée par cette remarque d'un metteur en scène connu : « Ce Festival Tchekhov nous aura montré que nous sommes les meilleurs »..., il s'agissait bien d'une première pour le Théâtre du Soleil. Mais c'est par un triomphe intensifié par la présence d'exilés tibétains à Moscou, venus avec leurs drapeaux et des katas, écharpes blanches et pastel - qu'ils passèrent au cou de tous les acteurs - que se terminèrent les dernières des cinq représentations, dès que les problèmes matériels liés à la projection des surtitrages furent réglés.

À Moscou, le Soleil a joué dans un théâtre, ce qu'il n'a pas fait depuis très longtemps. On a proposé à Ariane Mnouchkine l'immense espace du Théâtre de l'Armée ex-rouge, à l'architecture en étoile, au gigantesque amphithéâtre, au plafond peint d'un ciel investi par une escadrille aérienne écarlate, celle-là même peut-être dont l'irruption sonore clôt tragiquement les Nuits d'éveil. Elle a accepté cette solution : « On peut bien jouer dans un théâtre puisque tout se passe dans un théâtre ». Des rangées entières de fauteuils ont été enlevées, et si les 400 bouddhas peints sur les superbes patines ocre rouge de la Cartoucherie n'ont évidemment pu être déplacés une grande toile est pendue sur le fond de scène où s'imposent, comme à la Cartoucherie, les yeux énigmatiques d'une divinité asiatique, et les murs immaculés de l'aire de jeu sont devenus soieries blanches tendues sur une structure métallique. Le Soleil n'a pu transformer en lieu accueillant les imposants couloirs et escaliers du Théâtre de l'Armée, mais il a empli les loges de costumes colorés et de cuisine orientale dont il a régalé tout le personnel du théâtre, éberlué devant cette abondance inattendue. Quoique relatif, l'investissement du Théâtre de l'Armée par la troupe bigarrée du Soleil, les petits déjeuners - beignets tibétains et baguettes françaises - distribués par les ouvreuses russes et par les acteurs français pendant le spectacle et dégustés avec un réel appétit par tous, acteurs et public dans la salle éclairée, le sacrifice du "ciel " de la Cartoucherie, draperies blanches par où la lumière pénètre à flots, remplacé par un ciel réaliste datant de l'époque soviétique, la disposition de quelques tentures peintes de part et d'autre du gigantesque cadre de scène, tout cela tenait de l'acte rituel (communion, purification ?). Et, curieusement, les imperfections du dispositif de voyage - soies blanches délimitant le pourtour de l'aire de jeu - ne choquaient pas l'œil habitué à la pureté des espaces de la Cartoucherie.

Hébétés par leur propre vie, confrontés à des problèmes sociaux qui les dépassent, noyés dans les idéaux qui ont été les leurs et qui sont maintenant foulés ouvertement aux pieds, trop occupés à leur survie quotidienne (certains venaient de voir leur salaire diminué de 50%), les spectateurs russes n'ont ni envie de compatir, ni envie qu'on leur parle de politique, encore moins de solidarité. Le théâtre russe a depuis longtemps, on le sait, perdu cette fonction de forum secret qui faisait sa force. « On nous a saturés du mot ''solidarité'', explique la critique R. Kretchetova. On reste à cet égard indifférent et sourd. On a peur des fantômes. Mais Mnouchkine a beaucoup de finesse et d'ironie » [27]. Et le public russe qui a d'abord réagi fortement (applaudissements pendant la représentation, rires) à tout ce qui était référence théâtrale (débat sur le réalisme, évocation d'auteurs), va soir après soir davantage réagir au contenu du spectacle dont l'auto-parodie constitutive se creuse de significations nouvelles. Les Russes applaudissent des phrases comme « C'est la révolution, quelque chose que tu ne reverras jamais », ou « Nous aimerions mieux retrouver notre pays ».

« Il nous faut des lois. Cela veut dire que nous devenons un peuple. » Cette maxime des Nuits d'éveil projetée, comme l'ensemble des répliques, en double traduction russe de part et d'autre des yeux divins de la toile de fond a dû frapper plus d'un Russe. Si les grands noms du théâtre local sont venus voir « une Française de gauche dans Moscou la bourgeoise » [28], et si certains ont fait la moue devant ce théâtre politique dépassé à leurs yeux - difficile pour eux de ne pas identifier politique et idéologique -, les nombreux jeunes gens restés (phénomène rare actuellement) pour un débat avec la troupe après une des longues représentations, au risque de coucher dans la rue en raison de l'heure, ont demandé si « le théâtre pouvait changer le monde ? ». Il 1eur fut répondu que le théâtre a affaire avec l'enfance, temps où l'on peut croire que l'on est chargé d'une mission sur terre : « On est là pour participer à l'histoire. » On entendit aussi la prise de conscience naïve et troublante de ceux que le rideau de fer, puis le rideau d'argent, ont trop longtemps fait rêver de l'étranger : « J'ai compris avec le cœur que les gens aujourd'hui n'arrivent plus à vivre dans leur pays. J'ai pris parti dans ce spectacle » [29]. Ce sont les jeunes gens, qui n'ont pas connu le théâtre des décennies précédentes, qui ont été le plus intrigués, le plus émus par le partage proposé.

Plus encore qu'à la Cartoucherie, les gens étaient participants de la représentation, car les spectateurs qui restaient, après avoir été invités au départ dans la fiction théâtrale, savaient très bien qu'aucune navette ne les attendrait pour les ramener au centre ville. En fait, beaucoup d'entre eux, sans moyen de locomotion personnel, auraient dû partir bien avant la fin de la représentation pour être sûrs de réintégrer leur domicile. Rester était donc une décision pesée, résultat d'une situation morale concrètement posée dans le spectacle, pour ceux qui, nombreux, venaient de loin, dans une ville où l'on a peur de marcher à pied le soir. Certains expliquaient qu'il était « difficile de partir, puisqu'on n'était pas tout à fait au théâtre », qu'ils se sentaient divisés, « une jambe sur le départ, et l'autre collée au sol ». L'expérience que les spectateurs russes, comme les français, disent avoir vécu, se doublait donc, dans leur cas, d'un vrai risque qui donnait à leur écoute une ferveur tendue.

À propos des Nuits d'éveil, les critiques de théâtre russes évoquent deux films. Le récit du lama sur les exactions chinoises les renvoie aux cadres documentaires du Fascisme ordinaire de Romm, et les relations Orient/Occident au film de Motyl Le soleil blanc du désert, réalisé il y a vingt-huit ans, et qui venait cette année d'obtenir un prix [30]. Pour certains enfin, il s'agit d'une « leçon, qui doit enfin nous inciter à nous intéresser non aux sœurs Prozorov ou aux frères Karamazov mais au temps présent ». Un jeune critique soulignait combien ce spectacle était à ses yeux de Russe un spectacle-bilan concentrant les leçons d'un siècle de théâtre : le théâtre politique brechtien, la récurrence féconde de la commedia dell'arte, l'intérêt pour l'Orient, la lumineuse esthétique strehlerienne, la naïveté et la vitalité de La bonne âme de Se-Tchouan dans sa version lioubimovienne... C'est leur enchevêtrement qui rendait ces Nuits d'éveil bien venues en conclusion du Festival Tchekhov.

 

 

Béatrice PICON-VALLIN
Extrait de "Àla recherche du théâtre - Le Soleil, de Et soudain des nuits d'éveil à Tambours sur la digue - Les longs cheminements de la troupe du Soleil", Théâtre/Public , n°152, mars-avril 2000, pp. 5-10

Lire la suite de l'article Les longs cheminements de la troupe du Soleil (2) consacré à Tambours sur la digue

  1. [1] Expression trouvée à plusieurs reprises dans la revue de presse russe.
  2. [2] Threads of time. A Memoir, London, Methuen Drama,1999, p. 224.
  3. [3] Entretien avec A. Smelianski et B. Picon-Vallin, Moscou, 9 juin 1998, partie inédite, archives B. P.-V.
  4. [4] H. Cixous, "Un moment de conversion", in programme des Nuits d'éveil.
  5. [5] H. Cixous, in "Notre spectacle serait comme une descendance d'un film muet", propos recueillis par J.-L. Perrier, Le Monde, 30-12-1997.
  6. [6] Cf. par exemple, P. Tesson, "Tintin à la cartoucherie", in Figaro Magazine, 17 janvier 1998.
  7. [7] A. Mnouchkine, "Ariane au Tibet", propos recueillis par O. Quirot. in Le Nouvel Observateur, 1-7 janvier 1998, p.71. Et ceci, même si depuis son premier voyage au Népal en 1963, A. Mnouchkine a conscience qu'elle consacrera un jour un spectacle au Tibet.
  8. [8] Il est remarquable qu'à Moscou, une partie des spectateurs ait interprété le spectacle comme traitant d'abord de l'exil et de l'asile.
  9. [9] E.L., "Agit prop', in Libération, 13-1-1998.
  10. [10] "Séparer le travail et l'économie", propos recueillis par J.-P. Thibaudat, in Libération, 4-4-1995.
  11. [11] Le public russe, parfois même la critique se trompera croyant à d'authentiques Tibétains.
  12. [12] A. Mnouchkine, in "Plus on avance, plus on doute", propos recueillis par D. Darzacq, Journal du Théâtre, 9 février 1998, p. 4
  13. [13] Tibetan Institute of Performing Arts fondé en Inde en 1959, une des premières institutions crées par le gouvernement en exil du Dalaï Lama. Cf. infra p. 18, note 2.
  14. [14] Propos cités par G. Zaslavsvkij, "Un travail joyeux", in Nezavissimaja gazeta, Moscou, 24-2-1998.
  15. [15] Sur le texte au Soleil,voir Anne Neuschäfer, "L'auteur suspendue et improvisée ou « la maison du présent » de l'écriture en commun", in Actes du Congrès des romanistes allemands (1998), sous presse.
  16. [16] Cf. "Tambours sur la digue, vingt-cinquième spectacle du Théâtre du Soleil", propos recueillis par J.-L. Perrier, in Le Monde, 8 septembre 1999.
  17. [17] Débat avec le public après le spectacle, Théâtre de l'Armée russe, Moscou, 11 juin 1998.
  18. [18] Entretien avec Rimma Kretchetova, Moscou,13 juin 1998.
  19. [19] Propos entendus à une représentation des Nuits d'éveil.
  20. [20] - Du théâtre, 1913, et "La baraque de foire", 1914, in Écrits sur le théâtre, tome I, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1973, p.86, p.190 et p.247.
  21. [21] le site http//www.passion-théâtre.asso.fr n'est plus actif à ce jour. NDLR (juillet 2019)
  22. [22] Les citations entre guillemets sont des extraits de la correspondance adressée au Soleil par les spectateurs. La plupart concernent Et soudain, certaines La ville parjure, d'autres comme celle-ci Les Atrides. Archives du Théâtre du Soleil.
  23. [23] Une spectatrice de La ville parjure avoue que ce spectacle a changé sa vie.
  24. [24] Site donné en note 21, lundi 15 juin 1998, p. 4.
  25. [25] In "Mnouchkine sous l'empire de la Chine", propos recueillis par L. Marie, Nouvel Observateur, 9-15 septembre 1999.
  26. [26] Directeur du Festival Tchekhov. Il est secrétaire général de la non gouvernementale Confédération internationale des Associations théâtrales elle-même organisatrice du Festival.
  27. [27] Entretien cité avec R. Kretchetova,13 juin 1998.
  28. [28] Titre de l'article de D. Goder, in Itogi, n°24, 23 juin 1998.
  29. [29] Prise de parole au débat du 11 juin au Théâtre de l'Armée.
  30. [30] Cf. A. Zaslavskij, "Passage pour le Tibet", in Nezavissimaja gazeta, 16 juin 1998 et V. Gulcenko, "600 personnages en quête d'auteur", in Kul'tura, n°23, 25 juin-1er juillet 1998.