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Le masque, une discipline de base au Théâtre du Soleil (1)

Avec L'Age d'or, première ébauche, nous voulions parler du théâtre contemporain, après les deux spectacles historiques que nous avions faits : 1789 et 1793. Nous avons utilisé le masque car, très vite, il s'est imposé. Si des acteurs qui veulent improviser sur le théâtre contemporain ne trouvent pas rapidement les moyens de prendre une certaine distance afin de parvenir à une forme, ils risquent de patauger, de demeurer dans le psychologique, le parodique, la dérision et autres pièges que nous voulions éviter. Nous nous sommes aperçus que le masque imposait un tel travail sur le signe théâtral, sur la façon de représenter les choses, qu'il constituait une discipline de base et cette discipline nous est devenue indispensable (...)

Notre objectif était de trouver une forme, pour arriver un jour à faire une tragédie, au sens le plus complet du terme, sur notre histoire actuelle, la plus contemporaine possible. D'ailleurs, nous n'avons pas seulement travaillé avec le masque, nous avons utilisé également ce que nous croyions connaître du théâtre chinois, du théâtre asiatique, masqué ou non. L'objet-masque donne effectivement un point de repère très précis mais il existe des personnages non masqués qui utilisent le même type de jeu ; des comédiens ont trouvé pour L'Age d'or, sans porter de masque, des personnages qui vont très bien avec les personnages masqués.

Nous avons sous-titré ce spectacle : première ébauche, parce que nous montrons le stade auquel nous sommes parvenus, ce n'est qu'un début sur un chemin qui sera encore long à parcourir. Pour faire une comparaison, je dirai que nous avons commencé à trouver le kyugen (intermède clownesque joué entre les nô japonais) mais que nous n'avons pas encore trouvé le nô, c'est-à-dire l'autre versant de la montagne.

Nous ne connaissons pas grand-chose de la commedia dell'arte. Nous n'avons pas voulu copier ni reconstituer une forme ancienne, nous avons tenté de la redécouvrir, de la réinventer. Nous savions seulement qu'Arlequin représentait quelque chose d'essentiel, qu'à son époque il était compris, que nous devions tenter aujourd'hui de nous inspirer de cette école-là, sans rien savoir du jeu qui s'y était pratiqué.

Nous n'avons pas seulement travaillé entre comédiens, nous sommes allés à la rencontre de groupes, de collectivités diverses, pour mettre à l'épreuve nos facultés d'improvisation ou plutôt de concrétisation : à partir de thèmes qu'ils nous proposaient, en relation avec leur expérience propre, leurs conflits personnels, nous tentions une transposition théâtrale. Nous sommes par exemple descendus dans les Cévennes, dans de petits villages. Nous rencontrions chaque soir une trentaine de personnes. Nous avons eu parfois de la peine, nous avons parfois réussi à transposer leurs histoires. Celle d'un paysan voyant partir ses enfants à la ville fut difficile à concrétiser, en revanche, la "descente à la mine" fonctionna très bien, les spectateurs rectifiant au passage les erreurs techniques des comédiens qui imaginaient un itinéraire dans des galeries, des soubassements, prenant une pioche au lieu d'un marteau-piqueur, etc.

Ces improvisations se faisaient "ensemble", avec eux et avec nous. Nous avons, pour l'avenir, nourri l'ambition de devenir suffisamment maîtres de cet outil-là pour pouvoir jouer les expériences de groupes professionnels ou sociaux homogènes. Au retour à Paris, nous avons continué ce type d'expérience avec des travailleurs de Kodak, des immigrés, des gens âgés, des lycéens. Certaines séquences de L'Age d'or sont nées de ce travail, par exemple la scène de la drogue ou celle de la Télévision.

Au cours du spectacle, il y a des jalons, un parcours fixé pour les choses à faire et à dire, il y a également une marge de liberté. Les comédiens sont lancés, ils entretiennent avec le public une sorte de rapport privilégié qu'il ne faut absolument pas fixer, tant pis si l'on prend un risque, tant pis si des choses épouvantables jaillissent ou si le spectacle s'allonge un peu (à condition de ne pas faire manquer aux spectateurs le dernier métro), mais pour l'acteur c'est une expérience extraordinaire. De même, commencer une scène sans savoir exactement ce que va faire ou dire le partenaire vous remet en question, en danger, cela peut être magnifique.

En fait, il n'y a que deux mois que nous avons trouvé la colonne vertébrale du spectacle. Nous avons fait au préalable de nombreuses improvisations, que nous avons enregistrées. Le "matériel" s'est accumulé. A certains moments, nous avons décidé de conserver telle ou telle séquence. Nous avons constitué ainsi dix-huit scènes possibles ; si nous les avions toutes jouées, le spectacle aurait duré neuf heures. Il a donc fallu trier, choisir, retranscrire le texte des séquences conservées pour que les acteurs se souviennent des jalons verbaux, quoique ce soit un peu dangereux ; mieux vaut qu'ils mémorisent les jalons dramatiques. Nous ne faisons pas un travail sur le texte pour le moment, nous cherchons plutôt à améliorer tout ce qui vient avant la profération du texte.

Maintenant que le spectacle a commencé, nous faisons des raccords une fois par semaine et nous travaillons sur Le Roi Lear, pas du tout dans l'intention de le monter mais à titre d'exercice sur un texte. A l'automne, peut-être commencerons-nous la seconde ébauche de L'Age d'or, mais auparavant, nous avons besoin d'une rupture. Nous aimerions travailler sur Shakespeare et sur Sophocle, pour y puiser une nourriture théâtrale. Et revenir ensuite à notre ambition : raconter le monde contemporain.

Il est assez difficile de trouver les personnages qui, théâtralement, peuvent correspondre à ce monde contemporain, qui peuvent le montrer. Certains comédiens en ont trouvé quatre ou cinq, qui n'ont pu être tous retenus, d'autres n'en ont pas trouvé du tout. Certains comédiens qui ont remarquablement réussi dans L'Age d'or n'avaient pu s'intégrer dans notre travail sur 1793. Pour certains, le masque permet une libération extraordinaire, pour d'autres il représente un martyre. Il faut ressentir les choses avec le corps, non avec la tête. Mais la rencontre avec le spectateur est essentielle. Le personnage (masqué) existe dès qu'on le reconnaît. On le reconnaît parce qu'il exprime quelqu'un et en même temps tous les autres qui lui ressemblent; il devient essentiel. C'est cela qui le valide à nos yeux, ce qu'il nous découvre de l'homme d'une certaine classe. Lorsqu'en improvisation, naît un personnage anecdotique, pittoresque, brillant, nous le rejetons, car il ne peut nous servir à rien.

L'improvisation ne doit pas non plus être trop concertée. Si, au départ, j'avais demandé à Mario Gonzalez de jouer le personnage de Dassault, il n'y serait sans doute jamais parvenu. Il a improvisé d'abord un Pantalon, grand bourgeois vénitien, avare, aimant les femmes et l'argent. Et grâce à la malice de cet acteur qui s'est amusé, qui nous a montré combien ce personnage intelligent, rusé, pouvait être dangereux et redoutable, nous l'avons plongé dans une situation moderne. Mais nous ne l'avions pas défini d'entrée de jeu comme un grand capitaliste. Il l'est devenu de toute évidence à l'issue du travail.

Originairement, nous pensions jouer en simultané dans les quatre cratères, mais c'est une formule qui risque de frustrer le public et l'itinéraire du conteur nous satisfait davantage pour le moment. L'Age d'or est un spectacle où nous avons terriblement besoin du spectateur. L'acteur indique un geste (le mineur aplati sur le sol par exemple) et ce sont les spectateurs qui, imaginairement, construisent Fos-sur-mer, ce sont eux qui construisent la tour, le chantier, le vent, et si leur imagination ne travaillait pas, à la limite nous ne pourrions plus jouer.

Entretien réalisé à l'institut d'Études théâtrales (extrait), 11 avril 1975
"Le masque : une discipline de base au Théâtre du Soleil" (extraits), in ASLAN Odette, Le masque, du rite au théâtre , CNRS Editions, coll. Arts du spectacle/Spectacles, histoire, société, Paris, (1985) 1999, pp. 231-234