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Le deuxième soleil de Sihanouk

 

   Sihanouk (George Bigot) dans la mise en scène d'Ariane Mnouchkine en 1985. Photo © Michèle Laurent

 

En prise avec l'histoire immédiate, L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk... fut, en 1985, un spectacle phare du Théâtre du Soleil. 26 ans plus tard, alors même que se poursuit le procès des dirigeants Khmers rouges, la pièce d'Ariane Mnouchkine et d'Helène Cixous revit au Cambodge avec de jeunes acteurs issus de l'école de Phare Ponleu Selpak.


« Jamais faiseurs de théâtre ne se sont trouvés si avant dans les ruines, en réalité, à la charnière brûlante des événements, avec des charniers et des nids de combattants à leurs côtés. Jamais création théâtrale ne fut si chargée d'urgences et de responsabilités », se souvient Hélène Cixous, auteure du texte. En 1985, le Théâtre du Soleil s'engage dans une aventure théâtrale peu commune : présenter sous la forme d'un spectacle la récente histoire dramatique du Cambodge, victime d'un génocide de près de 2 millions d'êtres humains, soit environ un quart de la population. L'événement théâtral a marqué une génération de spectateurs. « Cette pièce a levé ses personnages et ses scènes sur les pentes du volcan humain. Le Théâtre et l'Histoire, l'art et la geste sur le vif d'événements à portée planétaire, se sont unis à l'intersection même de ce temps "out of joint", comme le nomma Shakespeare, ce temps dis-joint, dé-membré. Nous voulûmes, en pleine dislocation, faire œuvre de remembrement, de remembrance vitale, de recueillement des membres d'un corps mis en pièces. Et jamais on n'avait eu une telle sensation de devoir faire le nécessaire travail de sauvegarde. »(1)
Ce temps « out of joint » est celui des guerres d'indépendances, des colonies et de la Guerre froide. Plutôt que de s'affronter directement, les Etats-Unis et l'URSS déplacent leur conflit sans merci sur de nombreuses zones latérales. L'Asie du Sud-Est en est encore aujourd'hui l'emblème le plus sanglant. Pendant de terribles années guerrières, toute la zone s'est trouvée en proie à des conflits meurtriers, orchestrés de loin par les « grandes puissances internationales ».
Dans ce contexte, le Roi Sihanouk du Cambodge comprend très vite qu'il faut choisir le seul camp viable, celui de l'indépendance. Il rejoint donc le front des pays non-alignés, qui refusent de rentrer dans la logique binaire imposée par ces deux formes modernes de l'Empire. Une position de liberté, bien vite fracassée par le jeu des grandes puissances mondiales. Et puis il y eut ce piège, cette souricière dans laquelle les Khmers rouges l'ont attrapé.
La personnalité ambivalente de ce « monstre sacré » possède d'emblée toutes les qualités d'un héros de théâtre, fascinant et terrifiant à la fois. C'est cette impression très forte qui guide la Troupe du Soleil dans sa tentative de restituer cette fable politique, en 1985, dix ans après l'entrée des Khmers rouges dans Phnom Penh, à l'image d'une traduction moderne des grands drames historiques shakespeariens que la troupe venait alors de monter juste avant.
Il faut dire que le destin de Sihanouk n'a rien à envier aux dynasties de l'Angleterre. En 1953, il obtient l'indépendance de son pays, sans verser une goutte de sang. En 1955, il abdique en faveur de son père, fonde un parti (le Socialisme bouddhique) et revient au pouvoir en 1960, à la suite d'élections démocratiques - ce qui lui permet de poursuivre son grand combat pour une réelle indépendance du Cambodge et sa neutralité dans les conflits du Sud-Est asiatique. Il devient l'un des ténors de la politique du « non-alignement », avec l'Indien Nehru, l'Indonésien Soekarno et le Chinois Zhou Enlai. Parallèlement à ses fonctions de chef d'Etat, il compose des chansons, écrit et réalise des films, avec le Cambodge comme personnage principal. Avant l'arrivée des Khmers rouges, en 1970, le Roi est renversé par un coup d'Etat, fomenté par son premier Ministre, Lon Nol, fort de l'appui des forces américaines, et manipulé en coulisses par Sisowath Sirik Matak, prince héritier autrefois éconduit par les puissances internationales au profit de Sihanouk. Le Roi trouve alors refuge à Pékin, où il s'allie avec les communistes cambodgiens, ses anciens opposants, qu'il avait lui-même baptisés les Khmers rouges.
Très vite, cette République du Cambodge périclite et, faisant le lit de la contestation, prépare l'arrivée des Khmers rouges, qui se servent de Sihanouk comme d'une vitrine pour susciter l'adhésion populaire. Il faut dire que Nixon et Kissinger n'y étaient pas allés de main morte pour tenter d'éradiquer leurs ennemis vietnamiens au Cambodge : 2 millions de tonnes de bombes déversés en 1973… Formées au maoïsme et à la guérilla, ces forces révolutionnaires prennent Phnom Penh en avril 1975 et installent le régime du Kampuchéa démocratique. Sihanouk alors piégé comme chef de l'Etat démissionne en avril 1976 et deviendra leur prisonnier, enfermé avec sa famille dans le palais royal, gardé par des enfants soldats. En 1979, les Vietnamiens, entrés en conflit avec les Khmers rouges, envahissent et « libèrent » le Cambodge. Ils cherchent à leur tour à manipuler le Roi, ce que les Chinois empêchent en obtenant à nouveau son exil pour Pékin. En 1991, après les accords de Paris, le pays est mis sous tutelle de l'ONU, pour organiser des élections libres en 1993. Ce qui le conduit à adopter un régime de type monarchie constitutionnelle : Sihanouk remonte sur le trône. Il abdiquera une seconde fois en 2004, « pour sauver la démocratie ». Son fils, Son Altesse Royale Norodom Sihamoni, lui succède. Sihanouk, personnalité fascinante, fut assurément mal considéré par les autorités françaises, qui n'ont rien fait pour le sortir du bourbier.
Le « Cambodge de théâtre » raconté par Hélène Cixous et les acteurs du Soleil est érigé en une fable universelle : en racontant la tragédie de ce pays, elle touche aux grands mécanismes de l'Histoire politique mondiale. Georges Bigot, qui incarnait le Roi Sihanouk, résume : « Le Théâtre du Soleil s'est emparé de cette histoire pour alerter le monde… même s'il ne s'agissait que d'un petit grain de sable dans le grand mécanisme, ou d'un simple battement d'ailes de papillon. »
En 1985, à Paris, les Cambodgiens venaient nombreux à la Cartoucherie pour regarder leur propre pays à travers les yeux du théâtre - jusqu'au fils du Roi, le Prince Sihamoni, qui s'était installé en France, où il pratiquait et enseignait l'art de la danse. En retournant la terre du potager qu'il cultivait pour nourrir sa famille placée en résidence surveillée au Palais Royal, il découvre un livre abandonné, échappé de l'autodafé de la bibliothèque de son père brûlée par les Khmers rouges. Il s'agit de Richard II de William Shakespeare, qui deviendra vite son viatique - comme il l'a confié à Georges Bigot. Quand il arrive à Paris, après la « libération » du Cambodge par les Vietnamiens, le Théâtre du Soleil est en plein cycle Shakespeare, et il retrouve Richard II, ce texte précieux qui l'a tenu en vie.
Quant à son père, Georges Bigot se souvient : « il nous a foutu une paix royale ». Jusqu'au jour où il s'est rendu à la Cartoucherie, dans le plus grand secret, pour assister à une représentation de L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge. Le public se retourne immédiatement sur cette figure irréelle, arrivée discrètement par le sommet des gradins et venue contempler sur scène sa propre histoire terrible, mais inachevée.
A l'entracte de la deuxième époque (le spectacle durait 9 heures en intégrale), Georges Bigot, « pour le voir en vrai », passe la tête par un rideau au moment où le Roi quitte la salle pour l'entracte. Sa femme, la Princesse Monique, remarque ce visage et Sihanouk s'arrête. Georges Bigot s'agenouille devant le Roi, qui se penche à son tour devant le Roi de théâtre. Ils finissent tous les deux prostrés et le Roi (le « vrai ») glisse à l'oreille de son double : « Merci à tous, pour tout ce que vous faites pour notre pays. »
Retiré dans la cuisine du Théâtre du Soleil, pour lui préserver cette fameuse « paix royale », comme l'avait souhaité Ariane Mnouchkine, Sihanouk partage un repas cambodgien avec ses proches. Durant tout le projet, de nombreux cambodgiens réfugiés en France étaient en relation avec le Théâtre. Deux d'entre eux y travaillaient, l'un comme cuisinier, Kim, l'autre, Li Nissay, en tant qu'acteur, et comme tous les acteurs du Soleil affecté à diverses tâches. Au moment de servir le repas qu'ils lui avaient préparé, Nissay se prosterne à ses pieds. L'autre, discret et mystérieux, assez secret sur sa vie antérieure, se dirige vers Sihanouk et le salue familièrement. Stupéfaction générale ! Il avait été des années durant l'un des goûteurs personnels de sa Majesté… Immanquablement, la question interdite est posée au Prince Sihanouk par un journaliste qui s'était infiltré : « Que pensez-vous du spectacle ? » Georges Bigot se souvient de sa réponse, qu'il formule en repassant dans la peau de son double : « Vous savez, à l'époque, je faisais aussi un peu de théâtre, mais mes amis français me disaient que je gesticulais beaucoup trop. Et quand je vois l'admirable Georges Bigot qui interprète le rôle de Norodom Sihanouk, c'est-à-dire moi-même, je crois que j'avais raison de gesticuler. »
Le projet du Théâtre du Soleil n'a jamais été de coller à la réalité, encore moins de ressembler aux protagonistes de l'histoire. Mais, paradoxalement, l'immersion dans le cauchemar cambodgien leur a permis d'invoquer des figures qui rejoignaient leur source d'origine. Georges Bigot livre un pan de son secret : « Pour jouer un personnage, même s'il s'agit d'une figure comme Pol Pot, il faut le reconnaître et l'invoquer, même si une part de lui est pleine de pourriture humaine. Si j'ai retrouvé “la voix” de Sihanouk, ce n'est pas par l'imitation, mais en me laissant entièrement guider par la forme de l'écriture d'Hélène Cixous. Elle a si bien su saisir les pulsions et les passions de Sihanouk, qui amènent sa voix à monter dans les aigus. Pour être un beau menteur, il faut être sincère. Il faut y croire, et donc faire appel à l' “Enfance”. Elle seule peut nous aider à traverser. Tout l'enjeu est de rentrer dans l'Histoire par le jeu. » C'est à cette condition qu'elle peut rejoindre ceux qui sont en face, les spectateurs, eux aussi en train de réveiller leur part d'enfance enfouie.

Sihanouk (San Marady) dans la mise en scène de George Bigot et Delphine Cottu en 2010. Photo © Everest Canto


C'est ce qui se produit pour une jeune étudiante, Ashley Thompson, qui reçoit le spectacle comme un véritable coup de foudre. Elle se rend sur place, se met à étudier la civilisation khmer, et soutient une thèse sur « Les Mémoires du Cambodge ». Devenue une khmèrologue de référence, elle travaille inlassablement sur les traces et les cicatrices de l'histoire cambodgienne. Vingt ans plus tard, elle n'a pas oublié le Sihanouk du Soleil et se met en tête de le faire revivre sur la terre de son pays. Sous son impulsion, à partir de 2007, le Théâtre du Soleil engage un processus de recréation de la pièce, en langue khmer, avec les artistes de l'école Phare Ponleu Selpak, ONG basée à Battambang. Son objectif initial était de mobiliser différentes formes artistiques pour tenter de dépasser les traumatismes de la guerre et de la vie en camps.
Durant ces quatre dernières années, Ariane Mnouchkine et plusieurs acteurs de la troupe se relayent pour construire peu à peu les conditions nécessaires à l'accouchement du spectacle. Au long de ce parcours semé d'embûches, il s'agissait d'amener ces jeunes gens sur le terrain de l'art, sans les déproprier de leur propre culture. Georges Bigot s'est peu à peu retrouvé en première ligne, « missionné » par le Théâtre du Soleil, pour créer cette adaptation cambodgienne de la mise en scène d'Ariane Mnouchkine. Une façon, pour lui, de revenir à cette aventure qu'il n'avait au fond jamais quittée.
Car il ne s'agit pas d'une œuvre nouvelle, même si rien n'a jamais été fait pour retrouver le spectacle de 1985, « qui est revenu comme par effraction », précise le Sihanouk de théâtre. Un remake de la mise en scène d'origine, comme on parle de remakes de films. « Les décisions surgissaient d'elles-mêmes, et nous faisaient retomber sur les choix d'origine des premières représentations en France, en 1985. On avait beau repartir de zéro, le travail du Soleil n'a pas tardé à réémerger », complète Delphine Cottu, une autre comédienne du Soleil, de la « génération » suivante, qui cosigne la mise en scène avec son aîné. Un tandem complémentaire qui réalise pleinement le désir de transmission du Théâtre du Soleil. Le regard que Delphine Cottu porte sur le travail est tout autre, puisqu'elle n'a pas vécu la création de l'intérieur. Elle précise : « Avant d'être un spectacle, ce projet est d'abord une aventure humaine, personnelle et collective, un parcours de vie à construire ensemble, un geste de formation et de transmission. Avec cette conscience claire que nous ne sommes là, Georges et moi, que pour permettre à ces jeunes artistes de se réapproprier leur histoire. » Une histoire que ces jeunes acteurs cambodgiens connaissent peu ou très partiellement, non seulement parce qu'ils viennent de loin, certains ne sachant pas lire, d'autres vivant des situations personnelles très lourdes, mais aussi parce que cette histoire n'a jamais pu être racontée au pays, avant que les procès en cours aujourd'hui des responsables Khmers rouges n'aient levé cet interdit. Plus généralement, l'ensemble des Cambodgiens ne savent pas grand-chose non plus de ces quelques années qui précèdent la prise de pouvoir des Khmers rouges, le coup d'Etat et la République éphémère du général Lon Nol, la rivalité du Prince Sisowath Sirik Matak avec Sihanouk. C'est d'ailleurs cette première Epoque qui sera présentée en octobre 2011 au Théâtre des Célestins à Lyon où seront données les premières représentations en France. Georges Bigot et Delphine Cottu souhaitaient ardemment que le spectacle se joue d'abord au Cambodge avant d'arriver en Europe. L'histoire en a décidé autrement.
Il reste difficile, aujourd'hui encore, de faire résonner cette histoire effroyable, dont les protagonistes sont toujours vivants et assument encore, pour certains, de hautes responsabilités dans le pays, comme le rappellent les difficultés du tribunal international en charge de juger les anciens dirigeants khmers rouges. Elle a laissé des traces, et une atmosphère très paranoïaque agite les esprits. Il est vrai que la figure de Sihanouk demeure aujourd'hui controversée. Même s'il est tombé dans le guet-apens des Khmers rouges, il conserve malheureusement l'image de celui qui n'a pas pu empêcher les massacres. « Dans notre travail théâtral au Cambodge, nous ne cessons de préciser le fil de cette histoire », complète Georges Bigot.
Dans un bel exercice de mémoire active, Hélène Cixous décrit très bien les enjeux de ce projet hors norme : « Lorsqu'un pays a terriblement souffert, et par la violence qu'ont exercée sur lui les grandes puissances brutales et par ses propres cruautés intestines, il a vitalement besoin de refaire connaissance avec lui-même par la mémoire, le récit, la réflexion, la rude vérité. Il a besoin de cultiver ses racines, bien et mal mêlés. Le temps est venu, et les porteurs d'avenir sont prêts : il y a, au bord de la scène, ces dizaines d'acteurs cambodgiens auxquels on doit la vie éclairée qu'ils attendent ; il y a là ces acteurs occidentaux souvent français du Théâtre du Soleil, qui vont joyeusement à la rencontre de ces générations khmères, afin de partager leur double expérience et faire cause et création communes. […]Il s'agit à la fois, premièrement d'initier de jeunes acteurs en devenir aux bonheurs de la création théâtrale, de leur donner les instruments et les fiertés d'une pratique où jouer et connaître se combinent, deuxièmement de leur donner mission et possibilité de ranimer la mémoire qui couve sous les cendres. De reprendre leur héritage, de devenir les héros actifs de leur destin, de se comprendre eux-mêmes, de se réadopter. Troisièmement, de regagner le temps perdu par les moyens les plus rapides, les plus excitants, ceux de l'imagination de la vérité. Ce qui s'annonce là-bas, à Phnom Penh ou Battambang, c'est une expérience inouïe : la renaissance d'une culture, revenant à elle-même après un désastre, à l'appel de ses nouveaux arrivants. C'est que la confiance en la cause, la conviction que la cause est juste, donne vraiment des ailes. Il y a là-bas un régiment d'anges dépenaillés. Les plumes tiennent avec des brins de ficelle. Il faut un peu d'argent pour qu'ils fassent bonne route en hauteur. »
Il fallait aussi que le conte continue à faire son travail. En 2012, si tout va bien, le spectacle sera joué à Phnom Penh, avec 26 acteurs et 4 musiciens, devant Son Altesse Royale Norodom Sihamoni, Roi du Cambodge, resté un fervent Ambassadeur des arts dans son pays. Avec 26 ans d'écart, l'histoire se répète étrangement. Lors d'une audience royale accordée à Georges Bigot en mars 2011, il a visionné des extraits de séances de travail et a été conquis. Sa Majesté a donc souhaité que cette pièce soit jouée au Cambodge, et le Roi Père a accordé l'ultime bénédiction, en réponse aux courriers d'Ariane Mnouchkine, Hélène Cixous et Georges Bigot. En juin 2011, à la veille du procès de Khieu Samphan, les jeunes acteurs et actrices de Phare Ponleu Selpak ont présenté à Battambang, sous la forme d'un travail en cours, l'histoire de leur propre pays. D'ores et déjà, des visiteurs venus assister au travail, sont sortis enthousiastes : « Ce que vous faites est formidable, mais vous ne pourrez jamais le montrer ici au Cambodge… », rapporte Delphine Cottu. Ainsi, l'histoire reste inachevée…

Bruno Tackels

1. « Le Théâtre se tenant responsable », par Hélène Cixous, texte intégral.