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Entretien avec Shoreh et Wajma (2010)

13 novembre 2010

 

 

Elles ont toutes deux 22 ans et vivent à Kaboul. Shoreh et Wajma ne sont pas des Afghanes tout à fait comme les autres. Elles font du théâtre et interpréter Tartuffe, même dans une version allégée, n’est pas une activité dépourvue de risques. Surtout pour des femmes, car elles sont les deux seules comédiennes du Théâtre Aftaab. Le mot en dari signifie "soleil". La troupe a ainsi clairement voulu signifier sa filiation avec le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, qui a été plus que leur inspiratrice. Il y a cinq ans, la metteuse en scène a organisé un stage au centre culturel français de Kaboul, où de jeunes Afghans ont découvert son théâtre et ses méthodes de création collective.

 

"Ce sont des choses comme ça qui équilibrent la présence militaire, explique-t-elle. Je pense qu’elle est nécessaire, mais elle ne peut qu’échouer si elle n’est pas contrebalancée par du civil entêté, honnête et efficace."

Précisément, la ténacité ne manque à aucune des deux parties. Les comédiens Afghans ont travaillé à fond leur français et le théâtre. "On a réussi à les faire venir quatre fois en France. Ils y ont présenté leur travail, sont restés sept mois à la Cartoucherie et ont effectué une tournée à Lyon. Ce n’est pas vraiment un parrainage mais plutôt une coalition des deux théâtres du Soleil, le petit afghan et l’ancien, pour ne pas dire une conjuration…"

"A Kaboul, être sur scène sans foulard surprend le public"

Ariane Mnouchkine, elle, a trouvé des partenaires pour élargir le cercle de cette conspiration artistique. Depuis le début du mois d’octobre, grâce à des bourses de la fondation Open Society de George Soros, de la région Rhône-Alpes et de l’Ensatt (Ecole nationale supérieure d’arts et de techniques du théâtre), Shura, Wajhma et onze de leurs compagnons ont rejoint la prestigieuse école artistique lyonnaise. Ils vont y compléter leur formation en art dramatique mais aussi s’initier aux lumières, à la scénographie ou découvrir des pratiques culturellement plus étonnantes. Deux des garçons, inscrits dans un module de dessin, se sont ainsi confrontés aux croquis de nu féminin.

Nul doute qu’ils en fassent le meilleur usage si l’on en juge par la qualité de leur première création. Ce jour-là (*)chronique avec humour l’histoire récente de leur pays, depuis l’arrivée des talibans jusqu’à la présence-occupation militaire américaine. Mis en scène par Hélène Cinque, une ancienne du Théâtre du Soleil, il en porte la patte évidente. Wajhma et Shura, qui sont les seules à ne pas appartenir au noyau initial de la troupe, sont loin de dénoter. Sous les dehors fragiles de leur âge tendre, elles sont redoutablement déterminées à devenir professionnelles. Pour la première, c’est d’ailleurs une évidence. Sa propre mère, comédienne de son état qui fait de la télé en Afghanistan, soutient sans retenue la passion de sa fille. "On a des problèmes avec des voisins et avec la famille éloignée qui disent que ce que nous faisons n’est pas bien, mais bon…" Pour la seconde, sans qu’elle s’étende sur le sujet, elle résume une situation familiale "un peu difficile, un peu compliquée" par un "mais moi, j’ai fait mon choix" sans appel.

Le métier ne se présente pourtant pas comme une sinécure. "Ça va être difficile de gagner sa vie, il n’existe pas vraiment de théâtre à Kaboul. Et si l’on veut dire quelque chose de fort, ça peut être dangereux, explique Shura. Le simple fait d’être sur scène sans foulard surprend le public. Et les réactions peuvent être hostiles. Sans compter ceux qui déduisent de cette liberté que nous sommes des filles faciles…" Le sexisme, en tout cas, n’a pas cours dans la troupe. Sur ce plan, Ariane Mnouchkine a été sans concession. "Il faut lutter pour ses valeurs et je l’ai toujours fait vis-à-vis d’eux. Je défends sans relâche l’égalité, des femmes en particulier, la laïcité…" Comme elle a aussi combattu les préjugés qui divisaient le groupe afghan, multiethnique par définition. "Je leur ai expliqué que leur projet n’était possible qu’à la condition qu’ils oublient les Pachtouns, les Tadjiks, etc. Qu’il n’y ait plus que des artistes. C’était difficile mais ils y ont beaucoup travaillé. Je pensais, par exemple, que celui qui devait diriger la troupe ne serait jamais élu en regard de ses origines et pourtant si. Il faut tenir bon même si je dois parfois manifester fortement mes désaccords ou ma colère."

"Jouer en Afghanistan, c’est parler de politique sans faire la guerre"

Figure maternelle évidente, Mnouchkine se défend de jouer les mères abusives. Certes, elle est encore allée les voir la semaine passée à Lyon et va profiter de trois semaines de tournée du Soleil dans la capitale des Gaules en janvier pour organiser à l’Ensatt un stage autour de sa méthode de création collective. Des procédés "un peu bizarroïdes et qui fonctionnent sur l’écoute de l’autre et de soi-même. En répétition, il n’y a pas de sacrilèges, tout peut être dit ou fait. On décide ensuite de garder ou non".

Les exigences artistiques d’Ariane Mnouchkine se doublent d’une prudence liée aux conditions d’exercice du métier en Afghanistan. Lorsque la troupe a monté Tartuffe à Kaboul, elle leur a adressé un e-mail pour dire combien elle admirait leur courage, leur héroïsme soulignant toutefois qu’elle voulait des "héros vivants" avant tout. Mais comme toute véritable mère, elle leur accorde une totale confiance. Shura et Wajhma ont beau préférer la version intégrale de la pièce de Molière, "parce qu’on est plus dans la vraie vie, on embrasse, on danse", elles se contentent d’une version allégée, plus acceptable. Toutes deux entendent bien exercer leur art par passion mais aussi comme une mission. "Jouer partout est important pour notre connaissance du monde et pour montrer ce qui se passe dans notre pays, explique Shura. Mais Aftaab, c’est le théâtre d’Afghanistan et on doit jouer devant notre public". "On peut ainsi, renchérit Wajhma, parler de notre vie et de politique d’une autre manière, sans faire la guerre." Les lointains inventeurs grecs du théâtre ne disaient pas autre chose.

 

Jean-Luc Bertet - Le Journal du Dimanche
Samedi 13 Novembre 2010

 


(*) La pièce sera reprise à l’automne prochain dans le cadre du festival lyonnais Sens interdits.