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Lieux du possible - Ariane Mnouchkine, François Campana et Anne Quentin

 


    © Archives Théâtre du Soleil                              

 

Comment avez-vous repéré la Cartoucherie ?

Quand j’ai commencé avec des amis, étudiants comme moi en Sorbonne, j’étais ignorante. Nous avons créé notre première compagnie, l’Association théâtre des étudiants de Paris (ATEP), simplement pour être heureux ensemble. Nous avons proposé Gengis Khan (1961) dans les Arènes de Lutèce. Puis je suis partie longtemps en voyage. Et quand je suis rentrée, nous avons fondé le Théâtre du Soleil en montant Les Petits Bourgeois (1964). Nous avons été accueillis par la MJC de la Porte de Montreuil où nous avions répété et au Théâtre de la rue Mouffetard. Pour La Cuisine (1967), nous avons été hébergés par le Cirque Médrano à Montmartre. On y a fait un petit triomphe avec 63 000 spectateurs. À l’été 1969, nous avons commencé à répéter 1789 au Palais des Sports dont nous avions les clefs parce qu’ils repeignaient les chaises en rouge. L’odeur était insupportable ! Il fallait bouger. Un de mes amis nous a parlé de la Cartoucherie. À l’époque, l’Armée rétrocédait à la Mairie de Paris un certain nombre de ses biens. Quand je m’y suis rendue, un seul soldat restait, il fermait. J’ai appelé immédiatement la troupe pour qu’on y répète, mais comme je ne suis pas une squatteuse dans l’âme, j’ai foncé à la mairie où l’on m’a remis un papier à entête avec drapeau tricolore pour me permettre de rester dans ce lieu qui ne valait rien. Ce papier nous a permis d’achever les répétitions sans qu’on nous mette dehors. Mais il n’était pas question d’y jouer, la verrière était crevée, il faisait très froid. Pourtant, à notre retour d’Italie, où nous avions créé 1789 et fait un triomphe, personne ne nous a appelés. Nous voulions un hangar, nous l’avions. Le 26 décembre, nous avons pu présenter 1789 à la Cartoucherie grâce à mon père qui avait accepté de me prêter 100 000 francs pour reboucher la verrière. Il n’y avait qu’une toilette, des gravats que l’on avait retiré in extremis et il fallait repeindre pendant le spectacle. Le public tapait des pieds pour se réchauffer. En quinze jours, le ministère de la Culture qui avait entendu parler de notre succès y a fait installer le chauffage. Nous avions investi la Cartoucherie en quatre mois, et je peux dire aujourd’hui que si nous ne l’avions pas eue, nous n’existerions plus.

Pourquoi avoir osé un lieu qui n’était pas un théâtre ? Auriez-vous pris un théâtre si on vous l’avait proposé ?

Je rentre dans l’institution, je meurs ! Mais au début, je ne savais pas que je ne voulais pas de théâtre. Lorsque nous avons créé Les Clowns en 1969, nous avons joué dans des théâtres comme la commune d’Aubervilliers. Mais pendant que nous jouions La Cuisine, de Arnold Wesker, j’ai senti qu’il fallait faire autre chose. C’était un génie, il avait ouvert toutes les portes et les avait fermées. Il était insurpassable, j’étais écrasée. J’ai dû me dire à ce moment-là : surtout ne vas pas là ! La Cartoucherie est un espace de liberté qui m’a permis de vivre autrement le théâtre.

En quoi cet espace était-il impossible dans l’institution ?

Quand j’étais plus jeune, j’étais très réactive, alors que je nourris aujourd’hui à l’encontre de l’institution, une forme d’indifférence. Je constate que l’on y voit parfois des œuvres créatives et je me demande comment c’est possible dans des endroits pareils ! Même si les institutions nous accueillent parfois… Les théâtres sont des lieux impossibles parce qu’ils ne sont pas fondés sur les rapports humains. Tout y est guerre, bataille. Il faut cesser de répéter parce qu’il y a une réunion syndicale ou bien on ne peut y boire un verre parce que les portes ferment après le spectacle. Je ne dis pas que Jean Vilar, la décentralisation, les centres dramatiques n’ont pas été utiles. Mais tout cela s’est fossilisé. Le théâtre est devenu une nomenclature. Ne pourrait-on imaginer des institutions sans immédiatement y plaquer une nomenclature ? Il existe aussi sans doute des gens qui aiment leur théâtre. Moi, j’ai besoin de travailler avec des gens qui ont besoin de théâtre.

   © Michel Maingois

Le Théâtre du Soleil est devenu indissociable de la Cartoucherie tant vous y avez développé une autre idée de l’accueil du public…

Je ne sais pas si c’est né d’une idée, mais plutôt d’une nécessité. Au début, les gens venaient de loin, ils marchaient dans la boue, il était important de leur permettre de s’alimenter, et avec de bonnes nourritures. Nous voulions rendre les gens heureux. 1789 exigeait un champ de foire. Nous avons demandé un terrain de la taille d’une aire de basket, car nous savions qu’il y avait des terrains de basket partout !

C’est donc le projet qui a donné cette configuration à la pièce ; c’est aussi la pièce qui exigeait des comédiens-spectateurs. Pour les mêmes raisons, c’est parce qu’il n’y avait pas de loges à la Cartoucherie que les acteurs se maquillaient en public. Nous avons gardé l’idée. Mais je crois que notre public est d’abord celui du Théâtre du Soleil. Même s’il est devenu celui de la Cartoucherie qui sait qu’ici, il y a de bonnes et de moins bonnes années.

Un certain nombre de compagnies investissent des lieux non conçus pour le théâtre dans lesquels elles cherchent un rapport différent au public. Vous sentez-vous une filiation avec ces lieux ?

Une filiation, ce serait très prétentieux de ma part. Mais je sens que cette bataille que je croyais un peu perdue ne l’est peut-être pas. Quand on me dit « vous êtes la dernière », je réponds toujours « cela me rend triste, je préfèrerais être la première et que plein de gens soient derrière ». Il y a des gens dans des lieux qui n’ont pas laissé tout renverser. Des lieux traversés de ce qu’il y avait chez nous de manière prophétique, sans même le savoir. En 1964, nous ne savions pas qu’il y aurait la mondialisation, pourtant on sentait bien qu’il ne fallait pas rentrer dans la moulinette. Et ces gens sans doute ne le veulent pas non plus. Ils recréent une maison, des villages, des communautés à medure humaine avec une aspiration au sublime, au sacré, à la poésie ou à la beauté. Peu importe, ils aspirent… Lorsque j’ai une relation profonde à des artistes de ce genre, c’est parce que nous avons une aspiration commune, pas seulement à la création, mais à une vie plus belle, plus enfantine, plus amoureuse… Qu’on l’appelle projection utopie, rêve ou tentative, nous amenons dans nos lieux des choses vivables où les conflits peuvent se régler, où des gens qui ne se parlent jamais peuvent d’adresser la parole ou rester silencieux côte à côte. Où l’on ne s’adresse pas à l’autre sur le ton de la guerre civile, où l’on se respecte, artistes et public, mutuellement.

Plutôt que filiation, vous sentez-vous des affinités avec eux ?

Je me sens des affinités avec certains et pas avec d’autres, et alors ? Je peu avoir des affinités très fortes avec des gens dont les spectacles ne me touchent pas du tout. Certains comportements sont très lointains des miens. Mais tant que l’aspiration à la recherche du beau existe, tant que je sens une route ascendante, un chemin de recherche, il peut se créer des solidarités, des humanités.

Tous ces lieux revendiquent une liberté qui leur permet une grande souplesse d’accueil et aussi de programmer à court terme…

Nous aussi, on ne peut pas faire autrement. Dans une institution, programmer, c’est s’intéresser à des produits déjà empaquetés d’avance. C’est de la folie pour des jeunes compagnies. Même à nous, on nous demande de s’engager à deux ans. Mais je ne sais pas ce que je serai dans deux ans. On veut nous faire travailler comme des chanteurs d’Opéra. C’est une absurdité. Nous avons rencontré l’Odin Teatret d’Eugenio Barba en juillet et nous l’accueillons maintenant. Dieu merci, c’est possible. Nous savons depuis quinze jours seulement qui nous recevrons dans deux mois. L’institution fonctionne de manière anti-artistique, elle ne peut pas laisser la place à ce qui est hasardeux, ce qui vient de naître. Or, si on n’accueille pas celui qui vient de faire, il peut mourir…

De la même manière, les lieux que nous avons visités manifestent une vraie ouverture à l’international…

En France, nous n’avons pas à nous plaindre. Mais ailleurs, les créateurs qui veulent travailler n’ont pas d’autre solution que de se prendre en main, ils n’ont même pas l’institution ou n’ont qu’elle. Il est donc presque plus facile à ces lieux à la marge en France, de nourrir des rapports avec des gens qui sont dans la même situation. Nous-mêmes, avec l’Odin Teatret, nous avons des aspirations communes sur le théâtre, parce que nos troupes sont semblables. Ici, on nous considère toujours un peu comme la bohème. Mais eux, ce n’est pas la bohème qu’ils vivent, c’est la réalité. Et puis, l’étranger nourrit un rêve, un nomadisme intérieur. Car au fond, nous avons des désirs mêlés de maison et de nomadisme. Ici, je ne me sens pas immobile. Je bouge. Mais quand nous partons trois mois, la jungle reprend ses droits, il faut réparer. J’ai le sentiment que nous sommes une caravane arrêtée et je pense que dans ces lieux, on partage le même sentiment. Voilà un autre problème de l’institution. Elle est nécessaire, mais elle est bête parce qu’elle est arrogante. Soit franco-française, soit quand elle travaille avec l’étranger, c’est pour imposer un certain type de dramaturgie.

Pourquoi les hommes de théâtre sont-ils toujours obstinément à la recherche d’une maison ?

Parce que le théâtre est une maison. Un lieu est une nécessité. C’est parce que c’est « chez nous » que le public s’y sent bien. C’est nous qui leur disons, vous êtes chez vous. Nous qui ouvrons la porte, mettons le fleurs dans les vases, faisons à manger, faisons un théâtre… Pour cela, il faut que j’aie les clés, que je sois responsable de ce « chez moi ». Que je puisse y travailler jusqu’à quatre heures du matin. Que je puisse y dormir. On ne connaît son théâtre que quand on y a dormi. Écouter le théâtre la nuit, c’est ce que ces lieux cherchent…

On sait le temps passé par le Soleil pour répéter et jouer ses spectacles, on pourrait imaginer ce lieu tout à vous. Pourquoi accueillez-vous d’autres troupes et selon quels critères ?

Pendant qu’on répète, on ne peut pas accueillir le public, tout simplement parce qu’on n’en a pas la force. Comme on ne peut pas donner d’argent aux gens que l’on accueille, ils prennent la recette. On ne leur demande pas d’argent et l’on n’en donne pas. Mais cela nous coûte. Nous n’avons pas de personnel, c’est nous qui accueillons le public, répondons au téléphone, faisons le ménage. Quant à nos critères d’accueil, parfois je me mets en colère et je dis : « Je ne prendrai que ce que j’ai vu », mais c’est impossible. Alors je fais confiance aux comédiens de la troupe qui me conseillent des spectacles ou bien j’accueille les anciens du Soleil. Mais je crois que mon premier critère est la troupe. Dès que je sens l’embryon d’une histoire collective et non pas le petit coup monté comme cela, cela m’intéresse. Bien sûr, une troupe de qualité avec un bon metteur en scène de préférence ! (Rires)

Comment la troupe est-elle financée ? Quels sont vos rapports au politique ?

Nous avons un rapport à l’Etat comme compagnie conventionnée et je ne vous cache pas que je préfère cela à devoir entretenir des liens avec la ville de Paris ! Nous en sommes locataires, c’est tout et pour un loyer de plus en plus onéreux. La ville nous verse une subvention compensatoire équivalente à la moitié du loyer. Ma convention stipule que je dois créer deux spectacles tous les trois ans. En revanche, je dois les jouer. C’est moi qui ai rédigé ma convention. On me demandait de créer mais pas de jouer. J’ai proposé de monter moins de spectacles mais de beaucoup les jouer. D’avoir le temps de labourer le public. En général, une compagnie répète deux mois pour jouer un mois. Quel sens cela a-t-il ?

La Cartoucherie, 14 décembre 2000

Propos recuillis par François Campana et Anne Quentin extrait de "Lieux du possible" (2001)

 

   © Michel Maingois