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Une sensation de Phare

« Un cœfficient d’incalculable grandeur » voilà ce que sent Proust dans la netteté du petit bourdonnement de guêpe dans le ciel de l’été 1913, et ce n’était ni un moucheron, ni un oiseau, mais « un aéroplane monté par des hommes, et veillant sur nous. »

Ce moucheron-aéroplane-cheval céleste, cette infime monture sonore qui nous donne toute la hauteur du ciel d’été amical et vertigineux c’est notre spectacle. Il est comparable à ces minuscules fleurs de papier japonais, petits morceaux de vie indistincts qui, à peine sont-ils plongés dans un bol de théâtre rempli d’eau, s’étirent, se contournent, se colorent, deviennent des maisons, des bonshommes, des arbres, des navigateurs, des hommes d’état, des cantatrices, des bagnards, des personnages enfin quoi ! et toute l’Europe et ses environs, les océans et les Amériques.

Cet indice de grandeur incalculable on l’aura eu aussi en ouvrant un jour de l’an 2008 un petit roman de Jules Verne, qui avait survécu cent ans à son auteur et se retrouvait un peu perdu à l’étal d’un bouquiniste dans un marché de Paris. À peine avait-on trempé un regard dans son infusion de mots que sur la ruine de papier on voit monter vers le ciel un fourmillement monumental.

Nous voilà en été de l’an 1895, c’est peut-être tout de suite après en 1904.

Quels bonheurs ces jours-ci ! Nous sommes aux commencements merveilleux du plus enthousiasmant des siècles, le vingtième, ce temps électrique, qui arrive en accélérant de toutes ses vitesses.

Pensez ! On n’a jamais vu, depuis la révolution galiléenne, une telle concentration de découvertes. En sciences, la révolution est totale, absolue : ici nous avons la logique formelle, ici la théorie des ensembles. Ici « La Science et l’Hypothèse » ce texte révolutionnaire de Poincaré, et voici en 1905 la loi de Planck et il s’ensuit la théorie de la mécanique quantique. Nous allons bientôt cesser d’être plus lourds que l’air, si ça continue. Le nouveau siècle déploie ses ailes. Chaque jeune année brille d’un feu nouveau. Nous sommes au carrefour. C’est comme s’il y avait une réaction alchimique entre les différentes révolutions qui arrivent à leur terme en même temps.

Et par ici, l’essor éclaireur des continents intimes, l’élan de la psychanalyse. Cette année Freud trouve les clés de l’inconscient. C’est cette sensation de Phare qui inspire les fabuleuses explorations de Jules Verne, récits pour les enfants de tous les âges que nous sommes, petits voyants et intrépides heureux de ce Temps qui ne connaît plus le non.

En ces quelques années, disons de 1890 à 1914, tout a changé. Il n’y a pas un recoin de physique, de mathématique, chimie, biologie, qui ne soit bouleversé. Vous vous souvenez, le souffle du bonheur ! Des plus petites aux plus grandes choses tout est soulevé et transporté comme sur un autre continent. C’est comme si on passait de Paris ou Berlin d’un coup d’aile en Patagonie ! Tenez, vous voyez ce jeune homme allongé dans un pré de Normandie, la tête au futur ? C’est Marcel Proust. Il fait beau. Il écoute : il entend un bourdonnement d’insecte dans le bleu du ciel : et c’est la révolution de tous les sens. Quoi ? Cet insecte qui brille ? Un aéroplane : l’émotion surhumaine. On ne le voit pas ; et puis on le « voit » : les hommes, non, des anges, des chevaliers célestes sont là-haut, et le temps et l’espace sont métamorphosés ! Deux kilomètres en train ce n’est pas deux mille mètres dans l’infini vertical. Les points de vue humains subissent des transformations-éclair.

Et voilà comment la littérature et les aéroplanes font la noce, chez Kafka comme chez Proust, comme au Shambala : on décolle ! On fait voler l’imagination autrement. Distances et extrêmes extrémités sont à la portée de nos nouveaux rêves. Pensez ! Un jour Ader vole à trois centimètres du sol et dix ans plus tard on est aux étoiles.
Dorénavant nous désirons et conquérons avec moteur électrique. À nous l’automobile ! Le téléphone ! Et : la Radio ! Nous irons plus loin, jusqu’au bout, jusqu’aux pôles. Attention ! par là-bas c’est l’inconnu. Shackleton approche du Pôle Sud avec son Endurance.
On n’a jamais vu une époque aussi fougueuse et aussi avide d’extension et de nouvelles forces.

Nietzsche vient de nous dire : « l’homme est un animal prometteur ». Oh oui, ça promet ! L’homme est un animal inventeur. Et récepteur : c’est comme s’il y avait, en ces années, un phénomène de propagation par contiguïté des esprits, une contagion des forces de vie. 

L’électricité, cet événement absolu, aura allumé plus qu’une lampe : désormais l’histoire de l’humanité a lieu aussi la nuit. Le fait qu’on puisse vivre, travailler, créer la nuit, est un miracle technique. Et comme nous sommes encore aux tout-commencements, l’Habitude, le monstre qui éteint tout, n’a pas encore terni l’éclat du merveilleux.

C’est dans ces ans enivrants que nos personnages entreprennent. On s’élance. Il est naturel, en ces temps propices, que l’on ait l’idée et l’envie de changer le monde, et de le peindre aussi, dans ses mouvements nouveaux, ses aventures, ses enfances de l’art.

Et naturellement la vaste sphère politique est elle aussi saisie de convulsions. Ça craque aux coutures. Classes, frontières, régimes, trônes, pouvoirs, modèles sociaux, tout est agité, secoué par l’Esprit de liberté, car tout est lié : l’automobile et les mouvements ouvriers, la psychanalyse, la linguistique et les droits des minorités. Subtilement, politiquement, moralement, on avance en sciences et en solidarités : dans la même saison où paraît en France le premier numéro du journal qui ose s’appeler l’Humanité, paraît en Allemagne l’article d’Einstein intitulé « De l’électrodynamique et des corps en mouvement ». Relativité, Humanité s’avancent ensemble. Qu’ont-ils en commun Jaurès et Einstein ? Au moins un trait : l’amour prudent et raisonné de la paix.

Si La Paix, on en parle, on y pense tellement, c’est que tous ces « progrès » techniques et politiques, ne vont pas sans un progrès paradoxal : la guerre aussi mûrit, nourrie de jalousies, de rivalités, d’appétits démesurés. Le monde en s’agrandissant fait croître les voracités. Cette époque fabuleuse c’est aussi le temps amer des avidités impérialistes, des inflammations nationalistes. L’Europe veut manger les autres continents. La petite Angleterre a un estomac gros comme deux continents, la France s’étale sur l’Afrique et jusqu’en Asie, l’Allemagne ne décolère pas. Les dragons fouettent l’air de leurs queues meurtrières.

N’y pensons pas. Jamais l’art n’a été aussi fastueux. L’opéra nous enivre : sommes-nous trop malades pour y aller, nous pouvons nous abonner au théâtrophone et écouter Wagner, Debussy ou Strauss de notre lit. Ce que fait Proust. Le lointain est dans la chambre, dans le grenier. Et voilà le cinématographe ! Naturellement la première chose qu’il fait, à cette époque où le Voyage est devenu la chose du monde la mieux partagée, c’est d’aller dans la Lune.

Et si nous y allions ? Si nous cherchions la lune sur la terre ? De quoi aurait-elle l’air ? Elle serait blanche, brillante et vierge. Ce serait une île. Imaginons. On pourrait y tracer le modèle de l’humanité future. On dessinerait la démocratie idéale trois mille ans après Eschyle.

Jaurès a bien dit dans son premier éditorial du 18 avril 1904 que « l’Humanité n’existe pas encore, ou bien elle existe à peine… » Il voulait parler de l’Humanité humaine, naturellement, l’humanité humaniste, l’humanité-égalité, justice, partage. L’Humanité ! « L’Humanité n’existe pas encore » mais elle viendra. Elle vient. Oh ! Oui c’est le siècle de l’Humanité qui vient, se dit-on. Et elle s’annonce moderne, dynamique. L’air est mythologique. Les êtres humains sont prolongés, agrandis, étendus, portés au-delà de leurs périmètres. Ils aspirent.

Et Jaurès a dit : ou elle existe « à peine ». Eh bien, si cet « à peine », c’était nous. On prendrait la peine de la faire naître à peine, un peu, modestement, idéalement, scène par scène.

Nous commençons à accomplir les prophéties de Rimbaud. Nous nous chargeons d’humanité. Nous trouvons une nouvelle langue pour peindre en images la quantité d’inconnu. Et les femmes, aussi ! Elles seront en avant.

Jusqu’où irons-nous ?! Plus loin que l’Inde, plus loin que le Chili et l’Argentine !
Aujourd’hui, nous sommes le 29 Juin 1914.

Qu’est-ce qui pourrait nous arrêter ?

Hélène Cixous, 16 octobre 2009

(Extrait du texte-programme du spectacle. Théâtre du Soleil, 2010)