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Entraînement des comédiens


En Inde, autrefois, les danseuses de Bharata Natyam étaient vouées au temple et à sa divinité. Plus tard, elles dansèrent devant le roi et la cour. Aujourd'hui, elles participent à des solennités nationales ou se produisent dans des récitals. D'art sacré, le Bharata Natyam est devenu une technique qui respecte l'enseignement consigné dans le Nâtya Çâstra (où sont codifiés les mouvements de la tête, des yeux, des sourcils, du nez, du cou) et l'Abhinayadarpana ou Miroir des gestes (qui fixe les gestes des mains, ou hastas, véritable langage). La posture fondamentale consiste à plier les genoux vers l'extérieur, talons joints, pieds nus, bras à la hauteur des épaules et coudes légèrement ployés.

J'ai fait travailler les comédiens du Théâtre du Soleil au moment de La Nuit des rois. J'avais vu Richard II et j'avais été assez impressionnée. Leurs entrées étaient très dynamiques ; dans La Nuit des rois, Ariane Mnouchkine leur demanda constamment de « dessiner » leur corps. Au cours des répétitions, c'était un mot clé. A partir de la technique du Bharata Natyam, nous avons cherché un dessin qui permette aux comédiens de se sentir ailleurs, dans une Inde imaginaire. Mon rôle consistait essentiellement à leur donner un cours de danse indienne, le matin, ainsi que des indications d'ordre stylistique, pendant ou à l'issue des répétitions. Indications qui, elles, n'avaient rien à voir avec la danse ; elles étaient d'ordre pratique : comment s'asseoir au sol, se relever, avec un pantalon bouffant.

C'est avec La Nuit des rois que les comédiens commencèrent à s'asseoir vraiment au Théâtre du Soleil. Il me fallut trouver l'essentiel du geste sans parasiter leur jeu : les entrées, les démarches, une certaine façon de poser son pied, de s'appuyer, de trouver une position de repos, de se mettre debout en sentant quel pied devait passer d'abord pour éviter l'effort.

Ce n'est pas évident. Il faut que les choses glissent et que tout soit en place comme par magie.

Dans le cours de Bharata Natyam, je leur enseignais la position de « première » demi-pliée, les genoux tournés vers l'extérieur, le plus assis possible, ce qui permet des déplacements extrêmement rapides. On maintient un rapport très serré entre le centre de gravité et le sol et on élimine la translation verticale en marchant ; le centre de gravité est poussé à l'horizontale. Cela permet d'aller très vite et d'accomplir un parcours maximal avec une amplitude de jambes minimale (mais comme on déplace tout le corps en même temps, cela donne l'impression que la danse indienne est statique). J'ai évité les entrées « de théâtre » et les grands pas désordonnés, en essayant de préserver l'unité du personnage. La plus grande difficulté vint de la position de bras du Bharata Natyam, longue à acquérir, pour y être à l'aise et l'exécuter sans effort. Il faut conserver le coude levé et casser les poignets.

En ce qui concernait le travail statique, je transmis aux comédiens, comme à des danseurs, la technique de base du Bharata Natyam ; pour les déplacements, je leur proposai ce qui pouvait leur être utile en fonction de ce que j'avais vu en répétitions. Je semai de petites graines et des choses me venaient en retour. Au début, La Nuit des rois était presque une tragédie ; à la fin, elle redevint comédie ; les gestes s'élargirent au cours d'un travail stylistique, ils furent habités par ceux qui les exécutaient. En fait, seuls les interprètes de Maria et du Fou dansaient réellement. Pour L'Indiade, j'entraînai surtout les comédiens à se décontracter. Ils n'avaient plus à styliser comme dans La Nuit des rois, mais à se rapprocher d'une réalité. A partir du moment où les répétitions commencèrent, les cours cessèrent. Nirupama est danseuse, et les nombreux Orientaux de la troupe témoignaient d'une grande aisance dans ces « assoyures » et ces « relevures » - comme dit Ariane -, toujours extrêmement pénibles à voir si elles trahissent l'effort.


Odette Aslan : Decroux parlait du petit asseoiment.
Maïtreyi : Je trouve que « l'assoyure » est encore plus bas, et qu'avec « la relevure », on se redresse d'encore plus bas !
Françoise Jouffroy : Cette marche en demi-plié doit être extrêmement fatigante ; dans la marche normale, le mouvement pendulaire haut et bas économise l'énergie.
Maïtreyi : On plie, on tend ; on plie, on tend ; Georges Bigot entrait de cette manière dans La Nuit des rois. On est tout le temps sur ce petit rebond vertical, mais l'impulsion est donnée dans le sens horizontal. Même chose pour reculer. C'est très dynamique et même grisant ; l'énergie s'accumule, elle ne se perd pas.
Claire Heggen : Pour quelqu'un qui ne l'a jamais fait, c'est probablement éprouvant. L'intégration d'une technique extra-quotidienne donne l'apparence de la facilité ; en fait, c'est très sophistiqué. Cette sophistication, cet extra-quotidien, donnent de la théâtralité au mouvement. 
Béatrice Picon-Vallin : En dehors de vos cours, les comédiens avaient-ils un autre entraînement corporel ?
Maïtreyi : Aucun, en dehors des répétitions proprement dites. Ils s'y jetaient avec fougue, sans aucun échauffement collectif. Peut-être certains s'échauffaient-ils un peu, individuellement. Sinon, ils se concentraient sur le personnage. Beaucoup ont travaillé à l'École de J. Lecoq, et ils sont très jeunes, donc souples. Des « aînés » disparurent lorsqu'il fallut commencer à travailler sur les Shakespeare et faire ce grand effort corporel.

MAÏTREYI
"Entraînement des comédiens au Théâtre du Soleil", in Le Corps en Jeu, CNRS Editions, coll. Arts du spectacle/Spectacles, histoire, société, Paris, (1993) 1996, pp. 347-348