Béatrice Picon-Vallin : Quand avez-vous commencé à travailler avec le Théâtre du Soleil ?
Guy-Claude François : J'ai suivi une formation de scénographe, créateur de décors et régisseur de théâtres à l'Ecole de la rue Blanche [École nationale supérieure des Arts et Techniques du Théâtre (ENSATT).]], où j'ai eu comme professeurs Jacques Gaulme pour la conception de décors, et Lucien Pascal pour la régie, qui était alors directeur technique de la Comédie-Française. J'ai ensuite été directeur de scène du Théâtre Récamier. À l'époque, ce théâtre accueillait de nombreuses troupes émergentes, comme celles de Patrice Chéreau, Victor Garcia, avec qui j'ai eu l'occasion de travailler. C'est là que j'ai rencontré Ariane et la troupe du Théâtre du Soleil qui jouait Le Capitaine Fracasse, en 1965.
Quelques années plus tard, en 1968, à l'occasion du Songe d'une nuit d'été, Ariane m'a engagé pour la restauration et l'aménagement du cirque Médrano, qui n'existe plus aujourd'hui. Mais c'est avec L'Âge d'or que j'ai vraiment commencé à travailler pour le Théâtre du Soleil en tant que scénographe.
B. P.-V. : En 1970, vous vous installez à la Cartoucherie. Comment s'est déroulé la réhabilitation de ce lieu ?
G.-C. F. : Au mois d'août de cette année-là, nous étions au Palais des Sports, où avaient lieu les répétitions et le montage des décors de 1789, qui avait été commandé par Paolo Grassi au Piccolo Teatro de Milan. Nous étions à la recherche d'un espace qui puisse être à la fois un lieu de production, de répétition, et un entrepôt de décors. Un jour, Christian Dupavillon - qui avait été chargé de répertorier tous les espaces en friche de Paris - est venu nous dire qu'il y avait un espace dans le bois de Vincennes qui pouvait nous convenir. L'endroit était extraordinaire. Nous avons fait une demande à la Mairie de Paris, où tout le monde était en vacances, sauf une permanencière, Jeannine Alexandre-Debray. Enthousiasmée par le projet, elle a pris la responsabilité de nous installer ici. Depuis, nous nous sommes accrochés à ce lieu.
B. P.-V. : Quels ont été les principes qui vous ont guidés dans la restauration de cet endroit, comment l'avez-vous fait vôtre ?
G.-C. F. : Jusqu'au mois de novembre, nous l'avons considéré comme une base, et non comme un lieu de représentation. Mais nous nous sommes rendu compte qu'il était très difficile de trouver des espaces pour jouer 1789, puisque nous voulions jouer en-dehors des théâtres. La scénographie de ce spectacle avait été établie sur la base d'un terrain de basket-ball, de quatorze mètres sur vingt-six. C'était pour nous une garantie de pouvoir jouer dans le monde entier, puisque les mesures des terrains sont toujours les mêmes. Mais malgré le succès que nous avons eu en Italie, le spectacle a été refusé par de nombreux théâtres. Nous avons alors décidé de jouer à la Cartoucherie, et en l'espace d'un mois, nous avons réalisé les travaux nécessaires à l'accueil du public. L'installation a donc été très rapide dans un premier temps, puis elle s'est améliorée au fil des années.
B. P.-V. : Peut-on parler de " bricolage ", de travaux " au coup par coup ", ou y a-t-il eu une pensée plus profonde qui a amené à l'espace tel qu'il est aujourd'hui ?
G.-C. F. : Notre manière d'agir n'a été déterminée par aucun concept ou précepte. Notre démarche a toujours été extrêmement pragmatique. Au début, nous modifions l'espace pour chaque nouveau spectacle, ce qui entraînait un réel bouleversement du lieu dans son infrastructure même. À tel point qu'aujourd'hui, c'est un endroit que je connais par cœur. Je n'ai besoin d'aucun plan pour y dessiner un projet.
B. P.-V. : Les espaces presque vides des spectacles du Théâtre du Soleil évoquent les scènes du Nô. Comment définir votre rapport à l'Orient ? Est-il très pragmatique ?
G.-C. F. : Depuis que j'ai découvert l'art de la construction en travaillant au Théâtre du Soleil, je m'intéresse beaucoup à l'architecture, qui ne faisait pas partie de ma formation initiale. D'une manière générale, quand j'aborde un spectacle, je plonge dans son sujet, dans son univers. Je dis souvent à mes élèves de l'École des Arts décoratifs que lorsqu'ils ne connaissent pas une culture, il faut qu'ils commencent par s'intéresser à la religion, à la géologie et au climat, pour comprendre comment les gens vivent. C'est pour moi la trinité qui permet de pénétrer dans une civilisation. L'Orient est un mot très abstrait, car il rassemble des pays très différents. Concernant la structuration des bâtiments, le rapport entre les acteurs et les spectateurs, il y a beaucoup d'éléments que l'on retrouve dans l'histoire du théâtre, en Orient comme en Occident. Par exemple, le rapport de l'acteur au spectateur se fait toujours sur la base d'une géométrie. Il ne s'agit pas seulement d'une question de frontalité. Il y a des trames géométriques qui se dessinent et qui sont plus propices à ces rapports. Mais on pourrait dire la même chose à propos d'une place publique.
D'autre part, quand Ariane use du code théâtral japonais pour interpréter des pièces de Shakespeare, c'est parce que la puissance que ces codes permettent d'atteindre correspond à sa lecture de Shakespeare. Il en est de même à propos de la scénographie : on retrouve des " outils " dans le théâtre des autres qui nous sont utiles, l'essentiel étant de discerner l'objet pour lequel ces outils sont nécessaires. A partir de ce moment, je peux dire que je me sens familier avec les formes de théâtre asiatique. Tout ceci est, finalement, assez pragmatique. Et pour revenir au " vide " que vous évoquiez, il est une obsession des artistes, architectes et autres créateurs d'espaces, dans la mesure où chacun cherche à élaborer le lieu qui permettra l'expression la plus parfaite de ce qui s'y déroulera.
B. P.-V. : Revenons à ces " trames géométriques " dont vous parliez. Comment définir ce qu'est une trame ?
G.-C. F. : C'est un espace qui s'établit sur la base d'un nombre, que l'on appelle souvent improprement le " nombre d'or ", se basant sur l'être humain. Au Japon par exemple, le tatami mesure à peu près un mètre quatre-vingt sur quatre-vingt-douze centimètres, c'est-à-dire la taille d'une personne couchée. Cette trame est ensuite multipliée, déclinée, assemblée, pour former une surface cohérente. Il en est de même chez les Grecs de l'Antiquité, par exemple.
B. P.-V. : Il y aurait donc entre des civilisations aussi différentes que celles de la Grèce ou du Japon des parallèles de ce type à établir ?
G.-C. F. : Bien sûr. Ce sont des choses que je retrouve au cours de mes voyages. Je peux comprendre la charpente d'un bâtiment japonais, même si elle est très marquée par des ornements, parce qu'il s'agit toujours de la même loi universelle. Les Japonais subissent la gravité comme nous la subissons ! À partir de là découlent des lois générales qui permettent de constituer les espaces. On peut dire que dans l'histoire du théâtre, il n'y a pas d'ordre romain, élisabéthain, italien ou grec, mais seulement des modes de vie, des climats, qui ont généré des formes architecturales. Les rites formels des théâtres (l'illusion, les entrées de scène, la position des spectateurs par rapport aux acteurs) sont universels.
B. P.-V. : Vous êtes donc à la recherche d'une structure générale, qui serait commune aux grandes civilisations de théâtre. Mais il y a quand même un certain nombre d'éléments qui rappellent précisément les théâtres d'Asie, comme l'espace réservé aux musiciens, ou le plateau vide, cet " espace d'apparition " selon l'expression d'Ariane.
G.-C. F. : Il y a des espaces particuliers qui se sont installés dans chacun de ces pays, qui sont issus d'une façon de penser, d'une forme culturelle particulière à chacune de ces civilisations. Certains théâtres se sont figés dans des formes parfaites. C'est ce que tous les artistes cherchent à atteindre : la forme parfaite. Le Nô et le Bunraku, par exemple, sont deux formes qui se sont figées dans leurs dimensions, dans le rapport des musiciens et des acteurs, etc. Après notre travail sur les pièces de Shakespeare, la Maison de la Culture du Japon m'a demandé de concevoir une salle modulable, pouvant accueillir à la fois la scène du Nô et celle du Bunraku. Je me suis alors attaché à ce que soit respectée la trame chère aux Japonais. La question de la trame des spectateurs s'est alors posée, car un spectateur japonais et un spectateur français ne s'assoient pas du tout de la même façon. Le premier prend beaucoup moins de place. Le spectateur occidental a besoin d'un espace plus grand, non seulement en raison de sa taille, mais aussi pour des questions de sécurité. Ce fut très amusant de confronter, de marier ces deux données. Mais, en ce qui concerne l'adaptation scénique au théâtre classique japonais, nous travaillions sur des formes abouties, parfaites parce que cohérentes.
B. P.-V. : Pourquoi les cailloux autour du dispositif de bois de Tambours sur la
digue ? La référence au Nô n'était-elle pas directe ici ?
G.-C. F. : Sans doute, mais au-delà de cette référence, la pose de cailloux blancs, dans nombre d'activités et de civilisations, marque le territoire, si infime soit-il. La marque des tombes, celle de certains rituels religieux ou celle des légionnaires (romains ou actuels) marquant leur campement, est un rite infiniment ancien.
B. P.-V. : Jusqu'aux pièces de Shakespeare, l'espace est intégralement repensé à chaque représentation. Mais à partir de Sihanouk, il ne bouge presque plus.
G.-C. F. : C'est en effet à partir de Sihanouk que nous sommes fixés sur l'espace tel qu'il est actuellement. Mais pour chaque nouvelle création, il y a des modifications, que l'on peut qualifier d'archéologiques. Chaque scénographie est établie sur les bases de l'ancien spectacle, qui lui-même s'est réalisé à partir du précédent. On peut retrouver encore aujourd'hui des traces de Sihanouk ici. Il y a une sorte de " rituel " qui s'est instauré à partir de cette époque-là. L'espace a trouvé son juste équilibre, par rapport à l'accueil du public, au rapport acteur-spectateur, etc. Il y a par exemple une sorte d'initiation qui se joue lorsque les spectateurs assistent à la préparation des acteurs, comme dans un rituel.
Ariane Mnouchkine : Il est vrai que lorsqu'on se promène dans le théâtre, on trouve des traces des espaces précédents : il y a là quelques briques, un mur, un morceau du cimetière de La Ville parjure, ou une inscription qui date de Tartuffe, etc. Lorsque nous avons détruit une partie de la scène pour Le Dernier Caravansérail, nous avons découvert six strates différentes superposées.
G.-C. F. : Nous avons fait à plus petite échelle ce que fait une civilisation sur des millénaires. Je m'intéresse beaucoup à l'archéologie, et c'est pour moi exactement la même chose, à la différence près que ce que nous retrouvons, nous l'avons nous-même vécu. C'est ce qui est formidable dans le monde du spectacle : nous pouvons vivre des histoires universelles en raccourci.
B. P.-V. : Le Théâtre du Soleil construit ses spectacles sur sa propre histoire. Celle-ci est inscrite dans le lieu et ne disparaît pas complètement, alors que dans les théâtres à l'italienne, il n'y a que les fantômes qui demeurent. Est-ce que cela entraîne une certaine énergie, une certaine force qui se transmettrait d'un spectacle à un autre ?
G.-C. F. : Oui, parce que c'est un théâtre que nous avons inventé. Quand on parle du théâtre " à l'italienne ", il s'agit du théâtre des autres. Cette forme est très renfermée sur elle-même, comme un fer à cheval et, surtout, comme la société qui l'a inspirée. Elle est ce qu'on pourrait appeler " un salon à l'échelle de la ville ".
A. M. : Sans que nous l'ayons prémédité, on peut dire que certains spectacles ont été des spectacles " clôtures ", et que d'autres ont été des spectacles " matriciels ". L'Âge d'or par exemple a été la clôture d'un certain type de création collective. Certains spectacles ont été " matriciels " dans le sens où ils ont donné naissance à d'autres, comme des poupées russes. Les Atrides ont donné naissance à La Ville parjure, qui a été un spectacle " clôture ". Tambours sur la digue nous a amené à l'espace du Dernier Caravansérail. Mais tout cela n'est pas pensé à l'avance, ce n'est pas organisé.
B. P.-V. : Ce n'est pas organisé, mais c'est peut-être organique. Cela vient sans doute d'une nécessité intérieure.
B. P.-V. : Comment travaillez-vous ensemble ?
A. M. : Lorsque Guy-Claude vient ici et que nous cherchons ensemble, nous jouons. Il arrive avec son crayon qui casse tout le temps, avec lequel je n'arrive pas à dessiner. Je vais chercher des bouts de carton, ou je fais un dessin qui ne veut rien dire, mais qu'il arrive à saisir. Il comprend mes désirs et fait des propositions concrètes.
G.-C. F. : Ici, et c'est exceptionnel, les choses se font immédiatement à échelle humaine. Ailleurs, on nous demande toujours de prévoir les espaces avec des dessins, des idées, et les choses se constituent dans le temps. Ici, on construit tout de suite à l'échelle un, même si ce sera modifié par la suite.
B. P.-V. : C'est une façon de se donner la possibilité de réaliser ses rêves immédiatement ?
A. M. : En imagination, nous nous permettons tout. On peut rêver de cataractes d'eau, ou de sang. Et petit à petit, nous nous apercevons que certaines choses ne sont plus utiles, et l'espace se modifie. En général, alors que les acteurs comprennent très bien leurs costumes, ils rencontrent beaucoup plus de difficultés avec l'espace. Ils le sentent plus qu'ils ne le comprennent. Pour Le Dernier Caravansérail, c'est un peu différent, car ce sont eux qui ont conçu les différents lieux. Au fond, ce que Guy-Claude crée, ce sont des univers.
A. M. : Si l'on pouvait trouver l'espace unique, qui conviendrait à tout, comme le rêvait Copeau... Au fond, tout le monde cherche cela : un espace idéal qui permettrait toutes les apparitions. Pour Et soudain des nuits d'éveil, j'avais demandé à Guy-Claude de retrouver exactement l'espace de L'Indiade, à l'exception du carré de marbre central. Peut-être que cet espace réapparaîtra un jour, car il est extraordinaire pour tout ce qui se passe à l'est de l'Afghanistan.
G.-C. F. : D'ailleurs, à cette époque, lorsque nous avons accueilli des artistes indiens pour L'Inde de mère en fille, de père en fils, l'adaptation de l'espace à leur propre spectacle a coulé de source.
B. P.-V. : Il s'agissait d'un vaste espace libre, plat, entouré sur trois côtés de marches, avec deux entrées, avec en plus un renfoncement qui abritait un temple pour Et soudain des nuits d'éveil.
G.-C. F. : Pour ces deux spectacles, nous avons utilisé la même matière, des briques en l'occurrence, pour l'espace des acteurs et celui des spectateurs, ce qui a contribué à établir un certain rapport au public.
A. M. : Après Et soudain des nuits d'éveil, il est arrivé quelque chose qui n'était pas prévu : les bouddhas que nous avions peints sur les murs pour ce spectacle ne se sont pas laissés détruire. Nous les cacherons peut-être lors des prochaines créations, mais je ne peux pas m'y résigner pour l'instant. Guy-Claude était beaucoup plus radical que moi et voulait les recouvrir, puisque c'est ce que nous faisons à chaque création. Mais je ne pouvais pas, je ne peux pas être un soldat chinois. Et puis, je pense que ces bouddhas ont un certain pouvoir.
B. P.-V. : Il est vrai que l'on sent un certain réservoir de forces dans cette bastide théâtrale.
B. P.-V. : Pouvez-vous nous parler des entrées, qui sont particulièrement importantes au Théâtre du Soleil ?
G.-C. F. : L'entrée des spectateurs y est déjà particulière. Il y a ici un très grand respect pour le public qui se traduit dans l'espace, puisque nous lui accordons plus de la moitié de la surface du lieu. À la différence de ce qui s'est fait dans d'autres théâtres de la Cartoucherie, ici, nous n'avons pas cloisonné les espaces.
B. P.-V. : Sur la scène, les entrées des acteurs sont différentes pour chaque spectacle. Est-ce que vous les déterminez ensemble ?
G.-C. F. : Non, c'est Ariane qui les découvre et les décide en répétition. Ensuite, il faut les matérialiser.
A. M. : Au début, nous avons besoin d'un espace qui permette différentes entrées, mais il est vrai que nous découvrons celles-ci au fur et à mesure des répétitions. Dans Les Shakespeare, nous avions deux longues passerelles qui permettaient aux acteurs d'entrer en courant. Dans Les Atrides, ils arrivaient par des chicanes, et le chœur et les chariots entraient par le portail du fond qui s'ouvrait. Pour moi, un spectacle commence, ou finit par commencer par une entrée. J'aimais beaucoup le début de Sihanouk, car justement, il ne commençait pas par l'entrée du personnage principal. Je sentais que le public l'attendait, et elle finissait par arriver. Pour Tambours sur la digue, je voulais une passerelle qui ressemble à celle du Nô et du Kyôgen. Finalement, nous en avons eu besoin de deux. Il est certain que s'il y avait eu une porte au fond, tout aurait été différent. De toute façon, je crois qu'au théâtre, une entrée ne peut pas avoir lieu par une porte à dimension humaine.
B. P.-V. : Ces différentes passerelles évoquent les théâtres d'Asie (hanamichi, etc.). Elles sont souvent présentes dans les spectacles du Soleil.
A. M. : Nous avons utilisé une passerelle pour la première fois pour Les Clowns, celle du Kabuki, qui s'avance parmi les spectateurs. Pour Les Shakespeare, il y en avait deux, côté cour. Pour Sihanouk, il y en avait une très belle, en bois, posée sur pilotis, comme celles que l'on trouve au Cambodge. Pour Les Atrides, nous avions une sorte de " vomitoire " roulant, qui partait d'en-dessous des gradins. Aujourd'hui, dans Le Dernier Caravansérail, nous avons ces deux pentes, de chaque côté de la scène, qui descendent vers les spectateurs. Pendant les répétitions, elles nous servaient à monter les chariots plus rapidement. Lorsque nous avons commencé à travailler sur la scène de la grande salle, j'ai eu comme une sensation d'étouffement. J'ai alors appelé Guy-Claude, pour lui dire qu'il fallait que l'on retrouve ces deux pentes. On a donc dû détruire une partie de la plate-forme en béton qui était déjà là depuis longtemps. Mais cet espace-là, on ne le trouve dans aucun théâtre oriental.
B. P.-V. : Vous faites donc désormais vos propres passerelles.
A. M. : À l'origine, nous imaginions que cet espace était le quai de Sangatte, avec deux pentes pour les bagages et les chariots. Au début d'une création, j'ai toujours besoin de me raconter des histoires. Nous étions une troupe de théâtre qui jouait à Sangatte. C'est une " béquille " dont nous avons besoin un moment, et qui disparaît par la suite.
B. P.-V. : La musique est omniprésente dans vos créations. Comment pensez-vous l'espace occupé par les musiciens ?
A. M. : Jean-Jacques est toujours situé au côté cour de la scène, simplement parce que c'est là qu'il y a de la place. Si un jour, nous jouons dans un autre espace, il sera peut-être côté jardin. C'est ce qui s'est passé pour Tambours sur la digue, car nous avons joué dans la salle où nous accueillons le public aujourd'hui, et qu'il fallait laisser libre l'accès à une sortie. Pour moi, qu'il soit d'un côté ou de l'autre de la scène n'a pas beaucoup d'importance.
B. P.-V. : Comment avez-vous conçu l'éclairage du plateau du Théâtre du Soleil ?
G.-C. F : Il a été conçu pour 1793. Ariane désirait restituer la lumière du jour dans la salle, cette lumière qui apparaît au petit jour après une nuit à refaire le monde. Cela a été un chantier considérable, sur un plan technique notamment, parce que les appareils d'éclairage (des centaines de tubes fluorescents) et les matériels de contrôle (jeu d'orgues) n'étaient pas conformés pour des usages de spectacle. Il a fallu inventer cette adaptation, ce qu'a fait Jean-Noël Cordier, qui était éclairagiste à ce moment-là au Théâtre du Soleil. Depuis, cet éclairage fait partie de ce rituel que nous évoquions tout à l'heure. À l'époque, de nombreux spécialistes sont venus voir cette innovation, dont Nestor Almendros, le chef opérateur de François Truffaut, qui a utilisé ce principe pour la première fois au cinéma !
B. P.-V : Pourquoi cette exigence par rapport aux matériaux utilisés, à leur qualité, à leur pureté ou à leur caractère brut, non falsifié, que ce soient les matériaux de construction ou les tissus, bois, béton peint, brique, soie, etc. ? L'intérêt pour la facture est-il aussi grand que pour l'architecture au Théâtre du Soleil ?
G.-C. F. : Bien qu'elles ne soient pas raisonnées, il y a plusieurs raisons à cela. Le Théâtre du Soleil n'est pas, à proprement parler, ce qu'on appelle un " théâtre d'illusion ", en tout cas un théâtre d'illusion formelle. Ensuite, le sens des choses est très important, ainsi les matériaux sont porteurs de sens, voire, parfois, de métaphores. Enfin, le respect du public nous conduit à lui permettre de " toucher avec les yeux ".
B. P.-V. : Au Théâtre du Soleil, les acteurs se préparent à vue. Comment a évolué le lieu qui leur est réservé ?
A. M. : Pour 1789, nous avions installé une grande table derrière les gradins pour les comédiens, parce qu'il n'y avait pas de loges. Nous nous sommes rendu compte que les spectateurs adoraient voir les comédiens se préparer, sans que ces derniers ne soient dérangés. Je trouvais que c'était très beau. Pour 1793, ils se préparaient dans l'accueil, où des chariots étaient apportés avec tous les costumes. C'est encore là qu'ils se maquillaient pour L'Àge d'or ou pour Mephisto. C'est au moment de L'Indiade qu'ils se sont installés sous les gradins.
B. P.-V. : Y a-t-il une logique dans l'évolution de ce lieu, qui vous aurait amené à cet espace presque fixe ?
A. M. : L'espace ne bouge presque plus pour l'instant, car je n'en ai pas ressenti la nécessité. C'est une lourde responsabilité que de décider de prendre un bulldozer et de tout démolir. Peut-être qu'un jour nous le ferons. Nous n'envisageons jamais qu'une chose soit définitive.
B. P.-V. : En même temps, vous avez dit être à la recherche d'un espace unique où l'on puisse tout jouer. Etes-vous en train de vous rapprocher de cet espace-là ?
G.-C. F. : Certainement, parce que nous l'utilisons presque de façon constante. Je crois en effet que nous nous en rapprochons.
A. M. : Je pense à nouveau à la citation d'Hokusai [" C'est à soixante-treize ans que j'ai commencé à comprendre la véritable forme des animaux, des insectes et des poissons, et la nature des plantes et des arbres.
En conséquence, à quatre-vingt six ans, j'aurai pénétré plus avant dans l'essence de l'art.
À cent ans, j'aurai définitivement atteint un niveau merveilleux et, quand j'aurai cent dix ans, je tracerai une ligne, et ce sera la vie. " Hokusai (1760-1849).] que j'évoquais lors de l'entretien que nous avons réalisé avec Hélène. Elle se termine par ces mots : " Je tracerai une ligne et ce sera la vie ". C'est ce que nous cherchons tous.
B. P.-V. : J'ai vu récemment un film d'un très vieux clown, Charlie Rivel, âgé de quatre-vingt-dix ans. Il ne fait presque plus rien sur la scène, et pourtant, il fait énormément rire.
A. M. : Mais pour pouvoir ne plus rien faire ou presque, il faut avoir beaucoup bougé, beaucoup couru, beaucoup exagéré. On ne peut pas commencer en ne faisant rien. On doit commencer en donnant tout.
B. P.-V. : Meyerhold dit qu'il y a deux sortes de simplicité : " celle dont on part, et celle à laquelle on arrive ".
B. P.-V. : Le Théâtre du Soleil est un lieu très spécifique. Vous, Guy-Claude, qui travaillez aussi dans d'autres théâtres, comment le définiriez-vous ?
G.-C. F. : La Cartoucherie représente énormément de choses pour moi. C'est une source. Ma vie professionnelle vient du Théâtre du Soleil, c'est ici que j'ai appris l'art de la construction, que j'ai commencé à m'intéresser à l'architecture, au cinéma. Depuis, j'ai créé avec un associé et ami une société où l'on conçoit des théâtres, et j'ai une activité, déjà longue, de chef-décorateur de cinéma. C'est aussi l'endroit d'une troupe, ce qui est devenu exceptionnel aujourd'hui. Ce lieu est incomparable avec un autre théâtre, avec un autre édifice. Lorsqu'on observe les spectateurs qui étaient à la Cartoucherie ce soir pour assister à la représentation du Dernier Caravansérail, on sent qu'ils se rendent ici d'une façon particulière. Les gens plus âgés semblent y avoir vécu des choses, et les jeunes le découvrent avec émerveillement. Souvent, ils disent n'avoir jamais imaginé qu'un tel lieu pouvait exister. La Cartoucherie est bien plus qu'un théâtre.
B. P.-V. : Ceci est peut-être dû également au fait qu'il est un lieu de vie. Les théâtres que l'on trouve en Asie sont des lieux où l'on ne se rend pas seulement pour voir quelque chose, mais où l'on continue à vivre.
A. M. : Je me souviens de soirées passées à Bali dans un village : les gosses viennent voir un bout du spectacle et repartent, ils vont acheter un cornet de crevettes, ou ils dorment sur les genoux de leur mère. Ici, nous avons toujours eu deux tentations : celle de captiver totalement le spectateur et celle de le laisser libre. Il faut qu'il respire, qu'il ne soit ni oppressé ni contraint, et en même temps nous voulons qu'il soit tellement captivé qu'il ne bouge ni ne parle. Pour parvenir à cet équilibre, nous avons besoin d'un certain type d'espace, d'un certain type de musique, de rythme. Tout cela est en effet profondément organique. Il s'agit d'une union entre l'esprit et le corps. Au théâtre, si le corps n'est pas bien, l'esprit ne peut pas fonctionner correctement. Mais s'il n'y a que l'esprit qui est sollicité, alors le corps ne sent rien, et il n'y a pas d'émotion. Or, au théâtre, l'émotion est le véhicule de la compréhension.
Entretien réalisé par Béatrice Picon-Vallin,
au Théâtre du Soleil, le 5 février 2004.