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Pour Jean-Jacque Lemêtre/Hélène Cixous

On rencontre dans les régions secrètes du Théâtre du Soleil un être fabuleux, naturellement fabuleux, qui semble avoir été jadis un enfant trouvé, ou bien être venu de la planète mythologique. Tout ce qui touche à lui et tout ce qu’il touche est hors de commune mesure. C’est le maître des musiques, on dit qu’il s’appelle Jean-Jacques Lemêtre. Ce demi divin personnage se voile d’un nom tout ce qu’il y a de plus français. Dans sa forge à musique, un peu au-dessus de la scène du théâtre, murmurent plus de trois mille instruments qu’il a rêvés et apprivoisés. Ces instruments sont faits à son image : ils sont androgynes, mélangés, pluriphoniques, ce sont des centaures, des harpes pianos, des violoncelles à cornes, des tambours survivants des milliers d’espèces de tambours disparus. Lui, le maître, est assez surnaturel. Sous sa longue chevelure de tzigane qui lui vient de sa mère il déplace les légèretés d’un ours polaire, il est le résultat de croisements innombrables. L’Orient et l’Occident ont fait l’amour au bord d’une mer pour l’engendrer. Il est né extraordinaire, et atténue d’une chemise à carreaux, mondial article de travailleur, l’extravagance de son incarnation. Quelques bras et mains supplémentaires, dix peut-être, se tiennent à discrétion, invisibles mais agiles et toujours en action, pliés et dépliées, à ses épaules d’archange, car il est à lui seul, l’orchestre. Je n’invente rien. Quiconque le rencontre, se tait, les yeux écarquillés, croyant rêver.

Cet homme, cette homme, sept hommes, il lui faudrait son Homère pour lui rendre grandeur pour grandeurs. Alors, ailé convenablement, on le suivrait dans les courses qui le mènent depuis sa naissance à tous les confins des univers, depuis l’embarcation d’un petit garçon de Saint-Malo pour Terre-Neuve, jusqu’aux cercles polaires, depuis les premières tribus jusqu’aux ultimes, naviguant, les oreilles (une bonne centaine) dressées, pour écouter et recueillir toutes les langues et chants que Babel a semés sur la face de la terre. Il aura été commis à une tâche sublime : témoigner, garder de la disparition promise les milliers d’idiomes, trésor condamné, sauf par lui.

L’être qu’il aime être, gardien de vies comme il fut gardien de chevaux, puis dans la suite des temps devenant indien parmi les Indiens qui d’instinct le reconnaissent comme l’un des leurs, élément voyageur, envoyé, est le pèlerin qui présente humblement sa stature de colosse aux rites d’initiation. Ne serait-il pas l’Indien Errant, se demandent les chanteuses mohawks, ou les chasseurs inuit ? Personne ne sait, tout le monde sent. Voyageur dans les temps, il aura entendu dans le jazz les échos des mélodies grégoriennes, comme s’il était la preuve qu’il y a une seule Musique qui chante en mille musiques.

Ça va couper. Alors filons à la cuisine où Jean-Jacques mijote avec ses complices un concerto pour papilles. Le géant est naturellement un artiste en saveurs. L’oreille se nourrit, la langue écoute. Si nous avions le temps, nous pourrions suivre le maître dans sa célébration musiculinaire  d’un cerf roi, grand comme lui, bête divine sacrificielle dont le brâme est si noble qu’à ses notes le monde entier se tait pour se mieux laisser enchanter. Mais nous n’avons pas le temps. C’est lui qui l’a.

 

Hélène Cixous pour Jean-Jacques Lemêtre, le 3 septembre 2010