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Mesure pour mesure

Un jour, on s'est amusés à compter les instruments ; il y en a trois cent dix sur les trois pièces de Shakespeare, y compris les petits bidules qui servent une fois pour faire « pouet, pouet », « king, king », « crac ». Et il doit y en avoir de trente-sept pays. Sur ces trente-sept pays, il y en a qui sont orientaux, africains, français, européens, du Moyen Âge, de la Renaissance, modernes... On s'est même amusés à faire une copie d'une lyre grecque du quatrième siècle avant Jésus-Christ, avec une gamelle, une peau de chèvre, et des manches à balai.


“Entendre intérieurement le timbre”

La création des instruments ressortit-elle plus de la copie d'instruments qui existent ou ont existé que de l'invention ?

Cela dépend, c'est complètement solidaire de la forme de travail que l'on a ici. Quand un comédien arrive sur scène, j'ai plusieurs éléments : la lecture de Shakespeare, l'écoute d'Ariane, ce qu'elle dit au comédien, ce que j'en pense, ce que j'ai lu dans le texte, les idées que j'ai, l'ambiance de la scène, ce que les comédiens m'amènent dans leur personnage, et le personnage mis en situation précisément dans la scène que l'on travaille ; mon premier boulot c'est d'essayer d'entendre intérieurement le timbre. A partir de ce moment-là, ou c'est le timbre d'un instrument qui existe et je me débrouille pour l'avoir ou le faire venir, ou je le construis. Et les instruments que l'on a construits, à part quelques tambours (on n'invente rien dans un tambour, c'est une caisse de résonance avec une peau tendue et des cordages), ont été inventés. Ce n'est pas de l'invention pure, le principe existe, mais cela n'a pas été forcément fait.

La première analyse que je fais est une analyse acoustique, technologique, de l'instrument ; c'est-à-dire : il est fait comme cela, donc il marche comme cela, à cordes, à peau, au frapper, au gratter, avec les doigts, avec un plectre. Et à partir de là, ça me permet de jouer des instruments dont je ne connais pas du tout la technique, et je m'en fous, parce que mon problème n'est pas de faire de la musique “orientale”.

Est-ce que cela se fait en consultation avec les comédiens ?

Non. Il arrive qu'un comédien vienne te trouver et te dise « je rentre comme cela et je voudrais cela comme musique », mais cela ne fonctionne jamais ; parce qu'à ce niveau, c'est chacun son travail. Lui il rentre au théâtre pour faire du théâtre, moi de la musique sur du théâtre. Ce sont des notions totalement différentes, moi je le supporte, je l'aide, je suis l'appui du texte.


“Je suis à la fois le chef d'orchestre et l'élève”

Quand on suit la musique et la pièce, on a l'impression que tu es un peu le chef d'orchestre ?

Oui, mais je suis à la fois le chef d'orchestre, et l'élève. Le tempo de la scène, c'est eux qui me le donnent.

Par exemple, dans Richard II, il y a une nette différence entre la gestuelle et la voix. Il y a des instruments pour les entrées et les sorties, des instruments qui correspondent à tel ou tel personage ; dans La Nuit des Rois, comme ce sont des thèmes, tout de suite, tu suis ; l'avantage du thème, c'est que tu peux l'envoyer avant que le comédien arrive. Ce qui fait qu'au bout d'un moment le public sait très bien qui va rentrer sur scène. Alors que dans Richard II, le personnage fait son entrée avec la musique, jamais avant. Après, la musique change, car elle est performative de son récit. Dans Richard II, la musique est la ponctuation du texte.
En fait, je remplace les virgules, les points, les points d'interrogation, je suis l'appui de mots comme « Richard », « Angleterre », les mots principaux dans le texte. Alors que dans La Nuit des Rois, je crée l'ambiance le jardin, les moments d'angoisse. Dans Henry IV, c'est encore autre chose. Richard II est rythmique, La Nuit des Rois, mélodique et Henry IV c'est les deux. En fait on recrée le développement même de la musique : Richard c'est rythmique à l'état primitif ; après, comme dans l'évolution de la musique, on a les mélodies, les voix...

De toute façon je ne suis jamais le soliste, je suis toujours contrechant, contrepoint, harmonie, accord...

Sauf quand tu chantes dans La Nuit des Rois.

Quand je chante le thème du Prince, pour moi ce n'est pas différent d'un instrument. La voix, pour moi, est un instrument de musique. Mais je n'utilise pas ma voix comme un chanteur traditionnel d'opéra, j'utilise ma voix parce qu'après avoir essayé tous les instruments, j'ai trouvé que le meilleur était encore la voix.

La musique ne fonctionne-t-elle pas comme le point de repère essentiel pour le comédien ?

Oui, bien sûr, la musique, à ce niveau-là, a beaucoup plus de pouvoir que n'importe quel comédien. Je peux effectivement forcer quelqu'un à aller plus vite ou plus lentement. C'est un rapport de force, mais si je l'utilise mal, je vais contre le théâtre. C'est une arme à double tranchant. C'est vrai qu'avec des tambours je peux faire ce que je veux. Par exemple, dans les répétitions au début, on discute, on cherche, on travaille et tout d'un coup on démarre. Si, quand tu démarres, tu as deux coups de tambour dans la tête, tout de suite les comédiens ont un réflexe et se mettent en place, parce que le pouvoir de la musique est très fort.


“Il faut être un Noir, ou un Chinois, ou un Japonais, ou un fou”

Pourrais-tu parler de la composition musicale ?

Oh, tu sais, avec de très bons vins et de la bonne « bouffe », on compose de la très bonne musique... La genèse de cette musique provient d'abord de ma propre culture musicale. J'ai l'avantage de pouvoir jouer spontanément des instruments variés sans trop de difficultés. Si je n'étais que saxophoniste, je risquerais de ne pas faire grand-chose sur les Shakespeare. Je crois qu'effectivement ce sont mes propres recherches, et le travail que j'ai fait avant d'arriver au théâtre qui m'ont amené à avoir une autre pensée. La pensée principale, c'est qu'en musique occidentale, à part de très grandes expériences que j'ai eues, et de très grands professeurs avec qui j'ai eu la chance de travailler depuis que je suis tout petit, je m'ennuie avec les musiciens classiques. J'ai toujours envie de faire autre chose, à la fois humainement et musicalement. Je n'ai pas envie de compartimenter la musique. Pour moi, faire du jazz, du classique, c'est faire de la musique, je n'ai pas à être spécialiste d'un style de musique, je n'ai pas envie de travailler comme cela. D'un autre côté, j'ai toujours été dans des rapports très difficiles avec les gens, par exemple mes professeurs, qui me disaient « ce n'est pas possible, on ne peut pas faire du basson et de la clarinette, etc., c'est impossible, ça n'existe pas ou alors il faut être un Noir, ou un Chinois, ou un Japonais, ou un fou, mais un Blanc normal, c'est impossible. »

En plus je trouve que la musique est partie dans une direction complètement élitiste. Dans la musique contemporaine, si tu n'as pas les clés au départ, tu ne comprends pas du tout. Même nous, musiciens, compositeurs, nous avons du mal à suivre.

 

“A cheval entre la partition et l'improvisation”

Quel est ton rapport avec le jazz ?

A seize ans j'étais complètement free jazz. Mais mon principe c'est de faire et de voir. Tout ce que je n'ai pas fait, il m'est très difficile d'en parler, c'est pourquoi je me suis dit je vais faire du jazz, de la musique ancienne, du classique, du baroque, de la musique romantique, de la musique contemporaine... Ce qui est intéressant c'est d'avoir un rapport avec autre chose que sa propre partition. L'avantage dans ce cas-là, c'est d'être constamment à cheval entre la partition et l'improvisation. On s'aperçoit alors qu'il existe une grande différence. Le problème c'est que, le plus souvent, le mot « improvisation » ne veut dire que jazz pour beaucoup de gens.
Alors que dans un concerto baroque, les musiciens improvisaient, créaient ; ce sont des notions que l'on a complètement perdues. Au Moyen-Age, les musiciens ne jouaient pas que d'un seul instrument de musique, ils en avaient cinquante accrochés à la ceinture. Quand ils arrivaient quelque part, ils regardaient et ils demandaient aux autres musiciens « Qu'est-ce qui se joue ? »... « eh bien, écoute, il n'y a personne pour la quatrième voix, cela t'intéresse ? »... « c'est quelle hauteur de note ? »... Et hop, ils se mettaient à jouer. En même temps ils créaient, ils inventaient des paroles, ils chantaient, ils se baladaient. Il y avait un autre rapport non seulement à la musique, mais aussi aux gens.

Evidemment j'ai eu la chance de rentrer ici ; cela m'a permis de chercher réellement ce que j'ai envie de faire. Et je m'aperçois que ce qui m'intéresse c'est d'accompagner. La musique pour elle-même, il y a plein de moyens d'en faire, à Paris, dans les concerts, dans les boîtes, avec des gens, tu peux faire de la musique partout ; mais de la musique avec d'autres arts, le théâtre, la danse, le mime, le cinéma, c'est déjà beaucoup plus difficile. Le problème, c'est que je crois que la musique de théâtre n'existe presque pas ou en tout cas, n'existe plus ; elle a été souvent anecdotique, soit support musical, soit « effets », soit collages : la musique pure de théâtre n'existe plus depuis les Grecs.

N'y en avait-il pas du temps de Shakespeare ?

Si, il y en avait, mais sous forme de chansons. Les textes étaient écrits par Shakespeare, et les musiciens écrivaient la musique avec ce qu'ils ressentaient en tant que musiciens. C'était beaucoup plus avec des notions d'opéra, d'oratorio...

Y avait-il de la musique pendant toute la pièce ?

Il devait y avoir de la musique sur les batailles. Il y avait aussi des ensembles de violes, mais c'était une autre conception, il s'agissait beaucoup plus des intermèdes, des changements de décors. Ce qui m'intéresse ici, c'est de recréer totalement une véritable musique pour le théâtre. C'est en même temps un piège, parce que très souvent, pendant les répétitions, je tombe dans la musique de cinéma. Ici, la musique doit à la fois dire quelque chose et être quelque chose et pas exclusivement “musique”.

Pourrais-tu raconter comment s'est déroulée la création de la musique dans les Shakespeare ?

Commençons par Richard. Ariane est venue me trouver pour me demander si cela m'intéressait de venir faire de la musique au Soleil. J'ai répondu oui. Cela me changeait, car dans Méphisto, c'était une expérience intéressante mais limitée.
J'avais appris aux comédiens à jouer de la musique, je l'avais écrite, j'avais fait répéter les comédiens, et après, cela avait été fini, puisqu'eux étaient en tournée.
Moi je ne faisais que des raccords de temps en temps. J'ai dit à Ariane que ce qui m'intéressait, maintenant, c'était de jouer de la musique. Quand on a lancé Richard, on s'est dit : Richard côté primitif, un peu guerrier, donc on va commencer par chercher du côté des percussions. De plus le texte parle souvent de fanfares, de tambours. On s'est donc aussi appuyés sur ce qu'il y avait dans le texte. On a commencé à prendre des percussions contemporaines mais cela a posé plusieurs problèmes. Le premier problème, c'est que quand tu joues d'un instrument qui est à hauteur de note de la voix du comédien, tout s'annule, la musique et le comédien. Les timbres contemporains sont faits pour une conception typique d'une certaine forme de musique. Du coup tu tombes très vite dans des rythmes typiques de ce genre d'instrument. Et ici c'était une erreur.

Mais cette musique a quand même une résonance orientale, c'est celle du timbre de l'instrument : si je prends le thème sur une clarinette, cela n'aura plus rien d'oriental. On dit que cela fait indien, mais, dans Richard II, tu as un instrument indien pour cinquante-six autres qui ne sont pas indiens. Et pour deux instruments japonais, on te dit c'est de la musique japonaise. Mais aucun Japonais qui vient au théâtre ne me dit : « tu es vraiment très fort en Kabuki ou en Théâtre Nô ». Pour eux, ce n'est pas du tout de la musique de chez eux, c'est autre chose.


“Faire véritablement la ponctuation du texte”

Il y a donc d'abord eu un certain travail, et petit à petit les instruments contemporains se sont fait annuler pour être remplacés par des instruments traditionnels, qui demandent une autre technique, avec d'autres possibilités qui paraissent plus primitives, plus simples, mais qui correspondent mieux aux comédiens. On a tout essayé ; il y avait des instruments qui ne fonctionnaient pas, et puis ça s'est éclairci et l'espace-musique s'est réduit exactement à l'essentiel. A ce moment-là, on a décidé de faire véritablement la ponctuation du texte. Pour cela on s'est servis de la conception d'une certaine musique balinaise, qui consiste à soutenir exclusivement le texte au niveau de ses ponctuations, et à donner la hauteur de note par rapport aux paroles. C'est-à-dire que chaque voyelle est une note : le « a » c'est le do, etc., simplement il fallait le transposer dans une autre forme.

 

“A force de regarder les personnages”

Il y a eu un parti pris de percussions pour les nobles et les guerriers en contrepoint, le parti pris des instruments à cordes pour les femmes. Je sais bien que dans Richard, il n'y en a pas beaucoup, mais elles ont quand même chacune leurs instruments à cordes, avec un thème mélodique. Petit à petit, s'est dégagé le principe des entrées, des sorties accélérées, des déplacements, des instruments différents pour chaque personnage. Et quand les personnages se répondent, on mélange les instruments.
Il n'y a qu'un endroit, dans la prison, où un office de musique est demandé dans le texte, Richard est censé entendre de la musique venant de l'extérieur. Il y a donc eu un travail mélodique sur les percussions de Bali.

Dans La Nuit des Rois, il y a eu, au contraire, tout un travail sur les thèmes. A force de regarder les personnages, j'ai imaginé le timbre de l'instrument, et après, la mélodie, par rapport à leurs déplacements, à ce qu'ils racontaient. En plus il y a les thèmes de jardin ; on a inventé musicalement tout un jardin, et toute la maison d'Olivia, avec des oiseaux, des coquillages, avec des instruments à cordes indiens qui donnent une résonance aérienne. De même les entrées sont faites sur le thème propre du personnage, et puis il y a les instruments de récits qui accompagnent les personnages dans une espèce de voyage.

 

“Comme une caravane dans un desert”

Dans Henry IV, la musique a un office différent ; elle est un support du récit, mais dans un lieu donné elle met la personne dans le désert, et elle fait avancer la pièce dans le temps (c'est le rôle des tambours sourds et très lointains), comme une caravane dans un désert. Il y a aussi les rappels de Richard, et les scènes en prose comiques qui sont pour moi les plus difficiles. C'est un des endroits qui ne me reste pas très clair au niveau du rapport musique-théâtre. Dans les spectacles chinois ou japonais, la musique s'arrête dans les passages comiques.

Pour moi les vers c'est très facile, tu as des césures, des ponctuations réelles, des respirations.. Alors que la rythmique de la prose est beaucoup plus compliquée.

Après avoir trouvé la musique, tu l'écris ?

Je n'utilise pas les barres de mesure, cela donnerait à la musique un côté mécanique qui enfermerait le comédien. Ayant travaillé le chant grégorien, j'ai appris à travailler non par mesures, mais par phrases. Le comédien peut me mettre trois pas de plus ou de moins, ce n'est pas un problème. Le tempo, ce sont les comédiens qui me le donnent par leur démarche, la vitesse à laquelle ils parlent, je suis constamment « calé » avec eux, car c'est eux qui me donnent la décomposition de mes temps, de mes croches, de mes noires.

Tu l'écris après ?

Non, je codifie, sinon cela me donnerait un véritable monument à lire.


“Invention sur le champ”

Tu as donc un code à toi qui te permet de rejouer chaque fois la même chose ?

Ma codification, c'est le nom de l'instrument, plus une codification rythmique ; le reste, c'est de la mémoire. J'ai la chance d'avoir une grande mémoire : ce qui me permet d'inventer ; quand un comédien décolle, trouve un truc, je peux l'exécuter en invention sur le champ, et deux jours après, je m'en souviens. Je n'ai aucune note de musique sur ma partition.

Tu sais par coeur la musique des trois pièces ?

C'est à la fois une musique simple et très compliquée. Quand je joue, tu as l'impression que je connais parfaitement les instruments, ce qui est faux. Je me débrouille pour les accorder dans mes tons à moi. Quand je refais un instrument finlandais, chinois ou autre, je regarde comment il est foutu, j'écoute les accords, j'accorde mes cordes, et puis je joue. Mais au départ, c'est moi qui l'ai accordé de la façon dont j'ai envie. Si je l'accordais de la façon traditionnelle, je suis sûr que cela ne marcherait pas du tout.

Ce que j'essaye, c'est d'avoir une unité. Dans Henry IV, par exemple, tous les instruments sont accordés par rapport au gong qui est complètement cassé. C'est ça, ma note de référence. A partir de cela, tous les instruments vont avoir une sorte de cohésion harmonique, alors que pris un par un, tous sont faux.

 

“La superposition de l'oreille”

Depuis le début de l'entretien, tu as fait référence à ta culture, à ton histoire, pourrais-tu en parler ?

Oui, j'ai une chance d'origine : ma mère est tzigane et cela m'a permis de me familiariser avec certaines musiques et certaines cultures sans avoir de problèmes.
J'ai pu jouer avec des musiciens orientaux ou extrême-orientaux sans même comprendre ce qu'ils faisaient.

Comment as-tu acquis cette culture, tu t'es baladé ?

Pendant un moment j'ai pas mal voyagé ; le fait d'avoir travaillé le chant grégorien m'a beaucoup aidé, sans compter le travail que j'ai fait avec des professeurs extraordinaires. Je me suis rendu compte de cette chance dans mon rapport aux autres musiciens. Je ne sais pas ce que c'est que d'avoir des problèmes d'indépendance, des problèmes de quarts de ton ; je n'ai aucune difficulté à superposer un instrument balinais à un instrument chinois ; cela me permet de créer une nouvelle musique ; je ne suis pas gêné par la superposition de l'oreille, ce qui me permet de jouer en mode, en gamme.

Avant d'apprendre à faire de la musique, j'étais déjà dans la musique.

Joues-tu d'un instrument plus particulièrement ?

Non. J'étais de tendance plus mélodiste par ma formation. Etant tzigane quand je fais de la mélodie, elle est rythmique, plus que s'il s'agissait d'un Français.

Quand tu parles français, tu parles sur quatre rythmes, si tu fais du grec ancien, tu fais 736 rythmes, si tu fais de la variété anglaise, c'est 16 rythmes. C'est pour ça que très souvent la variété française est en anglais. Le français, c'est la langue blanche et pauvre.


“Une nouvelle métrique”

Elle l'a toujours été ?

Oui. Ce sont les quatre rythmes de la langue française. On ne peut pas aller contre. D'où le travail que l'on a fait avec Georges et d'autres comédiens par rapport à la métrique des langues : on a travaillé sur les hauteurs de notes de la voix parlée : Georges est à la limite de la voix chantée, mais il ne chante pas. On a réinventé une nouvelle métrique qui n'existe pas en français : des doubles-longues, des doubles-brèves, et des césures que l'on ne fait pas naturellement ; cela donne cette façon bizarre que Georges a de parler dans Richard II. Je lui donnais des solutions techniques, théoriques, et lui les assimilait comme comédien et les transposait. Il s'est inventé son propre système, à partir de toutes les bases que nous nous étions données. Moi je fonctionnais à l'oreille, j'entendais la mélodie qu'il faisait et je le critiquais sur sa mélodie, mais pas sur son jeu d'acteur.

Tu travailles à l'extérieur ?

Je donne énormément de cours, car mes gammes à moi, ce sont les rapports humains avec les gens ; je leur enseigne la musique : musiciens ou non musiciens.

 

“Mes gammes à moi, ce sont les rapports humains”

Pendant un moment j'ai fait de la musico-thérapie. Après j'ai été dans les Conservatoires de Paris où je me suis fait mal voir, puis virer. J'ai ouvert une classe de jazz à Pontoise, j'y allais pour dix centimes de l'heure, je voulais casser les a priori qui existent entre les musiciens, et d'autre part la mystification des musiciens par rapport à ceux qui ne sont pas musiciens. Mon côté tzigane m'ennuie toujours un peu, parce que je ne le contrôle pas. C'est vrai que j'arrive à faire naturellement des choses que d'autres n'arrivent pas à faire, ou alors qu'ils font en les décomposant intellectuellement. J'ai une espèce de facilité, j'aimerais aussi faire du théâtre, être comédien, pour sentir ce qui s'y passe. Une fois, je suis monté sur scène pour jouer un personnage, et c'est une autre expérience. Musicalement cela te permet de mieux comprendre. En outre, j'écris des musiques de films. Et puis pendant un moment j'ai eu un groupe, en 1972-73, qui s'appelait « Prospection ». Mais quand on a voulu enregistrer le disque, on nous a dit qu'on avait quinze ans d'avance. Maintenant on commence à entendre.

 

“Je fais tout, soit pour manger, soit pour le plaisir, soit pour rire”

En dehors de tes qualités de musicien, tu es aussi connu pour tes qualités de gastronome. Quel rapport établis-tu entre les deux ?

J'adore les grandes bouffes et les grands vins, parce que je trouve que c'est un côté santé, un côté bon vivant, qui me donne une fausse ou une bonne impression du musicien moyenâgeux qui joue exclusivement pour manger. C'est peut-être dû à mes origines. Je joue d'abord pour manger, avant de jouer pour gagner de l'argent.
Je travaille pas mal par jour, car je travaille aussi à l'extérieur, et je m'aperçois que je gagne très peu d'argent car je fais tout, soit pour manger, soit pour le plaisir, soit pour rire.


Entretien réalisé le 25 février 1984.
"Mesure pour mesure", Fruits, n°2/3 ("En plein soleil"), juin 1984, pp. 181-191