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Marionnettes sur eau du Vietnam

 

Beaucoup d'animation autour de l'étang du village. Paysans, artisans, petits commerçants, hommes, femmes, vieillards et enfants s'y sont donné rendez-vous. Cet endroit, d'habitude très calme, est aujourd'hui rempli de sons de tambours, de gongs et de quelques instruments de musique populaire : vièle à deux cordes, flûte traversière en bambou. Sur un côté de l'étang se dresse une construction de brique en forme de temple, avec un toit recouvert de tuiles. Elle peut être également en bois ou en bambou, avec des tentures de toile ou des stores de bambou - écrans protecteurs derrière lesquels on distingue la silhouette de plusieurs marionnettistes dont seul le torse émerge de l'eau. Les trois autres côtés de l'étang sont réservés aux spectateurs. Les coups de tambour se font de plus en plus pressants. Ecartant l'écran de bambou, apparaît une marionnette en bois de la taille d'un enfant de quatre ans, regard malicieux, visage souriant, veste sans manches non boutonnée, ventre proéminent. Une voix s'élève :

- Ô mes frères !
- Qu'est-ce qu'il y a ? répond un chœur.
- Jadis, j'habitais dans le jardin des plantes médicinales du Ciel. Tout le monde m'appelait Vông. Après, lorsque l'eau et le feu s'harmonisent, dans cette troupe, on m'a donné le nom de Têu.

Têu, le bouffon, le meneur de jeu, personnage indispensable au déroulement d'un spectacle de marionnettes sur eau (...) se présente, plaisante, taquine les spectateurs et même les spectatrices :
- Je regarde au Sud et au Nord / Tout autour de l'étang / Je vois une jeune fille au foulard blanc et au cache-sein rose / D'aspect élégant, elle a un geste peu élégant / A ma vue, elle a souri en cachette / Et moi Têu, je voudrais me lier d'amitié avec elle / Si vous me lancez un défi, je vais vous la montrer du doigt.

Mais le chœoeur devient pressant :
- O Têu ! Si tu as un numéro, fais-le. Tu es trop bavard !
- Oui, oui, je chante une chanson et je retourne dans les coulisses.

Il chante :
- On se baigne dans la mare de son village / Que l'eau y soit claire ou trouble, c'est toujours mieux de s'y baigner.

Il s'approche des pétards suspendus à une perche plantée au milieu de la mare et il y met le feu. Les pétards crépitent et le chœur chante annonçant qu'on va hisser les drapeaux. Les drapeaux sortent alors de l'eau et arrivent au sommet des mâts, tout secs, en claquant au vent. Le tambour redouble d'intensité. Un dragon glisse sur l'eau. Deux licornes se disputent une balle de soie, au son d'un tambour frappé par une marionnette. Le phénix déploie ses ailes, taquine du bec le cou d'une tortue qui fend l'eau de l'étang en agitant sa tête. Après la danse des quatre animaux fabuleux, un pêcheur apparaît. Il lève sa ligne et au bout s'agite un poisson pris à l'hameçon. Un autre prend dans une nasse plusieurs poissons qui nagent en tous sens. D'autres numéros se succèdent, représentant les travaux et les jeux de la vie villageoise : pêche aux grenouilles, élevage de canards, décorticage du paddy, concassage du riz, tissage de la soie, lutte entre deux jeunes gens ou combat entre deux buffles de villages voisins, jeu de l'escarpolette auquel participent jeunes gens et jeunes filles revêtus de leurs costumes de fête.

Tel était et tel est encore dans quelques villages du delta du Fleuve rouge, à l'occasion des fêtes saisonnières ou du passage de la troupe nationale des marionnettes, le spectacle du mua rôi nuoc des marionnettes sur eau, les marionnettes vietnamiennes par excellence.

 

Marionnettes sur eau : mua rôi nuoc

Littéralement, mua signifie danse, rôi, marionnette et nuoc, eau. (...) Il existe de part le monde plusieurs types de marionnettes classées d'après le mode d'animation : marionnettes à gaine (...), à tige (...), à fil (...), marionnettes japonaises (bunraku) (...). Selon la position du manipulateur par rapport à la marionnette, l'animation peut être inférieure (marionnettes à gaine ou à tige), supérieure (à fil) ou postérieure (bunraku).

Les rôi nuoc vietnamiens ne peuvent être classés dans aucune de ces catégories.

En général, les poupées mesurent environ 40 centimètres. Certaines de la troupe Nguyen de la province de Thai Binh ont une taille beaucoup plus importante : Têu : 90 cm, la fée (cô Tiên) : 85 cm, les grands poissons : 1 m 15 de long. Chacune d'elles se compose de deux parties : le corps (thân) qui surnage à la surface de l'eau et le " support " (), plongé dans l'eau pour maintenir l'équilibre de la marionnette, et qui sert aussi de flotteur. Le corps est souvent d'un seul tenant avec le support. Il est en bois léger comme le vông, le sung (genre de sycomore), ou en tissu lorsqu'il s'agit des sujets représentant des serpents ou des dragons. Une couche de peinture à base végétale sert de vernis protecteur, et donne aux sujets un cachet particulier. Dans certains cas, le support est un flotteur muni d'un gouvernail, ou garni de fils que les manipulateurs peuvent utiliser pour faire mou-voir la tête, les bras et les mains des poupées avec des gestes souples, lents, mais empreints de douceur.

Il est très difficile de trouver les marionnettes d'origine. Parmi celles de la troupe Dông, les plus anciennes n'ont pas plus de cinquante ans d'âge. Les rares marionnettes encore conservées témoignent d'un réel souci artistique malgré leur grande simplicité. (...)

Certaines marionnettes (con rôi) sont fixées simplement à l'extrémité de perches en bambou (sào) de plusieurs mètres de long. Le manipulateur n'a qu'à écarter l'écran. Il fait avancer la marionnette en la plongeant dans l'eau et la fait ensuite ressortir. Les grandes marionnettes sont pourvues d'un flotteur de bois léger en forme de disque, fixé à leurs pieds. Il s'agit des marionnettes à perche.

Les perches peuvent être simples ou complexes. Les premières, destinées à déplacer les marionnettes, sont munies d'un gouvernail. Les deuxièmes sont reliées aux marionnettes par des tiges ou des fils traversant le corps des poupées et actionnés par les doigts des manipulateurs.

On appelle " may cùng ", " may ngang ", " may kim " l'animation au moyen des perches (littéralement machine dure, machine horizontale ou machine aiguille). Les perches sont des tiges de bambou de plusieurs mètres de long.

Lorsqu'on associe les fils à la perche, cette animation devient complexe (may sào phuc hop). A l'extrémité d'une perche de 2 m 50 à 3 m de long est fixé un flotteur en bois qui supporte la marionnette. Des fils traversant le flotteur sont attachés aux différentes parties de la marionnette, et le manipulateur fait avancer ou reculer la marionnette avec la perche, tandis que ses doigts actionnent les fils qui font mouvoir la tête et les bras de la marionnette. Les jambes sont fixes. Dans certains cas, le pantalon en coton ou en soie remplace les jambes - comme pour les sakhikundhei d'Orissa qui n'ont pas de jambes, et dont la jupe flottante cache la partie inférieure de la poupée. Dans ce cas, il s'agit d'une marionnette à perche et à fil. (...)

Pour d'autres cas comme le jeu de la balançoire, le numéro du drapeau ou de la grenouille, il faut fixer des pieux au-dessous de l'eau. Un mécanisme ingénieux est alors actionné par des fils tendus entre ces pieux et un clavier placé derrière l'écran en lamelles de bambou, devant les manipulateurs.

Les perches sont alors remplacées par un fil de fer central tendu entre plusieurs pieux, des coulisses jusqu'au bord extérieur de la scène, avec, aux deux côtés, d'autres fils de fer. Ce système d'animation, qui s'appelle may dày, may mêm ou may doc (littéralement mécanisme de cordes, machine molle ou machine longitudinale) permet aux manipulateurs d'actionner plusieurs marionnettes à la fois dans le défilé des troupes, la danse des immortelles, la danse de la licorne, et des animaux fabuleux, la bataille navale, l'offrande du bétel aux spectateurs. Les fils qui traversent les marionnettes peuvent être en cuivre, en soie, en lin et même en cheveux torsadés. Ils sont recouverts d'une couche de cire d'abeille qui les rend imperméables.

Les marionnettes sur eau sont donc des marionnettes à perche ou à perche associée à des tiges ou des fils, des marionnettes à clavier dont l'animation se fait à distance et au dessous de la surface de l'eau.

L'animation des rôi nuóc est un secret qui ne doit être révélé à personne. Dans une famille, il est transmis par le père au fils aîné qui, à son tour, peut le transmettre à un autre membre de la famille ou de la troupe. Il existe des circonstances où l'amour fraternel ou bien l'amour tout court ne compte pas lorsqu'il s'agit de préserver le secret d'une troupe. Un frère aîné, par exemple, peut refuser d'expliquer à son frère cadet le mécanisme d'une marionnette qu'il a inventé, si ce dernier est membre d'une autre troupe que la sienne. On raconte que deux jeunes gens n'ont pas pu se marier parce que le garçon étant le fils aîné du trùm (chef) de la troupe A, alors que la fille était membre de la troupe rivale B.

Les pieux et les fils sont installés d'avance au cours de la nuit qui précède le spectacle. Au village de N. C., un gardien n'a pas hésité à trancher au couteau la main d'un curieux qui voulait tâter en cachette un mécanisme d'animation. Dans le passé, on organisait souvent des compétitions, et chaque troupe cherchait à présenter des numéros inédits pour surprendre le jury qui manifestait sa satisfaction ou son admiration par des coups de tambour frappés par le président. La troupe dont le programme recueillait le plus grand nombre de coups de tambours était déclarée championne, et le retour triomphal était fêté par l'ensemble des villageois en liesse.

L'eau est l'élément fondamental, indispensable à une représentation de rôi nuoc. Elle soutient les marionnettes dont les plus grandes sont munies d'un flotteur. Elle reflète les personnages, mais aussi le ciel bleu, les arbres mouvants autour des mares ou des étangs, lieux habituels de représentation, et leur donne un caractère irréel et merveilleux.

Elle rend plus réelles les scènes de pêche, de batailles navales, ainsi que les évolutions d'animaux fabuleux comme le dragon ou la tortue crachant de l'eau, etc. L'eau amplifie les sons des tambours, des cymbales, des cliquettes, les bruits des pétards. Souvent, elle est calme et ressemble à un grand miroir. Elle peut représenter la terre ferme dans les scènes de labour, ou de fête villageoise. Mais elle peut devenir une rivière poissonneuse dans la scène de la pêche, ou un grand fleuve comme le Bach Dâng, témoin des grandes victoires navales. L'eau n'est pas un simple élément, un cadre dans lequel évoluent les personnages du rôi nuoc. Elle est personnage elle-même.

L'eau boueuse cache les perches, les fils, les pieux, les mécanismes ingénieux qui permettent la présentation de numéros provoquant la surprise : drapeaux qui sortent tout secs de l'eau boueuse ; défilé de soldats aux costumes rouges et bleus et qui tournent les uns à gauche, les autres à droite suivant la couleur de leurs habits, puis reviennent se mettre en rangs aux deux côtés de la scène ; jeune fille chevauchant un poisson pour apporter du bétel sur un plateau et l'offrir aux spectateurs à l'autre bout de l'étang.

L'eau facilite les mouvements et permet la manipulation à distance. Ainsi, aux trois types d'animation cités plus haut : animation inférieure, supérieure et postérieure, on devrait ajouter une quatrième animation, celle qui se fait à distance.

 

La scène et les coulisses

La scène se trouve en plein air, limitée par le plan d'eau d'une mare ou d'un étang de 15 mètres de long et de 10 mètres de large. (...) La scène peut être un lieu fixe (...), une construction en maçonnerie servant de fond. (...) Elle est de forme rectangulaire et se divise en trois pièces, celle du milieu étant plus large que les deux autres et surmontée de deux toits supportés par seize colonnes, quatre pour le toit supérieur, et douze pour le toit inférieur.

Le plancher des deux pièces latérales se trouve au-dessus de la surface de l'eau. On y dépose ou l'on y prépare les marionnettes. C'est aussi un lieu de repos pour les artistes manipulateurs et encore celui où se tiennent les musiciens. Le plancher de la pièce centrale descend sous l'eau en pente douce. Les manipulateurs s'y placent, les jambes, les bras et une partie du torse plongés dans l'eau, derrière un rideau de petites lamelles de bambou ; peint en rouge et orné de dessins représentant des animaux fabuleux, dragons ou phénix, il est suspendu au toit et descend jusqu'à la surface de l'étang. A travers les interstices, il est possible de voir la scène, les poupées et les spectateurs. Mais, de l'extérieur, on ne distingue que les silhouettes de ceux qui prêtent vie aux poupées de bois. Des chanteurs ont leur place à côté des manipulateurs et il est très rare que les marionnettistes parlent et chantent eux-mêmes.

L'endroit où les artistes se dissimulent pour manipuler les marionnettes s'appelle buông tro (chambre de représentation) ou nhà rôi (maison des marionnettes).

Souvent, les troupes de rôi nuoc doivent se produire dans des villages voisins. Elles ont alors leur buông tro en bambou tressé, de mêmes dimensions que celles du buông tro en maçonnerie décrit plus haut ; mais les coulisses sont divisées en deux salles au lieu de trois, une pour les accessoires et les musiciens, une pour les manipulateurs. Le toit, également en bambou tressé, est peint en rouge avec des traits blancs pour imiter la couleur et la forme des tuiles. (...)

 

Les artistes manipulateurs de marionnettes

En dehors des artistes de la troupe nationale des marionnettes, les manipulateurs de marionnettes sur eau n'ont jamais été des professionnels. Ce sont des paysans, agriculteurs qui, après la fin des travaux des champs, ou entre le repiquage des jeunes plantes de riz et la moisson, donnent des représentations de rôi nuoc pour les habitants du village. L'apprentissage consiste pour eux à faire partie d'une corporation, à regarder travailler les anciens, à les aider dans la sculpture, la peinture des marionnettes, dans l'installation de la " machinerie " avant le spectacle. Ils commencent ensuite à manipuler les modèles simples. L'habileté s'acquiert lentement car il n'y a pas de répétition, ou de transmission directe de maître à élève comme dans les autres arts du spectacle. L'observation attentive du travail des anciens, et l'imitation de leurs mouvements permettent aux nouveaux de s'initier à l'art difficile et complexe de la manipulation des rôi nuoc. A l'heure actuelle, cet art est enseigné à l'Institut des marionnettes. Mais, dans plusieurs corporations, le secret des numéros exceptionnels est encore bien gardé, et seul celui qui en a créé quelques-uns et les membres très proches de sa famille sont capables de les réaliser. Ces artistes qui ont acquis une extrême habileté manuelle n'ont jamais utilisé leur art comme gagne-pain. Leur principal métier a toujours été la culture du riz, la pêche ou l'artisanat. Le corps plongé dans l'eau, tout occupés à déplacer les perches ou à tirer les fils, les manipulateurs ne chantent ni ne déclament les textes des personnages. Les musiciens et les chanteurs, placés à côté d'eux, jouent des instruments de musique et prêtent leur voix aux personnages présentés. Les artistes sont généralement des hommes et la participation des femmes est très rare. Quelques-unes pourtant, commencent à faire la preuve de leur talent dans des représentations de rôi nuoc données par la Troupe centrale des marionnettes.

Les artistes et les amateurs de rôi nuoc d'un même village se groupaient en corporation (phuong hôi). Seuls les hommes étaient admis à en faire partie, car les femmes risquaient de divulguer les secrets de la corporation après leur éventuel mariage avec un garçon originaire d'un autre village.

Tous les ans, à l'occasion de la cérémonie commémorative des ancêtres ou des patrons de la corporation, ceux dont la candidature a été jugée favorable par les responsables devaient apporter du bétel et de l'alcool de riz comme offrandes, puis se présenter devant tous les membres de la corporation. L'admission devait être acquise à l'unanimité. Les nouveaux membres prêtaient alors le serment de garder les secrets et de payer les cotisations. Tous les membres n'apprenaient pas à manipuler les marionnettes. Beaucoup n'étaient que de simples sympathisants. Certaines corporations comptaient plus de cent membres dont 25 à 30 % seulement savaient manipuler les marionnettes.

A la tête de chaque phuong hôi, se trouvait le ông trùm (le chef) qui s'occupait de la fabrication et de la conservation des poupées, de la préparation aux spectacles, de la gestion des revenus (cotisation ou dons) ainsi que de l'examen des candidatures d'admission. (...) C'était en général le meilleur artiste de la corporation.

Les membres ne retiraient pratiquement aucun avantage matériel de leur présence au sein de la corporation, puisque les représentations des rôi nuoc n'étaient pas un spectacle payant. Mais les liens de solidarité entre membres étaient très forts et en cas de malheur, chacun pouvait compter sur une aide efficace de toute la communauté.

 

Le répertoire des mua roî nuoc

Dans son ouvrage très bien documenté sur le mua rôi nuoc, Tô Sanh a recensé les scènes et les pièces traditionnelles, puis les nouvelles créations (...). [1]

A chaque représentation, une troupe s'arrange pour présenter au minimum une vingtaine de numéros, au maximum une trentaine. Les plus populaires sont les suivants :


1) Dôt phao mo co (tirer les pétards et hisser les drapeaux)
Il s'agit d'un numéro assez court, présenté au début de chaque spectacle mais qui provoque toujours une surprise.
Aux sons du tambour et de la corne du buffle, Têu le meneur de jeu, des baguettes d'encens à la main, allume les pétards suspendus à une perche plantée au milieu de la mare. Les pétards crépitent et on voit jaillir de l'eau plusieurs drapeaux tout secs qui claquent au vent. Dans certains cas, les drapeaux se croisent deux par deux ; dans d'autres, les drapeaux sont hissés au sommet de mâts hauts de cinq mètres. Parfois, au même moment, s'ouvrent deux parasols cachés derrière le dos de deux éléphants placés aux deux extrémités de la scène.

2) Danh ca (la pêche)
Plusieurs poissons de taille différente nagent en tous sens. Les plus gros mesurent plus d'un mètre. Un ou deux pêcheurs arrivent avec des nasses et cherchent à les attraper. Ceux qui sont pris s'échappent parfois des nasses et sautent en l'air. On ne sait pas comment les poissons fixés à la perche peuvent ainsi faire des bonds et être rattrapés par les marionnettistes qui les ramènent dans les coulisses. (...)

3) Mua Têu
Têu est très populaire (...). Souvent, il apparaît au début du spectacle pour chanter le prologue, présenter le programme, annoncer les changements de scènes, commenter les travers des habitants sur un ton satirique, provoquer et taquiner les jeunes villageoises (...).

Il est le personnage le plus représentatif et le plus populaire des marionnettes sur eau du Vietnam, incarnant le sens de l'humour et l'optimisme du peuple vietnamien. Dans certains villages, on célèbre le culte de ce Têu dans les temples. (...)

4) Câu êch (pêche aux grenouilles)
Un pêcheur arrive, tenant sa canne (...). Une grenouille verte nage à la surface de l'eau, prend dans sa bouche une lentille d'eau, puis plonge. Tout en chantant, le pêcheur lance sa ligne dans la direction de la grenouille. Les spectateurs crient : “La grenouille a déjà mordu à l'appât. Tirez !”. Le pêcheur tire sa ligne ; à l'extrémité du fil, la grenouille, prise à l'hameçon, s'agite. Comment la grenouille peut-elle se détacher de la perche et de son support pour s'accrocher à l'extrémité du fil de la canne du pêcheur ? Comment peut-on cacher les fils destinés à faire bouger la grenouille lorsque, détachée de son support, elle continue à s'agiter ? De telles questions, qui restent sans réponse, donnent un grand intérêt à ce numéro. (...)

Les numéros présentés dans un programme sont interchangeables. Il n'y a pas d'ordre strict de succession. (...)

Les personnages du rôi nuoc

Le rôi nuóc a, comme personnages, les habitants du village : paysans conduisant les buffles aux champs, la charrue ou la pioche sur l'épaule, athlètes musclés participant à une compétition de lutte organisée à l'occasion d'une fête, pêcheurs à la ligne, pêcheurs à la nasse ou gardiens de canards, paysannes s'adonnant aux travaux des champs : repiquage, décorticage et blanchissage du riz au pilon, ou prenant part aux jeux populaires de l'escarpolette. A côté d'eux, on rencontre aussi des personnages historiques comme les deux soeurs Trung remportant à dos d'éléphants une brillante victoire sur Tô Dinh, Lê Loi debout dans une barque ornée de dragons et recevant l'épée divine offerte par le génie Tortue, ou monté à cheval et décapitant son adversaire Liêu Thang au cours d'une bataille acharnée ; ou encore le général Trân Hung Dao infligeant une grave défaite aux envahisseurs mongols lors de la bataille navale de Bach Dang, au XIIIe siècle.

Les personnages légendaires ou surnaturels sont rares : on ne les rencontre que dans les danses des immortelles ou dans celles des animaux fabuleux comme le dragon, la licorne, le phénix et la tortue.

Tous les personnages sont présentés avec des traits caractéristiques ou symboliques, chacun dans une situation particulière. Il n'y a pas place pour les états d'âme, ni pour l'expression de sentiments complexes. (...)

 

La musique

Les musiciens se placent à côté du " temple sur l'eau ", le grand tambour, trông cai ou dai cô, joue un rôle important. Non seulement il annonce le début du spectacle aux villageois, mais il souligne aussi les passages déclamés ou chantés, il accompagne les scènes de lutte, les scènes animées comme le défilé des troupes ou la danse de la licorne. Un tambour de bois, mo, et un petit gong, thanh la complètent les percussions. Les instruments mélodiques ne sont pas nécessaires.

Dans certains villages, il n'y avait que des percussions. La vièle à deux cordes (dàn nhi) et la flûte traversière en bambou (sáo tre) utilisées autrefois sont jugées insuffisantes à l'heure actuelle. Dans la troupe nationale des marionnettes de la R.S du Vietnam, l'ensemble instrumental est semblable à celui du hat chèo, théâtre populaire, et comporte plusieurs instruments : en plus des instruments déjà cités, la flûte droite (tiêu) et la cithare à 36 cordes frappées (tam thâp lue). Le répertoire des chants dans les pièces pour marionnettes sur eau est aussi très voisin de celui du hat chèo, théâtre populaire du Nord : déclamations, chants populaires, chant sap, sa lêch etc... Il comporte aussi des chants populaires de la région septentrionale du Vietnam, le chant de travail Vi, le chant alterné trông quân, ou le chant co la (l'aigrette plane).

 

Les textes littéraires

Dans un spectacle de marionnettes sur eau, l'aspect visuel est le plus important. La musique, comme les déclamations et les chants passent donc au second plan.

Pour chaque numéro, il existe souvent une présentation en vers, ou en prose rythmée, suivie des déclamations et des chants. Mais rares sont les textes dits en langue littéraire sino-vietnamienne. (...) Presque tous les textes sont en parler populaire, groupés en distiques d'hexasyllabes ou d'octosyllabes (...)

Il n'existe pas de texte pour une pièce avec plusieurs personnages, pour les rôi nuoc, car le public s'intéresse surtout à ce qu'il voit, alors que, dans un théâtre traditionnel, classique ou populaire, le public écoute autant qu'il regarde.

 

Origine du rôi nuoc

Nul ne pourrait prétendre égaler l'excellent ouvrage où Tô Sanh s'est efforcé de remonter aussi loin que possible dans la mémoire de ceux qui détiennent encore le secret des marionnettes (...). [2]

L'auteur, citant un texte écrit par Nguyen Công Bât, et gravé sur une stèle en pierre érigée en l'année Tân Suu, pendant la 2ème année de règne Thiên phù duê vu (1121) de la dynastie des Ly, pour glorifier le roi Ly Nhân Tông, a parlé de la création des " automates " : une grande tortue portant trois rochers sur son dos, nage doucement à la surface du fleuve , en crachant de l'eau, et un autre automate représentant un petit bonze qui fait sonner la cloche et sait se retourner au son de la flûte ou saluer en inclinant la tête à l'approche du souverain.

Tô Sanh ne s'est pas contenté de constater que, dans les archives de la bibliothèque nationale du Vietnam, on a signalé l'existence de ce texte difficilement déchiffrable. Il ne s'est pas découragé parce que les archéologues de l'Ecole française d'Extrême Orient, et même les archéologues japonais ont renoncé à étudier le contenu du texte gravé sur la pierre, et dont les caractères sont devenus presque illisibles à cause de l'érosion par le vent, la pluie et la poussière. II a préféré se rendre au village Doi, (...) et monter au sommet de la montagne Doi pour se rendre compte de l'état de la stèle. Les ravages du temps ont en effet en grande partie effacé les caractères gravés, ainsi que d'autres, gravés par-dessus. Mais Tô Sanh a obtenu du bonze supérieur du temple bouddhique Long Son l'autorisation de nettoyer la stèle de pierre qui se trouve devant le temple. L'eau de pluie étant à peine suffisante pour les besoins des bonzes, Tô Sanh a dû transporter lui-même de l'eau jusqu'au sommet de la montagne, et nettoyer patiemment la pierre. Avec une épingle de sûreté, il a enlevé la poussière qui s'était incrustée dans les caractères gravés depuis des siècles. Il l'a fait caractère par caractère, et il y en a 4306 ! Devant tant de patience, de persévérance et de détermination, la pierre a finalement accepté de livrer son secret à Tô Sanh, ainsi qu'aux lettrés, invités à déchiffrer ce texte. Les photographes ont pu fixer sur la pellicule, et les archéologues sur papier mâché, ces 4306 caractères.

Tô Sanh aura un jour l'occasion de publier intégralement ce texte écrit en caractères chinois et traduit par plusieurs lettrés. Mais déjà, des historiens ont consigné dans leurs travaux que cette stèle Sùng thiên diên linh apporte la preuve de l'existence des marionnettes sur eau, les rôi nuoc dont le spectacle a atteint un degré de perfection telle qu'il était jugé digne d'être présenté devant le Roi, et ce depuis 1121. (...)


Trân Van Khê
Extraits de Marionnettes sur eau du Vietnam, Maison des Cultures du Monde, Paris, 1991 (71 pages, 38 illustrations)















  1. [1] TO SANH, Nghê thuât mua rôi nuoc (l'art des marionnettes sur eau), Ha nôi, Nha xuât ban Van hoa, 1976
  2. [2] TO SANH, op. cit., pp. 42-58.