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Le Théâtre du Soleil crée une passerelle avec l’Ukraine – Joëlle Gayot

 

Ariane Mnouchkine organise un stage de théâtre, l’École nomade, à Kyiv, tandis que la Cartoucherie accueille les actrices de Dakh Daughters à Vincennes.

 

Ariane Mnouchkine, directrice du Théâtre du Soleil, a pris le large. Direction Kyiv. Une partie de sa troupe est restée à Paris pour accueillir Danse macabre, un spectacle ukrainien proposé par Vladislav Troïtskyi et le groupe Dakh Daughters, hébergés et accompagnés par Lucie Berelowitsch et l’équipe du CDN de Vire depuis le début de la guerre. Une nouvelle passerelle vient donc de se dresser de pays à pays. La metteuse en scène française dirige un stage de théâtre (l’Ecole nomade) dans une capitale sous tension pendant que les actrices de Dakh Daughters chantent au bois de Vincennes leurs vies bouleversées par l’agresseur russe.

Cette permutation géographique est hautement symbolique. Elle permet à l’art de se déployer au-delà des frontières. Vladimir Poutine « n’empêchera pas les artistes d’aller rejoindre leurs camarades là où ils se trouvent », affirme Ariane Mnouchkine, jointe à Kyiv. A la guerre culturelle que livre le président de la Fédération de Russie, cette même culture répond en refusant de déserter ses territoires légitimes. Elle occupe les plateaux, creusets d’utopies et d’imaginaires.

Dans la ville ukrainienne où ont convergé, depuis le 23 mars, une centaine d’élèves acteurs et de jeunes professionnels, la troupe du Soleil a investi « une sorte de petit opéra avec un foyer arrondi ». Les acteurs ont tendu des tissus colorés, récupéré çà et là tables, chaises, accessoires et ils se sont mis au travail. Pour leur patronne, agir était une évidence : « Je n’en pouvais plus de rester, bras ballants, à écouter les informations. Récolter de l’argent pour l’Ukraine ne suffisait plus. Nous étions tous dans un état d’impuissance, de frustration et de désolation. Il y a environ un mois, j’ai proposé à l’équipe de venir faire, sur place, ce que nous savons faire : une Ecole nomade. »

« Le poids d’une plume »

Sa tribu est rompue à l’exercice. L’Ecole a déjà vogué jusqu’au Chili, au Royaume-Uni, en Suède ou en Inde. En 2005, une compagnie afghane (le Théâtre Aftaab) est même née dans la foulée d’une session effectuée à Kaboul. Mais le séjour à Kyiv, au cœur d’un pays assailli par les bombes, sort de l’ordinaire. « Nous ne sommes pas sur le front et je ne vais pas, à mon âge, 84 ans, apprendre à manier un fusil pour me transformer en soldat, relativise notre interlocutrice. Bien d’autres gens agissent ici sans que personne ne le sache. » La présence du Soleil (et à travers lui celle de l’art) pèse, dit-elle, « le poids d’une plume ». Mais cette plume sert à écrire et elle aide à penser. Etre là, rappelle l’artiste, c’est le « b.a.-ba de la résistance ».

Pendant quinze jours, les participants de l’Ecole nomade vivront au rythme des improvisations, des chœurs et des masques : « Si on arrive à leur donner deux semaines de fête et de ravissement, ce sera déjà ça. » Dans un discours prononcé le 24 février lors d’un Forum Europe-Ukraine, Ariane Mnouckhine concluait son allocution par cet appel tranchant : « Pour gagner cette guerre culturelle que nous livre la Russie, il faut d’abord gagner la guerre. Tout court. Que cela nous plaise ou non. »

Ce n’est pas demain que cette combattante abdiquera devant les ennemis de la liberté. Ses armes sont la fiction, le jeu, la beauté. Elle les utilise plus et mieux que beaucoup. Faute de pouvoir se trouver ici et ailleurs en même temps, elle avoue un regret : ne pas assister à la Cartoucherie de Vincennes au spectacle des Dakh Daughters et au concert exceptionnel que donneront, le 26 mars à 17 h 30, la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton et son alter ego ukrainien, Aleksey Shadrin.

Joëlle Gayot,
Le Monde, 24 mars 2023