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Je suis d’abord un auteur de textes qui n’ont pas de nom

        Photo Sophie Bassouls

 

Qu’elle évoque sa mère, la psychanalyse, le théâtre avec Mnouchkine ou qu’elle défende la littérature, l’écrivain Hélène Cixous fait entendre une voix toujours singulière.

Incantatoire, prolifique, malicieuse, à vif. Depuis presque quarante ans, Hélène Cixous tisse une œuvre littéraire inclassable. Elle préfère le mot « indécidable ». à ne pas confondre avec indécise : Hélène Cixous avance sûrement, défrichant mémoire intime et mémoire collective avec la même obsession de la perte et de la dislocation. Polyglotte depuis son enfance en Algérie, entre un père d’origine espagnole et une mère juive allemande, c’est une guerrière à la voix douce qui n’a toujours eu qu’un leitmotiv : résister.

Résister aux modes, en imposant une écriture poétique toujours énigmatique et mouvante. Résister aux raideurs de l’histoire, avec un engagement féministe qui la poussa en 1974 à créer le Centre d’études féminines de l’université de Vincennes. Résister aux dérives du monde, en écrivant pour le Théâtre du Soleil des pièces engagées sur le scandale du sang contaminé (La Ville parjure), ou la douleur de l’exil (Le Dernier Caravansérail). Hélène Cixous parle comme elle écrit, sur un ton chantant et feutré, alliant l’anecdotique et l’essentiel, pour suivre les soubresauts d’une réflexion en perpétuel mouvement. Son « sansbruit » tonne.

Vos livres parlent souvent de la mort. Votre premier deuil fut celui de votre père. Dans Osnabrück (1), vous avez même écrit : « Je viens d’un mourir, je viens du mourir de mon père... »

J’ai perdu mon père à 10 ans. Il y eut un fracas, un éclair. Brusquement, le monde avait disparu. Je ne savais plus où mettre les pieds. C’est ce qui est effrayant avec la mort d’un être cher. En disparaissant, cette personne qui est logée en vous, dans vos poumons, dans votre crâne, emporte le monde avec elle. Heureusement et malheureusement, la vie se reconstitue, surtout quand on est jeune, de même que les tissus du corps humain se régénèrent. La douleur reste toujours vive, mais elle devient une compagne, on vit avec elle. On lui parle et elle vous parle. Par la suite, cette douleur se répétera plusieurs fois, comme si c’était la première fois. Ce qui est terrifiant, c’est qu’on peut perdre LE monde (il n’y en a qu’un) plusieurs fois. Notre finitude, c’est ça : plus d’une mort dans la vie.

Votre acuité extrême à la mort est-elle toujours en activité, ou est-ce l’écriture qui la ravive ?

Je crois qu’elle ne dort jamais. L’écriture non plus. Je ne suis pas hantée par la mort, j’en suis traversée. Je suis le lieu d’un combat entre la vie et la mort. Au centre de cette scène, il y a ma mère, une géante de la vie, ce que je ne suis pas. Je m’effondre. Elle va au supermarché. Elle a une façon concrète d’accepter le destin, qui lui a toujours été bénéfique, puisqu’elle est encore là, avec ses 96 ans dans son sac à dos. Elle n’a pourtant pas manqué d’épreuves. Elle a survécu au nazisme, une large partie de sa famille ayant été déportée. Elle a eu l’inspiration, toute jeune, de quitter l’Allemagne hitlérienne. Elle perd son mari. Réinventant une forme de vie, elle devient sage-femme en Algérie. Ensuite, elle en est expulsée en vingt-quatre heures. Elle perd un deuxième pays... Elle recommence en France ! Elle a une force d’obéissance à une loi mystérieuse qui lui assure la survie. Elle me prévient calmement de sa fin, mais jamais sur un mode pathétique. Elle me donne des instructions, comme elle me donnerait une recette pour faire cuire le poisson. Aussitôt, mes oreilles se ferment, je sombre dans une douleur prémonitoire qu’elle n’a pas. Elle se fait du souci pour moi. Qui va me préparer les haricots verts ?

Vous définissez le titre de votre dernier livre, Hyperrêve, comme un état dans lequel on finit par trouver une réponse à la mort. Comment parvient-on à cet état ?

Je ne sais pas s’il y a un moyen conscient, maîtrisable. C’est un état de méditation active, d’invocation, d’appel. Cela n’a rien à voir avec une pratique magique. Je ne crois pas au travail de deuil dont parle la psychanalyse. On ne doit pas enterrer, on doit retenir l’être qui est parti. Il m’arrive de retrouver mon père en rêve. Le rêve ne connaît pas la contradiction. Il me dit : « Oui, ton père est mort, mais il est vivant aussi puisque tu le vois. Il est vivant tout le temps que va durer cette vie accordée. » J’éprouve alors une joie folle, mélangée à un intense chagrin. En général, on oppose tristesse ou joie, mémoire ou oubli, vie ou mort. Alors que le plus fort de nos expériences psychiques se passe là où les contraires se mélangent. Lorsque Jacques Derrida a fait ce pas dans l’au-delà en 2004, l’état d’urgence de la pensée s’est déclaré en moi. Il s’est produit des phénomènes de revenance d’une qualité singulière. On ne peut pas vaincre la mort, mais on peut en déjouer la version terminale, d’effacement total. Ce qui est accordé à tout être humain qui veut bien la recevoir, c’est l’intermittence. C’est comme si les morts avaient des permissions brèves à l’intérieur de nous. Cela demande une énergie surimpossible d’imaginer l’inimaginable pour aller au-delà de l’au-delà. Il faut rester réceptif aux signes, puissamment vouloir.

Le philosophe Jacques Derrida a beaucoup écrit avec vous, et sur vous. Que vous a-t-il appris sur votre écriture ?

Il me l’a accordée. Avec une générosité unique au monde. Il a été mon premier lecteur. Il a conté l’effroi qu’il a éprouvé devant mes premiers textes, qu’il appelait « olni », objets littéraires non identifiés, et il m’a prédit que j’allais me faire casser la figure. Sa peur ne m’a pas fait peur parce que c’était une peur de reconnaissance, d’acquiescement. Sa confiance m’a épargné ces moments où j’aurais pu trembler, à force de recevoir des discours censurants. Il m’a sauvée d’un grand danger : l’intériorisation de la censure. Il m’a donné la force de faire face.

La première fois que vous l’avez rencontré, vous ne lui avez pourtant pas fait face, puisqu’il était de dos. Comment ce dos a-t-il pu changer le cours de votre vie ?

Ce dos était une voix. J’avais 18 ans, je venais d’arriver en France. J’étais vraiment dans l’enfer, dans le chaos absolu. Par hasard, je suis entrée dans un amphithéâtre de la Sorbonne, où quelqu’un que je ne connaissais pas, Jacques Derrida, était assis de dos, en train de passer l’oral de l’agrégation de philosophie. Il se trouve que le sujet était « la pensée de la mort », qui m’occupait entièrement depuis la disparition de mon père. Ce que disait la voix me paraissait être LA voie dont je voulais qu’elle soit perpétuelle. C’était mon langage, c’était mon monde. Le fait de « nonvoir » Jacques Derrida fut absolument déterminant, dans la mesure où c’était une forme de présence abstraite. Rien ne pouvait faire obstacle entre son discours et la réception que je pouvais en avoir, puisque cette voix incarnée, pensante, n’était pas quelqu’un de précis. Le nonvoir est une façon autre de voir. Pour moi, qui suis une aveugle de nature, c’est essentiel. Je suis quelqu’un qui entend. Plus tard, Jacques Derrida s’est mis à raconter cette histoire, alors qu’il n’y avait pas assisté. Il a donc raconté une scène où lui aussi avait été aveugle. C’est une scène primitive par excellence, qui a marqué tout le tissage du rapport entre nous. Un rapport de confiance absolue, d’amitié illimitée, qui passait principalement par la voix, par le texte. On s’est fait confiance les yeux fermés !

Lorsque vous écrivez, vous arrive-t-il de vous laisser emporter par l’ivresse des mots au point d’être dépassée par la pensée ?

Il arrive à ma pensée de penser plus loin qu’elle-même, à l’aide des mots. Mais sans pensée, les mots ne sont rien. L’écriture puise au réservoir bouillonnant des langues. Pour écrire, il faut avoir une langue qui a des langues. Il se trouve que j’ai été dotée dans mon enfance de langues au pluriel. J’ai eu ça dans la bouche, dans l’oreille, dans le corps. La pensée ne peut aller plus loin qu’elle-même que si on lui fournit le plus vite possible les mots qui vont lui permettre de traduire ce qui est d’abord perçu comme une lumière lointaine.

Vos textes sont pleins de digressions. Est-ce une façon de suivre le cheminement de la pensée ou de la canaliser ?

La pensée a ses rythmes, qui sont commandés par les escalades qu’elle est amenée à faire. Tantôt on procède par bonds, on saute sur une idée, par phrases courtes ; tantôt on est obligé de descendre ou de monter, à la façon de Dante faisant le tour d’une montagne. Il y a des lacets, on est épuisé. La pensée trace elle-même son rythme, étire ses fils. Ce qu’on apprend à faire, c’est à ne pas résister, à ne pas être un juge arbitraire disant « on doit écrire comme ci et pas comme ça ». Il n’y a pas de loi. C’est la raison pour laquelle j’invente parfois des mots. Ainsi, dans Or (1), je fais apparaître un mot composé : « oublire ». Pour moi, lire et oublier vont ensemble. Je peux lire vingt-cinq fois Le Joueur, de Dostoïevski. Non que je sois amnésique. A chaque lecture, je trouve la même chose et autre chose, le temps la change. Pourquoi parler de lire, alors que c’est oublire ?

Est-ce un clin d’œil au psychanalyste Jacques Lacan, grand déconstructeur du langage ? Il y a quelque chose de très lacanien dans votre amour du jeu de mots...

On utilise inconsidérément le mot « lacanien », comme si Lacan avait inventé un procédé dont il n’est qu’un fin utilisateur. Je préférerais que vous disiez que je suis shakespearienne, ou joycienne, cela serait beaucoup plus proche de ma réalité. La littérature anglaise, la plus grande, celle de l’époque de Shakespeare, joue avec les mots. Il suffit de lire John Donne, un immense poète anglais du XVIIe siècle. Comme tous les poètes métaphysiques, il fait travailler les mots. A commencer par son propre nom, Donne, qui fait entendre à la fois « fait », « mort », « foutu », « cuit ». On attribue souvent à la psychanalyse ce qu’elle aura emprunté à la littérature. Freud lui-même l’a dit : la littérature est la voie royale de la psychanalyse. Le mot « inconscient » vit dans Proust ou Balzac. J’aime lire des ouvrages de psychanalyse, ce sont d’admirables romans. Pour moi, la psychanalyse a une importance immense, comme Homère et la Bible, mais elle n’est pas le tabouret sur lequel je suis montée. J’insiste parce que je suis une habitante de la littérature, dont je veux défendre la puissance et la nécessité. Les textes littéraires dignes de ce nom ont en leur secret toute la philosophie et donc la psychanalyse. Mais il faut savoir les lire. Aujourd’hui, la littérature est menacée d’exil, marginalisée par la marchandisation du livre, à laquelle se sont rangées la plupart des maisons d’édition. On ne publie pas un livre qui « ne se vend pas », qui demande un effort, mais un livre assurément déjà lu, vendu, cuit... Je ne crois pas pourtant qu’elle va disparaître. L’humanité aura toujours besoin du souffle poétique. C’est notre bien commun. Mondial, mais minoritaire. A la fois très puissant et très fragile.

Comment vous partagez-vous entre l’écriture théâtrale et l’écriture de romans ?

Je suis d’abord un auteur de textes qui n’ont pas de nom... Ariane Mnouchkine m’a demandé d’écrire pour le Théâtre du Soleil, en 1981. Tout en me disant que c’était au-dessus de mes forces, j’ai essayé. C’est pour moi extrêmement difficile. Le genre Ariane est à la fois classique et moderne. Classique dans la mesure où c’est un théâtre à personnages, mais pas nécessairement à texte. Moderne dans la forme, ou plutôt sans âge. Pour moi, c’est un

déplacement de ce qui m’est le plus naturel : l’écriture philosophique poétique. Sans la grande aventure du Théâtre du Soleil, je ne le ferais pas. J’irais vers ce qui me cause moins de tourment. Quand j’écris des textes de mon espèce, de mon essence, de mon encre, je n’ai pas de souffrance. C’est un exercice de dépassement permanent, mais je n’ai pas le sentiment que je vais me tromper, que je me suis égarée. Ce qui peut m’arriver quand j’écris pour le théâtre. Ces deux fleuves confluent en moi, dans une région que je ne connais pas. Il se peut que la mise en scène très théâtrale de ma mère dans mes livres soit liée à mon expérience de théâtre directe avec Ariane Mnouchkine.

En quoi vous complétez-vous toutes les deux ?

Par des différences gigantesques ! Elle ne séjourne pas sur le territoire de la fiction et de la philosophie qui est le mien. A partir de mon bord, je peux lui dire des phrases, la faire rêver sur des figures qui viennent d’un autre monde. On s’adjoint par un rêve commun qui est esthétique, éthique et politique. Il y a bien des choses que j’ai apprises avec elle : le théâtre a des lois, elle les découvre. Quand elle dit : « Le petit pour le grand », c’est vrai. Je le vérifie dans la fiction : il faut passer par le détail pour atteindre l’universel, l’« uniqueversel ». Quand elle médite un spectacle, on se retrouve et on parle pendant des heures. Je lui donne du texte, beaucoup, et ensuite ce texte reste ou disparaît. Cela ne me gêne pas. C’est Ariane qui décide, parce que c’est son monde, c’est sa troupe, c’est son rêve. Ça part toujours d’elle, et c’est toujours en train de partir, dans un temps éternellement extensible. Parfois, elle me dit : « Je crois que c’est le dernier spectacle ». Moi, je ne le crois pas...

Vous avez l’art unique de conjuguer un sens aigu du monde qui vous entoure et une propension à l’introspection. En général, quand l’un est développé, l’autre est atrophié...

Ce double mouvement est surdéterminé par mon histoire personnelle. Je suis née à Oran, en 1937, dans une période tellement troublée, tellement cruelle, tellement violente, que la première vision que j’ai eue du monde était une vision de guerres. C’est ineffaçable. Je pense que le monde est un monde de guerres, qui fait la guerre et qui se la fait. En même temps, j’ai un souvenir radieux de ma petite enfance. Cela provenait du tout petit cosmos de mes parents, un monde qui chantait, qui parlait. Pour moi, la combinaison des contraires a tout de suite été là. Je suis solidaire et en même temps je me protège du dehors parce que je n’ai aucune illusion. Je ne crois pas à la bonté de l’homme, je crois à ses besoins. De détruire et de sauver. Ces besoins passent par l’art. Je me sens de la tribu de ceux que Kafka appelait les veilleurs. Mais les gardiens doivent se garder aussi. J’essaie de faire ce qu’il faut pour ça. Je pars l’été, je me replie complètement pendant deux mois. Je ne parle qu’aux chats, à ma mère, aux arbres. Je ne regarde pas la télévision, j’écoute la musique, le vent et les voix, c’est tout. Sans ça, je crois que je ne pourrais pas survivre.

Propos recueillis par Marine Landrot Pour Télérama.

Publié le 13/01/07 mis à jour le 15/07/20.

 

(1) Editions des Femmes.