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Portrait de Molière par Ariane Mnouchkine

Philippe Caubère (Molière) © Michèle laurent

 

Samedi matin, les comédiens du Théâtre du Soleil s'attèlent aux dernières représentations du Dernier Caravansérail (Odyssées). On s'affaire ans les anciens entrepôts de la Cartoucherie. Thé et pain chaud dans la cuisine, instant de répit : Ariane accepte, 27 ans après le tournage de son film Molière, d'évoquer librement les différents figures du maestro, enfant du théâtre forain, homme de cour, de troupe  et de combats. 

L'enfant du théâtre forain

Molière a tout appris dans la rue, dans la cité. Il s'est nourri de théâtre populaire, de l'art des bateleurs, des forains et des vendeurs de poudre de perlimpinpin. C'est au contact de cette culture de caractère antique, inscrite dans les corps, dans les forces et dans la vie, que Jean-Baptiste Poquelin est devenu Molière, beaucoup plus que la fréquentation de l'Université. Cette thèse est probablement discutable. le film Molière a d'ailleurs déplu à certains commentateurs pour cette raison précise. Parce que ce n'est pas le génie qui m'interessait, mais l'homme dans son siècle, l'acteur, qui par la joie du théâtre, se met à écrire du théâtre, et devient le témoin privilégié de ce XVIIIème siècle sauvage et raffiné ; ce que voit l'enfant Molière dans les rues de Paris détermine aussi le destin du plus grand homme de théâtre français. 

L'homme de cour 

Deux époques se distinguent vraiment dans la vie de Molière : celle de l'enfance, du départ de Paris, du voyage dans le royaume de France, les années d'apprentissage, et celle de la reconnaissance de l'artiste et de ses rapports avec la Cour. Molière est-il vraiment devenu un homme de la Cour ? Il a dû effectivement en passer par la cour pour que sa troupe vive et survive, mais cela n'a jamais fait de lui un courtisan. On ne peut pas jeter aujourd'hui sur ce siècle et sur les rappports de Molière avec le Roi un regard anachronique, un jugement d'aujourd'hui. Même s'il n'est pas question d'accepter ce qu'une époque recèle d'inacceptable, quand on réalise un film d'époque tel que Molière, un jugement du XXème siècle sur le XVIIème siècle est absurde. On sait d'ailleurs qu'au XVIIème siècle, des écrivains, des scientifiques, des philosophes, comme Descartes, ou des artistes s'insurgeaient contre l'intolérable de leur temps, Molière en tête !

L'homme de combat

Et Molière prend des coups, il dit des choses que la Cour ne veut pas entendre, ou que le Roi ne peut pas politiquement admettre. Je n'avais pas mesuré le courage qu'il fallait pour écrire et monter Tartuffe. Je n'ai mesuré qu'une parcelle de ce courage, en montant la pièce, quand des gens sont venus nous prévenir que l'on pouvait avoir des ennuis avec ce spectacle... Vous imaginez alors combien les acteurs, à l'époque, ont dû trembler ! Molière est dans l'oeil du cyclone, mais il continue à taper à bras raccourcis sur les travers de son époque, et de cette Cour fastueuse et hypocrite, qui devient son lieu de travail, son territoire d'enquête et d'inspiration. Il sait, quand il joue ses propres pièces, qu'il va rencontrer dans l'assistance les personnes dont il vient de se moquer ou dont il a révélé le danger qu'ils représentent. On peut lui faire la peau tous les soirs. Et quand le Roi passe, il plie l'échine, comme tout le monde, car il a les moeurs de son temps, mais son outil, l'écriture, reste acérée et subversive. Son courage extrême fait de lui le saint-patron des gens de théâtre. Molière ne peut pas se payer les provocations enfantines que nous pouvons nous permettre aujourd'hui. Lui, il risque à chaque instant la prison, la ruine, la déchéance. mais il continue, il écope de tout, parfois même il se trompe d'amis, et Lully le trahit. Molière ne veut que les moyens de faire ce qu'il a à faire. Il veut nourrir sa troupe. Il aime la gloire, mais sa seule ambition est d'être "un éclairant". Il sait que le théâtre doit faire de la subversion, de la pédagogie, de l'enquête et des révélations. 

L'homme de troupe

Molière c'est un homme, un homme bon et généreux d'ailleurs. Ce n'est pas un surhomme. C'est un très très grand homme de théâtre, mais ce n'est pas Eschyle, ce n'est pas Shakespeare. Eschyle a inventé le théâtre, Shakespeare l'a réinventé. Molière est un acteur, un chef de troupe, quelqu'un avec qui je me sens en fraternité, un homme de son temps. Il évoque les problèmes de la société, et les moque. Son œuvre n'est pas métaphysique. Il s'attaque aux dévots, et après avoir maltraité les femmes dans quelques pièces, ouvre les yeux sur leur sort. Il vit au sein même de l'hypocrisie et du calcul, mais il n'y succombe jamais. Mieux encore, il les combat. Ses acteurs auraient aimé qu'il soit un peu plus souple... Mais Molière a toujourd fait en sorte qu'il y ait du pain pour les gens qui travaillent avec lui. On conçoit rarement aujourd'hui l'aventure théâtrale comme l'aventure d'une troupe, alors qu'au XVIIème siècle, on ne peut concevoir les choses autrement. On ne travaille qu'avec une troupe, avec tout ce que cela peut représenter d'"auto-dévorateur". Molère, en tant qu'homme de troupe, n'a rien d'original. Il est original dans sa façon de former sa troupe, dans la France entière, dans ses régions les plus démunies, et dans son combat pour la préserver malgré toutes les difficultés qu'il rencontre. 

Le maître

Réaliser Molière me permettait de me rappeler et de rappeler aux acteurs à quelle lignée nous appartenions. Même le dernier des amateurs appartient à une histoire, à une lignée. Dès que l'on se met à peindre, pae exemple, on s'inscrit dans l'histoire de la peinture, même mauvaise. On ne peut pas faire du théâtre sans envisager l'histoire du théâtre. Si Molère, Copeau, Dullin, ou Jouvet n'avaient pas existé, je n'aurais moi-même jamais fait de théâtre. Ils sont les défricheurs, ils sont les grands savants. On leur doit les grandes découvertes. les savants qui viennent après eux poursuivent d'autres recherches... Tartuffe permet encore de s'attaquer au fanatisme aujourd'hui, même si la religion et les lieux ont changé. Je pense que l'aventure du Théâtre du Soleil s'inscrit dans cette lignée. Mon ancêtre, celui que je peux nommer sans me sentir ridicule, c'est Molière, qui lui-même s'inscrit dans l'histoire et dans la politique de son temps. 

L'honnête homme

Molière a été à la fois beau et mal aimé, riche et en difficulté. Même calomnié, il n'a jamais répondu bassement, il ne s'est jamais abaissé au niveau des attaques ordurières de ses adversaires. Molière est un gentilhomme qui ne porte pas d'épée. Il était d'une santé très fragile, l'imbécilité de ses advresaires le rendait malade et aurait pu le tuer, il devait pleurer souvent, mais il gardait une fois indestructible dans le pouvoir du théâtre, telle que nous devons la conserver aujourd'hui. Travailler sur les textes de Molière est indispensable, c'est aller contre l'ignorance et le despostisme.

Molière et Chaplin

Quand on regarde le visage de Molière, on est frappé par sa beauté. D'après ce que l'on sait, Molière était un acteur inouï, comme Chaplin. Chaplin a eu probablement une vie plus heureuse que Molière, mais il a, lui aussi, la Cour - Hollywood - et les menaces - le maccarthysme. Lui aussi - injurié, calomnié-, lui aussi - la troupe - au cinéma, par sa fidélité aux mêmes techniciens, aux mêmes équipes.

 

Propos recueillis par Pierre Notte pour la revue Théâtres à l'occasion de la sortie DVD du film en 2004.